La santé à l’aube d’une révolution industrielle

Dossier : La Santé, l'inéluctable révolutionMagazine N°630 Décembre 2007
Par Raoul de SAINT-VENANT (73)

Nous sommes à l’aube d’un boule­verse­ment du monde de la san­té : sa révo­lu­tion indus­trielle ou, autrement dit, le pas­sage d’une grande par­tie de son activ­ité d’un monde d’ar­ti­sans (les médecins en cab­i­net) et de fab­riques (les hôpi­taux) à un monde d’in­dus­triels, émergeant de la trans­po­si­tion aux soins médi­caux des tech­niques d’or­gan­i­sa­tion dévelop­pées pour l’in­dus­trie clas­sique et les ser­vices. Une telle indus­tri­al­i­sa­tion promet, en par­ti­c­uli­er, une amélio­ra­tion con­tin­ue de l’ef­fi­cac­ité économique grâce à la mise en œuvre de poli­tiques de spé­cial­i­sa­tion du tra­vail, d’ef­fort de nor­mal­i­sa­tion des tâch­es et d’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tiv­ité mais aus­si de la qual­ité par des investisse­ments dans les tech­nolo­gies à venir.

De quelle manière cette oppor­tu­nité peut-elle prof­iter au sys­tème français de san­té, compte tenu de l’évo­lu­tion prob­a­ble des tech­niques de soins ?

Un scé­nario probable
• Accroisse­ment de la com­plex­ité des mal­adies en rai­son du vieil­lisse­ment de la population.
• Ren­force­ment du poids de l’amont de la fil­ière de san­té dans la valeur ajoutée totale.
• Aug­men­ta­tion de la taille cri­tique des étab­lisse­ments de soins et des investissements.
• Appro­fondisse­ment de la spé­cial­i­sa­tion des pra­tiques de la médecine dans les domaines tra­di­tion­nels et appari­tion de nou­veaux domaines.
• Accéléra­tion de la dis­sémi­na­tion des con­nais­sances médi­cales auprès des patients.

Le scé­nario prob­a­ble (voir encadré) con­duirait à un remaniement pro­fond de l’or­gan­i­sa­tion des sys­tèmes nationaux de soins. Il se révélerait, comme cela s’est déjà pro­duit dans les occa­sions sem­blables ayant affec­té des fil­ières indus­trielles clas­siques, une puis­sante source de risques et d’op­por­tu­nités pour ses acteurs. Penser ces évo­lu­tions demande de se pos­er la triple ques­tion de l’or­gan­i­sa­tion de l’of­fre de soins (traitée dans le présent arti­cle), de l’évo­lu­tion économique de la fil­ière de san­té et du mode de régu­la­tion-gou­ver­nance de l’of­fre de soins en rela­tion avec la mutu­al­i­sa­tion de la demande (points traités dans un arti­cle ultérieur de ce dossier).

Efficace mais pas efficient

C’est le nom­bre de médecins qui fait le nom­bre de pre­scrip­tions, car la demande de soins est sans contrôle

L’of­fre de soins française reflète sou­vent une médecine moins organ­isée sur la prise en charge glob­ale des patients qu’or­gan­isée hiérar­chique­ment autour des ser­vices des cen­tres hos­pi­tal­iers uni­ver­si­taires (CHU). Cette organ­i­sa­tion con­duit à la con­cen­tra­tion dans la même main des fonc­tions de pro­duc­tion de soins, d’en­seigne­ment ou de recherche. Dans les décen­nies qui ont précédé, les seules réformes de cette offre sem­blent avoir été pris­es sou­vent dans l’ur­gence sans remise en cause de ce mod­èle pro­duc­ti­vo-hiérar­chique, sans vision glob­ale ni appré­ci­a­tion de l’avenir.

La logique des derniers pro­grès tech­niques voudrait que l’on place les instal­la­tions hos­pi­tal­ières lour­des sur les cen­tres de com­mu­ni­ca­tion pour traiter les patholo­gies graves et que l’on affecte les petits hôpi­taux aux pre­mières éval­u­a­tions des urgences (voire au traite­ment de cer­taines d’en­tre elles), aux retraites, dépen­dances, soins de suite et con­va­les­cences. De fait, les sta­tis­tiques mon­trent que les pop­u­la­tions con­cernées, dès qu’elles y songent, se dépla­cent pour éviter les petits cen­tres de soins.

La sural­lo­ca­tion des pro­fes­sion­nels de la médecine de ville en PACA et en Île-de-France, glob­ale­ment et par spé­cial­ité, est patente. Elle s’ex­plique en grande part par le « libéral­isme » du sys­tème de rem­bourse­ment des soins qui facilite l’a­juste­ment économique entre offre et demande de soins par des vari­a­tions de taux de con­som­ma­tion. Autrement dit, c’est le nom­bre de médecins qui fait le nom­bre de pre­scrip­tions car la demande de soins est sans contrôle.

De mauvais critères de sélection

Une carte san­i­taire inadéquate
L’insistance des poli­tiques à dis­pos­er d’implantations locales est par­fois irre­spon­s­able tant l’extrême prox­im­ité n’est indis­pens­able que dans de très rares cas. Qu’il s’agisse d’une femme sur le point d’accoucher, de la vic­time d’une attaque car­diaque ou celle d’une chute de tracteur, les patients, après éval­u­a­tion, sont trans­porta­bles sans incon­vénient pour peu que soient réal­isés quelques soins d’attente à l’aide d’équipements légers par des per­son­nels non médecins. Beau­coup d’examens rel­a­tive­ment sim­ples peu­vent ou pour­ront être facile­ment réal­isés à dis­tance par des spécialistes.

La sélec­tion des pro­fes­sion­nels de la médecine est mal organ­isée et se fait sur de mau­vais critères. Les notes au bac­calau­réat, excel­lents indi­ca­teurs avancés des notes qui seront obtenues aux con­cours, ren­dent ces épreuves super­flues, ce d’au­tant plus que l’ex­cel­lence sco­laire qu’elles ser­vent à éval­uer devrait s’ef­fac­er devant des critères de moti­va­tion pour le tra­vail social et la capac­ité de com­mu­ni­ca­tion inter­per­son­nelle. De plus, la for­ma­tion con­tin­ue des médecins dépend encore trop mas­sive­ment des vis­i­teurs médi­caux envoyés par les laboratoires.

La sit­u­a­tion actuelle déqual­i­fie le tra­vail des médecins (réal­i­sa­tion par les médecins de la ges­tion des dossiers médi­caux, d’un grand nom­bre des exa­m­ens de rou­tine…) et en revanche pousse à nég­liger les actes à forte valeur ajoutée (par exem­ple : exa­m­ens com­plets, éval­u­a­tions de la sit­u­a­tion per­son­nelle et sociale) et, qui plus est, rend dif­fi­cile les amélio­ra­tions de l’or­gan­i­sa­tion de leur tra­vail. De ce point de vue, la néces­sité se ressent de plus en plus forte­ment de plac­er entre les for­ma­tions de niveau bac + 3 (infir­mières, kinésithérapeutes…) et les for­ma­tions bac + 9 (médecins non spé­cial­istes) des for­ma­tions de niveau intermédiaire.

Mal­gré tout, le sys­tème français de soins médi­caux reste encore très effi­cace sans pour autant être effi­cient. Il est tech­nique­ment l’un des meilleurs du monde dévelop­pé, en par­ti­c­uli­er grâce au dévoue­ment, sem­ble-t-il sans borne, du per­son­nel médi­cal. L’é­gal­ité de son accès est encore remar­quable et con­stitue une bonne par­tie de notre con­trat social. Cepen­dant cette cul­ture d’ex­cel­lence sem­ble être sur le point d’être mise en cause par son inca­pac­ité struc­turelle à com­pren­dre les enjeux économiques de la muta­tion organ­i­sa­tion­nelle qui se pro­file actuelle­ment en rai­son, en par­ti­c­uli­er, de son organ­i­sa­tion archaïque cen­trée sur la spé­cial­i­sa­tion des ser­vices par fonc­tion et des per­son­nels par statut.

Organiser les parcours de soins

Des com­pé­tences mal utilisées
L’organisation du sys­tème est cen­trée sur la pro­duc­tion de soins, que ce soit pour la médecine de ville ou la médecine hos­pi­tal­ière, cohérente en cela avec le sys­tème d’honoraires à l’acte. Il utilise mal les com­pé­tences disponibles. Cela se reflète dans la com­para­i­son des ratios médecin­shabi­tants entre la France (3,3 par 1 000) et le Cana­da (2,2 par 1 000), dont le sys­tème médi­cal dis­pose aus­si d’une excel­lente répu­ta­tion. Il n’est pas non plus com­pat­i­ble avec la fémin­i­sa­tion en cours des pro­fes­sions de la san­té (aujourd’hui les étu­di­ants en médecine sont à presque 70 % des femmes) qui pousse à plus de mod­u­la­tion horaire.

Au-delà de ces insuff­i­sances, l’of­fre de soins française, priv­ilé­giant la pro­duc­tion de soins à la prise en charge des patients, n’est pas organ­isée pour faire face aux évo­lu­tions tech­niques men­tion­nées plus haut. Ces tech­niques mobil­isant des cap­i­taux matériels et immatériels impor­tants poussent à s’in­téress­er de plus près aux modal­ités de leur util­i­sa­tion en ter­mes de taux d’u­til­i­sa­tion et de per­ti­nence d’utilisation.

Ce type de prob­lème a déjà été résolu dans l’in­dus­trie clas­sique grâce aux pro­grès de l’in­for­ma­tique de ges­tion des années qua­tre-vingt-dix, c’est l’or­gan­i­sa­tion par proces­sus. Cela con­siste à dis­tinguer, d’une part, la ges­tion de la capac­ité de pro­duc­tion — dans le cas présent il s’ag­it des équipements mais aus­si de l’ex­per­tise diag­nos­tique et thérapeu­tique des médecins hos­pi­tal­iers — et, d’autre part, l’or­gan­i­sa­tion de l’ex­ploita­tion de la capac­ité instal­lée grâce aux processus.

Dans le secteur de la san­té ces proces­sus sont appelés les par­cours de soins. Le par­cours de soins se rap­porte à la manière dont l’of­fre de soins est util­isée. L’or­gan­i­sa­tion des par­cours de soins vise à s’as­sur­er de la qual­ité et de l’ef­fi­cience des soins apportés à chaque patient.

Dans ce domaine beau­coup reste à faire. Le sys­tème des médecins référents, mis en place en 1998 puis rem­placé en 2005 par celui de médecins trai­tants, est con­tourné dans bien des cas (der­ma­tolo­gie, psy­chi­a­trie…) et dans les autres cas tend à faire jouer aux médecins général­istes un rôle de secré­taire des spé­cial­istes met­tant ain­si en échec les ten­ta­tives de régu­la­tion de l’escalade dans les niveaux de soins. La nor­mal­i­sa­tion des pra­tiques de pre­scrip­tions se heurte, elle, à la pra­tique indi­vid­u­al­iste de médecins plus intéressés par la val­ori­sa­tion de leur com­pé­tence pro­pre que par leur con­tri­bu­tion à une chaîne de soins.

La dernière année de vie

Se focalis­er sur une mis­sion pré­cise per­met d’y être plus efficient

Dans les hôpi­taux publics, eux-mêmes, l’ef­fi­cac­ité de l’al­lo­ca­tion des ressources est bien en deçà de ce qui serait pos­si­ble en rai­son de la cul­ture actuelle d’or­gan­i­sa­tion priv­ilé­giant la fonc­tion ou la pro­fes­sion et non le par­cours de soins. La coor­di­na­tion des soins par patient, au sein d’un par­cours ou, dans les cas de patholo­gies com­plex­es, entre par­cours, est très insuff­isante. Cela est vrai en par­ti­c­uli­er pour les soins de la dernière année de vie, représen­tant pour­tant une grande par­tie des dépens­es de san­té, où la coor­di­na­tion serait encore à améliorer.

Cette évo­lu­tion pour­rait être favorisée par les pro­grès à venir, dans les tech­niques de ges­tion de l’in­for­ma­tion médi­cale dont une par­tie a déjà été plan­i­fiée : con­férences de con­sen­sus, dossier médi­cal per­son­nal­isé (DMP) et dis­posi­tif d’ac­crédi­ta­tion des cen­tres hos­pi­tal­iers. Mais leur général­i­sa­tion sem­ble encore hors de vue, mal­gré les inci­ta­tions que la Haute Autorité de la San­té (HAS) prodigue depuis 2004 par ses avis. Par ailleurs le développe­ment de « réseaux de géri­a­trie » est en cours pour pal­li­er une bonne par­tie des ques­tions de coor­di­na­tions inter­par­cours de soins, suiv­ant en cela l’ex­em­ple de l’Alle­magne. Dans ce pays des con­trats assureurs/médecins trai­tants, mis en place depuis 2004, visent la mise en place de ce type de réseaux.

Séparer les fonctions

Un rôle impor­tant pour les généralistes
Alors que l’organisation des par­cours de soins patine, les général­istes par leurs con­tacts avec l’ensemble de la pop­u­la­tion auraient un rôle impor­tant et légitime à jouer dans la coor­di­na­tion du par­cours des soins non comme experts mais comme « logis­ti­ciens » des par­cours de san­té et, par con­séquent, en charge de la san­té de leur clien­tèle. Ils ne seraient alors pas des spé­cial­istes de la tech­nique des soins prodigués mais les respon­s­ables de leur coor­di­na­tion et de leur efficience.

Un autre principe en organ­i­sa­tion indus­trielle con­siste à sépar­er les dif­férentes fonc­tions tout en étab­lis­sant entre elles les passerelles de com­mu­ni­ca­tion nécessaires.

De ce point de vue, les fonc­tions d’en­seigne­ment et de recherche clin­ique devraient être désim­briquées de la pro­duc­tion de soins sans toute­fois être éloignées des cen­tres hos­pi­tal­iers. Ain­si les mis­sions des médecins hos­pi­tal­iers seraient d’au­tant plus faciles à organ­is­er que leurs fonc­tions seraient claires : se focalis­er sur une mis­sion pré­cise per­met effec­tive­ment d’y être plus efficient.

Le sys­tème des médecins trai­tants fait jouer aux médecins général­istes un rôle de secré­taire des spécialiste

Cette focal­i­sa­tion n’empêche pas des car­rières alter­nant, mais ne jux­ta­posant pas, divers­es posi­tions dans les fonc­tions de soins, d’en­seigne­ment et de recherche.

Par ailleurs, il n’y a aucune rai­son pour que les activ­ités de recherche et de for­ma­tion soient menées sur le même ter­ri­toire que celui cor­re­spon­dant au ray­on­nement ter­ri­to­r­i­al d’un ser­vice pub­lic de soins hos­pi­tal­iers. La recherche clin­ique, par exem­ple, porte sou­vent sur des cas rares plus dis­per­sés que ceux qui sont couram­ment soignés dans la zone cou­verte par un CHU, les rela­tions avec l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique ou équipemen­tière doivent être gérées sur des échelles encore plus grandes et finale­ment les résul­tats, lorsqu’on en obtient, ont voca­tion à être dis­séminés sur un ter­ri­toire au moins national.

Les risques de l’internationalisation

En France les dépens­es de san­té représen­tent env­i­ron 12 % du PIB (16 % aux USA) et crois­sent de 6 %, en valeur, en moyenne annuelle. Depuis le début de ce siè­cle, en con­séquence des évo­lu­tions tech­nologiques, une part de plus en plus impor­tante des presta­tions se révèle « foot­loose », c’est-à-dire sus­cep­ti­ble d’être réal­isée en dehors du ter­ri­toire nation­al. Cette part, en France, représen­terait 3 % du PIB et com­prendrait l’ensem­ble des traite­ments de moyenne durée (con­va­les­cence incluse) néces­si­tant des infra­struc­tures lour­des : chirurgie, traite­ment du can­cer, etc.

Cette ten­dance con­tient en germe une pos­si­ble divi­sion inter­na­tionale du tra­vail en matière de soins médi­caux « foot­loose » : les soins clas­siques, ceux dont la tech­nique est raisonnable­ment nor­mal­isée, seraient admin­istrés dans des pays à faibles coûts de main-d’œu­vre, les soins néces­si­tant un envi­ron­nement de savoir-faire et d’ex­per­tise plus avancée se con­cen­tr­eraient dans les pôles de com­péti­tiv­ité médi­caux de cer­tains pays dévelop­pés. La carte san­i­taire prendrait alors une accep­tion mon­di­ale, les places qu’y tiendraient les dif­férents pays étant fonc­tion de leur excel­lence « indus­trielle » et sci­en­tifique, finale­ment, les par­cours de soins tra­verseraient les fron­tières nationales. La ques­tion se pose alors du rôle qu’il serait souhaitable d’y voir tenir la France.

Ces faits con­duisent à envis­ager une mon­di­al­i­sa­tion de l’of­fre de soins médi­caux avec, en con­séquence, la con­cen­tra­tion du savoir-faire de plus haut niveau dans quelques pôles inter­na­tionaux, con­nec­tés aux patients par des par­cours de soins éli­tistes. La rai­son pro­fonde de cette con­sol­i­da­tion étant le besoin en cap­i­taux sus­cité par l’es­sor des tech­nolo­gies médi­cales décrit en début d’ar­ti­cle. Ces cap­i­taux ne pou­vant être drainés et surtout renou­velés que par les struc­tures les plus effi­cientes, ce que ne sont pas en l’é­tat les struc­tures publiques françaises.

Cette syn­thèse a été rédigée par Raoul de Saint-Venant à par­tir des échanges tenus lors d’une réu­nion du groupe X‑Sursaut « marché de la san­té » coan­imée par Guy Val­lan­cien, pro­fesseur de chirurgie à Paris-Descartes, mem­bre de l’Académie de chirurgie, prési­dent du Cer­cle San­té Société, et Jean-Claude Prager, délégué général du Cer­cle San­té Société.
Par ailleurs, elle utilise dif­férents doc­u­ments disponibles sur Inter­net (voir plus loin) et a béné­fi­cié de la relec­ture et des con­seils du pro­fesseur Jacques Rouëssé, de Françoise Odi­er, neu­ro­logue à Sainte-Anne, et de François Chavaudret.

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