Mesurer soi-même son taux de glycémie

La santé numérique va-t-elle renverser l’organisation des soins ?

Dossier : La santé participativeMagazine N°731 Janvier 2018
Par Hervé DUMEZ
Par Étienne MINVIELLE (D96)

La san­té numé­rique est bien une révo­lu­tion, mais elle n’an­nonce pas la dis­pa­ri­tion des méde­cins ni même la mort de la mort. Des résis­tances sur­gissent et les règles de la démo­cra­tie sani­taire res­tent encore à établir. 

On serait ten­té de croire que nous sommes, avec la san­té numé­rique, face à une inno­va­tion de grande ampleur. Elle en pos­sède au moins deux attri­buts. D’une part, sa dif­fu­sion s’opère à une vitesse jamais obser­vée. D’autre part, des hori­zons nou­veaux semblent s’ouvrir.

Les objets connec­tés pro­posent des formes de ges­tion de la san­té par les citoyens eux-mêmes. 

La capa­ci­té à trai­ter de larges bases de don­nées sur le génome humain fait émer­ger de nou­velles connais­sances sur les risques de déve­lop­per une mala­die. Des sui­vis à dis­tance de patients deviennent envi­sa­geables, ren­dant la venue à l’hôpital moins nécessaire. 

Toutes ces pers­pec­tives annoncent une « des­truc­tion créa­trice » du sys­tème de santé. 

REPÈRES

Environ 100 000 applications « bien-être » (60 %) ou « santé » (40 %) en 2015.
23 % des patients français atteints de maladie chronique utilisent des objets connectés grand public.
En 2014, 17 % des médecins ont conseillé l’utilisation des applications pour smartphone à leurs patients (contre 8 % en 2013).

LA PRISE EN CHARGE DES MALADES EN QUESTION

Plu­tôt que de pré­tendre à une revue exhaus­tive et cri­tique des chan­ge­ments annon­cés, cet article adopte le par­ti de trai­ter un sujet emblé­ma­tique : celui de la remise en cause de l’organisation actuelle de la prise en charge des malades. 

La san­té numé­rique est sus­cep­tible de trans­for­mer pro­fon­dé­ment cette orga­ni­sa­tion sur de nom­breux plans. Les sui­vis à dis­tance via des por­tails inter­net et outils connec­tés ont la capa­ci­té d’externaliser une par­tie des acti­vi­tés tra­di­tion­nel­le­ment réa­li­sées à l’hôpital. L’incidence, notam­ment en géria­trie, est importante. 

DOMOMÉDECINE

Certains auteurs prédisent que l’hôpital de demain sera la chambre du domicile du patient, la « domomédecine » permettant d’équiper cet espace des technologies les plus avancées.
Les cabines de téléconsultation peuvent également aider à consulter à distance, notamment dans les zones à faible densité de médecins, luttant contre le phénomène de désertification médicale.

La télé­ex­per­tise peut éga­le­ment aider à des échanges entre pro­fes­sion­nels afin de mieux cer­ner une hypo­thèse diag­nos­tique (par exemple, en matière d’imagerie médicale). 

Un thème est par­ti­cu­liè­re­ment emblé­ma­tique de cette ten­dance : l’éventuelle auto­no­mie du patient dans la ges­tion de sa mala­die, per­mise par les nou­veaux outils numériques. 

Un regard plus appro­fon­di sur ce sujet per­met de com­prendre les fan­tasmes et les réa­li­tés qui carac­té­risent la san­té numé­rique. Les tech­no­lo­gies peuvent conduire à plu­sieurs scé­na­rios possibles. 

LA RELATION ENTRE PATIENTS ET PROFESSIONNELS DE SANTÉ : TECHNOLOGIE ET POLITIQUE

Le patient peut aujourd’hui échan­ger quant à sa mala­die avec d’autres patients sur des forums, faire ses propres ana­lyses (gly­cé­mie, tem­pé­ra­ture) et les trans­mettre à des pro­fes­sion­nels de san­té, faire des exer­cices thé­ra­peu­tiques à base de « jeux sérieux » dans un but de réédu­ca­tion, pilo­ter son régime et son hygiène de vie. 

“ La confiance dans le système, point crucial pour l’efficacité des traitements ”

Les échanges à dis­tance entre patients et ser­vices de san­té per­mettent aux pre­miers d’exprimer des demandes jusque-là mal trai­tées (par exemple, mieux com­prendre une infor­ma­tion sur leur traitement). 

Or, la meilleure prise en consi­dé­ra­tion de ces demandes génère de la confiance dans le sys­tème, point cru­cial pour l’efficacité des trai­te­ments. En paral­lèle, ces échanges rendent pos­sibles, grâce à l’analyse des don­nées en temps réel, une meilleure approche rela­tion­nelle et une aug­men­ta­tion des inter­ac­tions, avec des réponses thé­ra­peu­tiques plus per­son­na­li­sées donc plus efficaces. 

DE LA DÉMOCRATIE EN SANTÉ

Ces évo­lu­tions tech­no­lo­giques rejoignent un mou­ve­ment poli­tique, celui de la démo­cra­tie sani­taire ou de démo­cra­tie en santé. 


Le patient peut aujourd’hui faire ses propres ana­lyses (gly­cé­mie, tem­pé­ra­ture) et les trans­mettre à des pro­fes­sion­nels de santé.

La démo­cra­tie sani­taire a abor­dé la ques­tion du rééqui­li­brage de la rela­tion entre patients et méde­cins essen­tiel­le­ment sous l’angle des droits : une charte du patient hos­pi­ta­li­sé a été défi­nie, le droit d’accès à son dos­sier de san­té a été garan­ti, ain­si que le consen­te­ment éclairé. 

Puis, les patients ont acquis le droit de peser sur les orien­ta­tions du sys­tème de san­té. Le mou­ve­ment asso­cia­tif, notam­ment autour du sida et de la myo­pa­thie, a joué un rôle de plus en plus impor­tant sur les poli­tiques de recherche, les formes de trai­te­ment et cer­taines déci­sions médi­cales, dans des situa­tions cli­niques circonscrites. 

LA DÉMOCRATIE SANITAIRE

Apparu dans les années 1990, ce mouvement s’était donné comme objectif de redonner du pouvoir au patient, de réduire l’asymétrie de savoir et de pouvoir existant entre patients et médecins.
Un leader de ce mouvement, Christian Saout, ancien président de l’association AIDES, présentait ainsi le projet : « Savoir, c’est pouvoir. Voilà, c’est ça qu’on veut : c’est avoir du savoir, avoir de la connaissance pour pouvoir mener sa vie de malade, sa vie de patient, du mieux qu’on l’entend. »

Dans le domaine poli­ti­co-juri­dique, la démo­cra­tie sani­taire a donc per­mis d’affirmer tout à la fois des droits, une amé­lio­ra­tion de la qua­li­té du ser­vice, une repré­sen­ta­tion dans des ins­tances, et enfin une rela­tion plus équi­li­brée avec les pro­fes­sion­nels de san­té dans cer­taines situa­tions cliniques. 

Mais mal­gré ces avan­cées, de nom­breuses attentes n’ont tou­jours pas été prises en compte. 

C’est sur­tout le par­tage de com­pé­tences lors de la prise en charge de la mala­die, ce que l’on nomme le par­cours de san­té, qui appa­raît comme un sujet majeur. L’emploi du terme de « cocons­truc­tion », sou­vent pro­non­cé ces der­nières années, concré­tise cette volon­té de pour­suivre l’effort de réduc­tion de l’asymétrie d’information entre pro­fes­sion­nels et patients. 

“ Le patient coconstruit son parcours de santé avec les professionnels ”

L’attente expri­mée est forte et mul­tiple : intro­duire une rela­tion plus col­la­bo­ra­tive, affir­mer une plus grande auto­no­mie dans les prises de déci­sion, et garan­tir une éman­ci­pa­tion dans la ges­tion des par­cours de santé. 

C’est dans ce contexte que le numé­rique a fait irrup­tion. Mari­sol Tou­raine, ex-ministre de la San­té, l’a pré­sen­té ain­si en 2016 : « Au niveau indi­vi­duel, la e‑santé est un fac­teur d’empowerment qui per­met de don­ner des armes pour accé­der à la liber­té et à l’autonomie alors qu’au niveau col­lec­tif le numé­rique est un fac­teur de mise en réseau, de trans­pa­rence et d’émancipation. »

Mais les choses sont-elles si simples ? 

PLUSIEURS SCÉNARIOS SONT POSSIBLES

En réa­li­té, la san­té numé­rique peut conduire à quatre types de situa­tions contrastées. 

Le sta­tu quo. Cer­tains patients sont réfrac­taires aux outils numé­riques. La rela­tion aux pro­fes­sion­nels de san­té n’est alors pas vrai­ment affec­tée. Il faut être sûr que ce type de patient ne demeure pas « oublié » par le sys­tème si ce der­nier bas­cule dans le numérique. 

Coconstruction du parcours de santé
Le patient cocons­truit son par­cours avec les pro­fes­sion­nels et il se crée une véri­table exper­tise via les opé­ra­teurs du numérique.
© GSTUDIO GROUP / FOTOLIA.COM

L’autonomie. Le patient se construit son exper­tise propre via des opé­ra­teurs du numé­rique, notam­ment quand le sys­tème de soins ne par­vient pas à lui offrir des réponses. La rela­tion avec les pro­fes­sion­nels de san­té se distend. 

Le sui­vi à dis­tance. Les demandes du patient sont mieux cou­vertes, son sui­vi par les pro­fes­sion­nels se ren­force, le patient ne cherche pas à se for­mer sa propre exper­tise sur Internet. 

Le déve­lop­pe­ment d’une exper­tise. Le patient cocons­truit son par­cours avec les pro­fes­sion­nels et il se crée une véri­table exper­tise via les opé­ra­teurs du numé­rique mais le lien avec les pro­fes­sion­nels de san­té étant maintenu. 

Les deux pre­mières situa­tions pré­sentent des dan­gers réels. Dans le pre­mier cas, le patient risque de se retrou­ver en marge d’un sys­tème de san­té ayant évo­lué vers le numé­rique et d’être mal pris en charge. 

Dans le second cas, l’engagement du patient se tra­duit par une ges­tion auto­nome de la mala­die, carac­té­ri­sée par un contact réduit avec le sys­tème et les pro­fes­sion­nels, avec le risque de s’appuyer sur des infor­ma­tions erro­nées ou de déclen­cher des résis­tances professionnelles. 

Cette situa­tion pré­sente un risque majeur nou­veau et mal appré­hen­dé : le pas­sage d’une asy­mé­trie de savoir et de pou­voir tra­di­tion­nelle vis-à-vis du sys­tème de san­té à une asy­mé­trie de savoir et de pou­voir vis-à-vis des opé­ra­teurs du numé­rique, Google, et autres. 

LA QUESTION GESTIONNAIRE ET ORGANISATIONNELLE

Les deux autres situa­tions per­mettent la construc­tion d’un par­cours de soins plus opti­mal. Vers quel type de situa­tion le sys­tème va-t-il évo­luer ? C’est dans les usages des inno­va­tions tech­no­lo­giques que se des­si­ne­ra le véri­table pour­tour de la trans­for­ma­tion organisationnelle. 

UN SIMPLE CHANGEMENT DE DÉPENDANCE ?

Alors que la santé numérique semble donner au patient bien plus de connaissances qu’il n’en avait jusque-là, donc bien plus de pouvoir face au monde médical, elle est susceptible de créer une nouvelle dépendance entre le patient et les opérateurs du numérique qui disposent de ses données personnelles. Un problème nouveau de démocratie apparaît.

En l’occurrence, le patient est sus­cep­tible d’assumer cer­tains actes et de garan­tir une par­tie du sui­vi en lieu et place des pro­fes­sion­nels. Mais rien ne per­met de l’affirmer a priori. 

D’autres ques­tion­ne­ments autour des usages appa­raissent. Par exemple, une infor­ma­tion plus par­ta­gée entre pro­fes­sion­nels grâce à des dos­siers de patients numé­ri­sés est cen­sée favo­ri­ser une meilleure coor­di­na­tion entre eux. 

Cer­tains tra­vaux montrent pour­tant que cette infor­ma­tion, une fois par­ta­gée, révèle des jeux de pou­voir liés aux sta­tuts (cer­tains méde­cins ne lisent pas l’information lorsqu’elle est émise par une infir­mière) ou d’« info­bé­si­té » (l’avalanche d’informations est telle qu’elle entraîne une moindre lecture). 

Les exemples sont innom­brables d’annonces posi­tives qui n’anticipent pas des com­por­te­ments et des fac­teurs liés à l’environnement social et orga­ni­sa­tion­nel dans lequel s’implante l’innovation. Ce constat, au demeu­rant clas­sique, est impor­tant à consi­dé­rer pour com­prendre la por­tée de la trans­for­ma­tion organisationnelle. 

“ L’évaluation des effets attendus constitue un enjeu, non pas du futur, mais du présent ”

Intui­ti­ve­ment, la san­té numé­rique semble per­mettre des gains de pro­duc­ti­vi­té (réduc­tion des hos­pi­ta­li­sa­tions, meilleure tra­ça­bi­li­té, meilleur sui­vi des trai­te­ments…). Un regard opti­miste peut y pla­cer de belles espé­rances tant en termes d’économie que de sécu­ri­té des soins renforcée. 

Rien ne per­met néan­moins d’affirmer à l’heure actuelle avec cer­ti­tude que c’est ce scé­na­rio qui va se réa­li­ser. L’évaluation des effets atten­dus consti­tue un enjeu, non pas du futur, mais du présent. 

C’est une éva­lua­tion de la trans­for­ma­tion orga­ni­sa­tion­nelle au prisme de ses usages que requiert l’innovation numé­rique. L’erreur serait de n’y voir qu’une inno­va­tion tech­no­lo­gique, alors même que c’est un ensemble de nou­veaux usages dans un contexte social don­né qui se noue. 

La recherche en ges­tion, et d’une manière géné­rale en sciences humaines et sociales, n’a peut-être jamais été autant néces­saire si l’on veut com­prendre la réa­li­té de la trans­for­ma­tion annoncée.
 

Suivi à distance de consultation médicale
Avec le sui­vi à dis­tance, les demandes du patient sont mieux cou­vertes, son sui­vi par les pro­fes­sion­nels se renforce.
© ANDREY POPOV / FOTOLIA.COM

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