La sauvegarde maritime

Dossier : Marine nationaleMagazine N°596 Juin/Juillet 2004Par Christian GIRARD

La chute du mur de Berlin a con­duit à rechercher les ” div­i­den­des de la paix “. L’at­taque aéri­enne sur New York, douze ans après, et le 11 mars 2004 à Madrid rap­pel­lent une vérité sim­ple : la guerre est éter­nelle, il faut plus que jamais se protéger.

De fait, la mis­sion de pro­tec­tion est per­ma­nente pour les armées mais son impor­tance rel­a­tive, comme celle des autres mis­sions stratégiques, varie en fonc­tion des cir­con­stances géopolitiques.

Occu­per et domin­er l’e­space inter­na­tion­al que con­stitue la mer est néces­saire à l’ac­com­plisse­ment de deux grandes mis­sions symétriques de la marine : défendre le ter­ri­toire et les intérêts nationaux ou inter­venir dans les espaces de sou­veraineté étrangers, par­ti­c­ulière­ment à terre.

C’est bien le côté défen­sif qui nous intéresse ici. La défense des côtes de la fin du XIXe siè­cle avait été oubliée, elle reprend une jeunesse et une actu­al­ité par­ti­c­ulières sous la forme de la sauve­g­arde mar­itime. Mais c’est une défense dans la pro­fondeur qui inclut les mis­sions tra­di­tion­nelles de la marine : sec­ours en mer, hydro­gra­phie, sou­tien à la police des pêches.

Sémaphore de La Hague.

Sémaphore de La Hague. MARINE NATIONALE

À la men­ace mil­i­taire que représen­taient les forces sovié­tiques durant la guerre froide se sont sub­sti­tués des men­aces et des risques au car­ac­tère com­pos­ite con­tre les intérêts mar­itimes, sécu­ri­taires et économiques de notre pays.

Naufrage du Prestige.
 
Naufrage du Prestige. Traitement pollution
 
Naufrage du Prestige. Traitement pollution
Naufrage du Pres­tige. MARINE NATIONALE

Il s’ag­it d’abord de men­aces con­tre l’en­vi­ron­nement, con­séquences du poten­tiel de cat­a­stro­phe écologique et économique des trans­ports par voie mar­itime. Il s’ag­it ensuite de toutes les formes de trafics que l’u­til­i­sa­tion incon­trôlée de la lib­erté des mers autorise : trans­ports illicites de migrants, traf­ic de stupé­fi­ants, pil­lage des ressources halieu­tiques des zones économiques, pira­terie et ter­ror­isme, pro­liféra­tion. Ces men­aces et ces risques ne sont que les man­i­fes­ta­tions néga­tives sur la mer de la mon­di­al­i­sa­tion en route. Ils mon­trent les voies et les moyens par lesquels les grands phénomènes mon­di­aux d’in­ter­dépen­dance influ­ent sur notre corps économique et social en util­isant la mer.

Ce con­stat élaboré tout au long des années qua­tre-vingt-dix, incon­testable depuis 2001, a con­duit la marine à pro­pos­er et à met­tre en œuvre le con­cept de sauve­g­arde mar­itime, aus­sitôt con­sid­éré avec beau­coup d’in­térêt par l’é­tat-major des armées, et les autres armées, car il répond à une prob­lé­ma­tique qui n’est pas spé­ci­fique au milieu maritime.

Elle traduit la pri­mauté et la per­ma­nence de la mis­sion de défense de son ter­ri­toire pour une nation et y répond de façon moderne.

La prob­lé­ma­tique des fron­tières entre espaces de sou­veraineté est au cœur de dif­fi­cultés que con­naît l’É­tat aujour­d’hui. Les fron­tières ne sont plus seule­ment des lim­ites géo­graphiques entre espaces de com­pé­tences juri­dic­tion­nelles et admin­is­tra­tives déter­minées par le milieu géo­graphique ou l’His­toire. Elles s’estom­pent dans des domaines fonc­tion­nels comme les com­mu­ni­ca­tions, le droit et les règle­ments inter­na­tionaux, les mou­ve­ments de cap­i­taux qui devi­en­nent des espaces de tran­si­tion dans lesquels les normes sont à définir et les lim­ites géo­graphiques elles-mêmes de plus en plus incertaines.

En même temps les dif­férents min­istères his­torique­ment liés au ter­ri­toire nation­al voient leur champ d’in­ter­ven­tion élar­gi au loin en mer, sans lim­i­ta­tion géo­graphique définie. Ils peu­vent être con­cernés par une action mar­itime en cours n’im­porte où en mer, si l’ac­tion con­cerne leur champ de com­pé­tence fonc­tion­nelle, ain­si de la douane dans la lutte con­tre le traf­ic de stupé­fi­ants, de la police nationale dans la lutte con­tre l’im­mi­gra­tion illicite.

Ce con­stat rap­pelle qu’aux ter­mes de l’or­don­nance de 1959 la Défense est glob­ale. Cette notion, inspirée par l’ex­péri­ence des guer­res du XXe siè­cle, avait elle aus­si été quelque peu oubliée. Elle demeure par­faite­ment per­ti­nente dans le nou­veau con­texte géostratégique.

Mais à une men­ace com­pos­ite et éten­due dans l’e­space, et avec des moyens réduits, il faut une réponse compacte.

D’où l’idée de répon­dre par le même con­cept d’emploi des forces aux mis­sions spé­ci­fique­ment mil­i­taires de défense mar­itime du ter­ri­toire, de présence et de sur­veil­lance dans les approches mar­itimes du ter­ri­toire nation­al, et aux mis­sions de ser­vice pub­lic rem­plies au titre de l’ac­tion de l’É­tat en mer, sans préjuger de l’au­torité min­istérielle cen­trale en charge de l’opération.

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L’or­gan­i­sa­tion de l’ac­tion de l’É­tat en mer est placée sous l’au­torité directe du Pre­mier min­istre. Les prin­ci­pales ori­en­ta­tions sont décidées en Comité inter­min­istériel. La volon­té poli­tique de ren­forcer les autorités inter­min­istérielles, les struc­tures et les moyens con­sacrés à cette poli­tique a été traduite dans les déci­sions des comités de 2003 et 2004.

Les respon­s­abil­ités et les pou­voirs des préfets mar­itimes ont été ren­for­cés. Un sché­ma directeur des moyens de l’ac­tion de l’É­tat en mer est en cours d’élaboration.

Découpage du Tricolor.
Découpage du Tri­col­or. MARINE NATIONALE-MTS PLANCHAIS

La Marine, mais aus­si le com­man­de­ment inter­ar­mées par­ti­c­ulière­ment out­re-mer, s’in­scrivent dans cette démarche en four­nissant les struc­tures de sou­tien opéra­tionnel néces­saires à la con­duite de l’ac­tion1 et en four­nissant des capac­ités mil­i­taires majeures.

Les préfets mar­itimes, et les com­man­dants de la marine out­re-mer, sont par ailleurs com­man­dants de zone mar­itimes, com­man­dants ou adjoints de com­man­dant de zone inter­ar­mées de respon­s­abil­ité et exer­cent à ces titres une fonc­tion de direc­tion des opéra­tions pour les mis­sions per­ma­nentes et les moyens militaires.

Dès lors la syn­ergie des moyens entre les mis­sions mil­i­taires et les mis­sions générales de l’É­tat en mer peut être assurée par une struc­ture de com­man­de­ment qui pos­sède per­ma­nence et une effi­cac­ité basée sur une excel­lente con­nais­sance du milieu et de l’emploi des moyens.

Une pos­ture per­ma­nente de sauve­g­arde est par ailleurs définie. C’est un dis­posi­tif de sur­veil­lance et d’in­ter­ven­tion établi selon un régime de disponi­bil­ité immé­di­ate ou d’alerte, adap­té aux circonstances.

Le sché­ma directeur a pour but de prévoir le renou­velle­ment et le ren­force­ment des moyens, respon­s­abil­ité qui reste à la charge des dif­férents min­istères con­cernés et pour une part majeure à celle de la marine. Enfin la con­duite de l’ac­tion appelle comme toute action opéra­tionnelle une base de ren­seigne­ment dit d’in­térêt mar­itime, qui ne recou­vre pas exacte­ment et dépasse le ren­seigne­ment militaire.

Le cargo Monika, intercepté par la Marine nationale
Le car­go Moni­ka3. MARINE NATIONALE

La sauve­g­arde, con­cept et moyens mis en œuvre par la marine, s’in­scrit donc dans la poli­tique glob­ale de sécu­rité que souhaite le gouvernement.

Cette réponse est prag­ma­tique. Elle tient compte de la qual­ité des moyens qui ne peu­vent pour la plu­part être con­sacrés à une mis­sion exclu­sive et qui pos­sè­dent la qual­ité fon­da­men­tale de représen­ter l’É­tat là où ils se trou­vent, et d’ex­ercer pour lui de façon per­ma­nente la vig­i­lance préal­able à toute appré­ci­a­tion des sit­u­a­tions qui peu­vent se dévelop­per. Elle tient compte égale­ment des organ­i­sa­tions exis­tantes qui ont fait leurs preuves. Elle est aus­si nova­trice parce qu’elle procède d’une analyse géos­tratégique adap­tée à l’évo­lu­tion rapi­de et récente de l’en­vi­ron­nement international.

Elle dépasse la solu­tion sou­vent trop vite avancée de la garde-côtes nationale ou européenne, dont la com­plex­ité, les coûts de con­sti­tu­tion et de fonc­tion­nement, et les con­séquences sur les admin­is­tra­tions con­cernées ne sont pas perçus par ses propagandistes.

Est-ce à dire que la sauve­g­arde résout tous les prob­lèmes ? Elle per­met sans doute de se con­sacr­er aux vraies difficultés.

L’ac­tion ne peut être effi­cace, notam­ment face au ter­ror­isme et à la pro­liféra­tion, qu’au tra­vers de coopéra­tions internationales.

Cepen­dant les organ­i­sa­tions et les bases juridiques des États sont extrême­ment divers­es et sou­vent incom­pat­i­bles. Ain­si la Con­sti­tu­tion alle­mande inter­dit-elle à la Bun­des­ma­rine de con­duire des mis­sions de police ce qui empêche pra­tique­ment toute coopéra­tion avec elle dans ce domaine.

Au-delà des dif­fi­cultés tech­niques, la com­pat­i­bil­ité des appré­ci­a­tions poli­tiques nationales est fon­da­men­tale. Les pays européens se con­sid­èrent en paix, bien que men­acés, et souhait­ent se con­former à des procé­dures et des règles juridiques con­formes à cette appré­ci­a­tion. Aucun régime d’ex­cep­tion aux droits inter­na­tion­al et nationaux du temps de paix n’est accep­té. Telle n’est pas la vision améri­caine qui a une approche exten­sive de la légitime défense priv­ilé­giant l’emploi de l’outil mil­i­taire dans un con­texte proche du temps de guerre.

Pour­tant la coopéra­tion se développe soit au tra­vers de négo­ci­a­tions diplo­ma­tiques dont le but est la créa­tion des instru­ments juridiques inter­na­tionaux, soit en mer comme au tra­vers de l’ini­tia­tive améri­caine con­tre la pro­liféra­tion, soit directe­ment dans l’ac­tion mil­i­taire comme dans l’opéra­tion ” lib­erté immuable ” dans l’océan Indi­en qui se pour­suit depuis la chute des tal­iban en Afghanistan.

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La marine agit dans ces dif­férents cadres. L’im­por­tant est qu’elle soit présente et effi­cace dans la défense des intérêts de l’É­tat, que ce soit dans les opéra­tions pure­ment mil­i­taires à longue dis­tance du ter­ri­toire nation­al ou dans le cadre des mis­sions de sauve­g­arde recou­vrant celles de l’ac­tion de l’É­tat en mer, a pri­ori mais pas exclu­sive­ment con­duites dans les approches mar­itimes nationales.

Intérieur d’un sémaphore.
Intérieur d’un sémaphore. MARINE NATIONALE-SM COTTAIS

Elle répond avec le max­i­mum de sou­p­lesse et de réac­tiv­ité aux deman­des qui lui sont adressées par les dif­férentes autorités d’emploi des moyens mar­itimes, tout en ayant accordé une forte pri­or­ité aux mis­sions per­ma­nentes de sauve­g­arde. La for­ma­tion et l’en­traîne­ment des marins à ces mis­sions dif­fi­ciles et sou­vent nou­velles doivent être ren­for­cés en même temps que des moyens spé­ci­fiques étudiés et déployés.

Au-delà, force est de con­stater que le paysage d’ensem­ble de ce qui recou­vre les fonc­tions stratégiques de pro­tec­tion et de préven­tion est loin d’avoir la rigueur, la cohérence d’un jardin à la française, notam­ment dans le domaine du droit. Il importe que les caté­gories juridiques adap­tées aux nou­veaux défis soient pré­cisées, aus­si bien en droit interne qu’en droit inter­na­tion­al, pour les cir­con­stances et les mis­sions nor­males et pour les mis­sions excep­tion­nelles2. La pleine effi­cac­ité des moyens engagés en dépend.

À cet égard la Con­ven­tion de Mon­tego Bay, dif­fi­cile­ment élaborée au cours des années qua­tre-vingt sur des enjeux du temps de paix, sem­ble devoir être adap­tée au nou­veau con­texte qui est un con­texte de crise chronique. Les puis­sances mar­itimes souhaitaient essen­tielle­ment préserv­er la libre util­i­sa­tion de la haute mer face aux pays désignés à l’époque comme le tiers-monde. Elles souhait­ent aujour­d’hui se dot­er des moyens de con­trôler les util­i­sa­tions abu­sives et menaçantes qui sont faites de la lib­erté des mers. C’est bien l’ob­jet essen­tiel de la mis­sion de sauve­g­arde. Elle pour­rait bien être qual­i­fiée de petite guerre selon la déf­i­ni­tion du général Carl von Dekker. 

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1. Out­re-mer la direc­tion des opéra­tions est assurée par le délégué du gou­verne­ment : le préfet dans les DOM et le haut-com­mis­saire dans les TOM.
2. Voir l’ar­ti­cle ” Le droit de la mer et la stratégie “. Bul­letin du Cen­tre d’é­tudes supérieures de la marine, décem­bre 2002.
3. Mis­sion Ama­rante : le car­go Moni­ka, trans­portant des immi­grés clan­des­tins, a été pisté depuis la Méditer­ranée ori­en­tale puis inter­cep­té par le Guéprat­te au large de la Sicile, en 2002.

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