La réinsertion des exclus par le travail à Pilier d’Angle

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Jean-Jacques PARMENTIER (96)

J’ai effec­tué mon ser­vice natio­nal dans l’en­tre­prise d’in­ser­tion Pilier d’Angle, qui œuvrait dans le bâti­ment. Mon tra­vail consis­tait à enca­drer les ouvriers sur des chan­tiers de réno­va­tion, sur­tout de pein­ture, mais aus­si tous les corps d’é­tat. Créé par le doc­teur J.-C. Pon­sin (50), Pilier d’Angle a pour ambi­tion de réin­sé­rer par le tra­vail. Il faut en effet un contrat de tra­vail pour obte­nir un loge­ment, pour fon­der un foyer, pour retrou­ver sa digni­té, pour retrou­ver une vie sociale, pour acqué­rir une com­pé­tence, enfin pour construire un pro­jet d’avenir.

Les sala­riés de Pilier d’Angle sont issus de dif­fé­rentes sortes d’ex­clu­sion : l’ex­clu­sion éco­no­mique (SDF, RMI, chô­meurs de longue durée…), mais aus­si l’ex­clu­sion psy­cho­lo­gique (en majo­ri­té des anciens alcoo­liques, mais aus­si des toxi­co­manes, délin­quants, sor­tants de pri­son, dépres­sifs chro­niques, etc.). Ils sont assez âgés (peu ont moins de 30 ans, beau­coup ont plus de 55 ans). Au contraire des jeunes, ils ont déjà vécu long­temps dans l’ex­clu­sion, l’al­coo­lisme ou la drogue. Ils ont amor­cé une démarche pour s’en sor­tir, par exemple une cure de désintoxication.

Le cas de Denise illustre bien cette aspi­ra­tion à se réin­sé­rer. Elle est issue de la grande pau­vre­té, fille de famille nom­breuse, avec une sœur dépres­sive, un frère toxi­co­mane et sidéen, un père alcoo­lique mort d’un can­cer du larynx. Seule une de ses sœurs semble s’en sor­tir. Avant Pilier d’Angle, vivant avec un agent hos­pi­ta­lier alcoo­lique, elle était deve­nue elle-même alcoo­lique. Elle déci­da de s’en sor­tir, quit­ta son copain, sui­vit une cure dans un centre d’al­coo­lo­gie et consul­ta le doc­teur Pon­sin qui lui pro­po­sa un tra­vail à Pilier d’Angle.

Cela lui per­mit de trou­ver une place dans un foyer, puis un appar­te­ment. Après trois ans à Pilier d’Angle, Denise a déci­dé de quit­ter l’en­tre­prise lors de sa restruc­tu­ra­tion en juin 1997. Elle m’a avoué que tra­vailler dans l’at­mo­sphère ten­due de la réin­ser­tion était deve­nu trop dur psy­cho­lo­gi­que­ment. Elle n’a pas encore retrou­vé de tra­vail. Je garde d’elle le sou­ve­nir d’une femme très tolé­rante envers les gens et leurs croyances. Elle était consciente des pro­blèmes de cha­cun car elle-même lut­tait pour s’en sortir.

Mal­gré la pré­ca­ri­té de sa propre situa­tion, elle avait acquis un cer­tain recul face aux pro­blèmes de l’ex­clu­sion. Elle était prête à se mettre elle-même en dif­fi­cul­té pour aider les autres. Ain­si a‑t-elle accep­té un mariage blanc, gra­tui­te­ment, avec quel­qu’un qu’elle n’a jamais ren­con­tré, sim­ple­ment pour lui per­mettre de s’ins­tal­ler en France. Un jour, je l’ai vu s’in­ter­po­ser entre deux ouvriers qui s’in­sul­taient, et les cal­mer en leur expli­quant qu’ils devaient voir au-delà de leur seul inté­rêt et savoir rela­ti­vi­ser leur fier­té. J’ai ren­con­tré d’autres per­sonnes remar­quables dans ce milieu. J’ai choi­si de par­ler d’elle à cause de sa volon­té de s’en sor­tir : elle ne pou­vait se conten­ter de vivre de l’as­sis­tance, et elle était même capable d’ai­der les autres.

Quels ensei­gne­ments en tirer ? Les ouvriers de Pilier d’Angle dési­raient une réin­ser­tion. Pour des rai­sons éco­no­miques, J.-C. Pon­sin a dû liqui­der l’As­so­cia­tion Pilier d’Angle en juin 1997. Une dizaine d’ou­vriers ont alors accep­té de créer avec son appui une socié­té coopé­ra­tive ouvrière de pro­duc­tion (SCOP)1, por­tant le même nom. Cela néces­si­tait qu’ils mettent de l’argent dans l’en­tre­prise, ce qu’ils ont fait. Cepen­dant il faut les aider, par­fois de force, car ils ont per­du leur capa­ci­té de jugement.

Pilier d’Angle est pour eux un sup­port, mais ne peut résoudre à lui seul tous les pro­blèmes. Il faut le concours d’as­so­cia­tions, en amont tout d’a­bord, pour trai­ter les dro­gués avant de les mettre au tra­vail, mais aus­si en paral­lèle, pour assu­rer le loge­ment et un sui­vi social. Une per­sonne dépri­mée n’a même plus la force de sor­tir de son lit le matin pour aller tra­vailler. Lors­qu’on perd le goût de la vie, com­ment retrou­ver celui du travail ?

Plu­sieurs ouvriers sont res­tés impro­duc­tifs pen­dant plus de six mois, le temps qu’il a fal­lu pour retrou­ver leur équi­libre. Pilier d’Angle n’est qu’un îlot dans une mer de pro­blèmes sociaux, cet îlot per­met aux ouvriers de reprendre leur souffle et de se ressaisir.

C’est pour­quoi je ter­mi­ne­rai par le vœu que des com­mandes plus nom­breuses de tra­vaux de réno­va­tion lui per­mettent de conti­nuer son tra­vail d’in­ser­tion. Pilier d’Angle a déjà dû faire face à des licen­cie­ments éco­no­miques, et pour­tant ne s’a­git-il pas d’une sorte de ser­vice public ?

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1.
Pilier d’Angle, 7, rue de Tré­taigne, 75018 Paris. Tél. : 01.42.62.80.54.

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