réforme des ingénieurs de l’armement

La réforme des corps techniques de l’État : les ingénieurs de l’armement

Dossier : La Haute fonction publique de l'ÉtatMagazine N°776 Juin 2022
Par Olivier MARTIN (X77)

Par­mi les corps tech­niques de l’État, les ingénieurs de l’armement ont une place par­ti­c­ulière en rai­son de leur statut mil­i­taire et, ce qui lui est lié, du car­ac­tère mil­i­taire de leur mis­sion et du milieu où ils agis­sent. Le rap­port de la mis­sion Berg­er-Guil­lou-Lavenir pro­pose trois scé­nar­ios : main­tien des corps actuels, fusion des corps tech­niques ou fusion des corps tech­niques avec les admin­is­tra­teurs de l’État. Avec une inter­ro­ga­tion en sus­pens sur la ques­tion sen­si­ble du statut mil­i­taire des ingénieurs de l’armement.

Depuis quelques années, la notion d’État stratège revient à l’ordre du jour dans notre pays, en liai­son notam­ment avec une poli­tique de réin­dus­tri­al­i­sa­tion et de dévelop­pement de fil­ières indus­trielles via le Pro­gramme d’investissements d’avenir. La mise en œuvre de cette poli­tique néces­site que l’État dis­pose en son sein des ressources humaines adap­tées, notam­ment d’ingénieurs des corps tech­niques. Afin de ren­forcer l’efficience de ces ingénieurs, le gou­verne­ment a lancé en 2021 une grande réflex­ion menée par la mis­sion Vin­cent Berg­er, Mar­i­on Guil­lou (X73) et Frédéric Lavenir (mis­sion BGL), sur les corps tech­niques de l’État, dont le corps des ingénieurs de l’armement. Cette mis­sion a présen­té ses propo­si­tions au Pre­mier min­istre le 18 févri­er dernier. La déléguée inter­ministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (Diese), Émi­lie Piette, est actuelle­ment chargée d’en pro­pos­er les con­di­tions de mise en œuvre et nous ne con­nais­sons pas ses con­clu­sions à l’heure de la rédac­tion de cet arti­cle. Il s’agit donc ici de présen­ter la vision de la CAIA sur les recom­man­da­tions de la mis­sion BGL.

La mission Berger-Guillou-Lavenir

L’excellent résul­tat de l’organisation de l’armement français, sou­vent envié par de nom­breux pays étrangers et d’autres secteurs d’activité, est le résul­tat d’une alchimie réussie entre un maître d’ouvrage tech­nique­ment com­pé­tent, qui recrute dans des fil­ières de haut niveau dont pour les deux tiers à l’École poly­tech­nique, et une indus­trie, qui est elle-même irriguée en par­tie par des ingénieurs de l’armement et dont la com­pé­tence et la péren­nité sont suiv­ies avec atten­tion par la DGA. Tout cela aboutit à un « pro­duit fini », l’ingénieur de l’armement, capa­ble à la fois d’assurer une maîtrise d’ouvrage de sys­tèmes com­plex­es au niveau nation­al comme en coopéra­tion européenne et de pilot­er effi­cace­ment la stratégie glob­ale d’une fil­ière indus­trielle nationale sou­veraine (pré­pa­ra­tion de l’avenir, organ­i­sa­tion indus­trielle, sou­tien à l’exportation…). Il est donc naturel que l’État souhaite mieux exploiter les com­pé­tences de ces ingénieurs à l’heure où ses besoins de développe­ment de fil­ières d’avenir, notam­ment de com­pé­tences en maîtrise d’ouvrage, crois­sent con­sid­érable­ment. Tel est, selon moi, l’objectif pre­mier de la réforme des corps tech­niques de l’État.


REPÈRES

Le domaine de la défense, secteur éminem­ment régalien, a tou­jours béné­fi­cié d’une atten­tion par­ti­c­ulière de la part des autorités poli­tiques français­es. Ain­si, notre pays a pour­suivi depuis plus de soix­ante ans une poli­tique con­stante de sou­veraineté dans ce domaine, per­me­t­tant de dis­pos­er de forces armées aptes à assumer leurs prin­ci­pales mis­sions de manière autonome. Cette recherche d’autonomie a con­duit la France à dévelop­per un secteur indus­triel nation­al per­for­mant capa­ble de fournir les sys­tèmes d’armes de plus en plus com­plex­es répon­dant aux besoins de ses forces armées. Telle est la mis­sion prin­ci­pale d’une part de la DGA (délé­ga­tion générale de l’armement), maître d’ouvrage et plus gros investis­seur de l’État, et d’autre part de l’industrie de défense française.
Les ingénieurs de l’armement con­tribuent de façon déter­mi­nante au bon accom­plisse­ment de cette mis­sion, au sein de la DGA comme de l’industrie de défense. En effet, seul grand corps tech­nique de l’État de statut mil­i­taire, le corps de l’armement regroupe aujourd’hui plus de 1 600 ingénieurs de l’armement en sit­u­a­tion d’activité, dont 30 % œuvrent à la DGA, 6 % au min­istère des Armées, 16 % dans d’autres admin­is­tra­tions ou étab­lisse­ments publics français ou inter­na­tionaux, et 48 % dans l’industrie et les ser­vices, notam­ment l’industrie de défense.


À la suite de la pub­li­ca­tion du rap­port de la mis­sion BGL, que peut-on dire de ce pro­jet de réforme ? En préam­bule, la CAIA tient à ren­dre hom­mage à cette mis­sion d’avoir souligné que les grands défis de trans­for­ma­tion du monde con­duisent l’État à devoir dis­pos­er de com­pé­tences tech­nologiques, sci­en­tifiques et tech­niques par­ti­c­ulières et démon­tré com­bi­en il a de plus en plus besoin d’ingénieurs de haut niveau, maîtrisant de mul­ti­ples com­pé­tences dans un con­texte de con­cur­rence exac­er­bée sur les tal­ents. Espérons que les autorités gouverne­mentales enten­dront ce mes­sage impor­tant dans la durée, en par­ti­c­uli­er si elles souhait­ent men­er une poli­tique tech­nologique et indus­trielle ambitieuse, notam­ment au titre de ses fil­ières de sou­veraineté. Ce rap­port fait un cer­tain nom­bre de propo­si­tions très intéres­santes et présente une analyse com­par­a­tive per­ti­nente entre les trois scé­nar­ios statu­taires défi­nis dans la let­tre de mis­sion du Pre­mier min­istre : main­tien des corps actuels avec pos­si­bil­ité d’harmonisation de leurs statuts, fusion des corps tech­niques ou fusion des corps tech­niques avec les admin­is­tra­teurs de l’État.

Une segmentation en domaines de compétences

Le rap­port pro­pose une seg­men­ta­tion de l’activité de l’État néces­si­tant une con­tri­bu­tion majeure des corps tech­niques en sept domaines de com­pé­tences, dont le domaine arme­ment-espace qui relèverait des ingénieurs de l’armement. La CAIA sou­tient le principe de cette propo­si­tion, en pré­cisant qu’il faut bien veiller à ce que ces domaines cor­re­spon­dent à des final­ités et à des domaines d’activité bien pré­cis de l’État et non à des com­pé­tences tech­niques trans­vers­es qui doivent être maîtrisées par tout ou par­tie des corps tech­niques. De plus, le périmètre de ces domaines devra s’adapter à l’évolution des grands domaines stratégiques pour l’État.

Une clarification de la gouvernance des corps

Le rap­port pro­pose de ren­forcer la gou­ver­nance de cer­tains domaines, en dis­tin­guant la fonc­tion employeur de la fonc­tion ges­tion­naire du domaine. La CAIA sou­tient cette propo­si­tion per­me­t­tant une meilleure exploita­tion des ingénieurs de l’armement au prof­it de l’État dans son ensem­ble. En effet, mal­gré toute la qual­ité des employeurs éta­tiques, il paraît dif­fi­cile de leur deman­der de con­sacr­er la même atten­tion à la sat­is­fac­tion des besoins de l’État, évidem­ment plus loin­tains, qu’à celle de leurs pro­pres besoins, indis­pens­ables à l’accomplissement de leurs mis­sions sur lequel ils seront de fait éval­ués. Cepen­dant, il con­vien­dra de s’assurer que le ges­tion­naire du domaine (CGARM : Con­seil général de l’armement) dis­pose bien de tous les moyens néces­saires pour assur­er cette impor­tante mis­sion, mais égale­ment de définir les dis­posi­tifs néces­saires per­me­t­tant à la DGA d’être suff­isam­ment asso­ciée à cette gou­ver­nance, afin de lui per­me­t­tre d’assurer au mieux sa mis­sion au prof­it du min­istère des Armées. 

De nouvelles modalités de recrutement et de parcours professionnel initial

La CAIA sou­tient claire­ment la propo­si­tion de con­fi­er la respon­s­abil­ité de déter­min­er les vol­umes globaux de recrute­ment, afin de mieux répon­dre aux besoins de l’État au sens large, au respon­s­able du domaine et non plus à l’employeur prin­ci­pal, ce dernier restant bien enten­du respon­s­able de la déter­mi­na­tion de ses besoins pro­pres. Le rap­port pro­pose de ren­forcer la diver­sité du mode de recrute­ment des ingénieurs de l’armement (bour­siers, femmes, autres écoles, ingénieurs expéri­men­tés…) d’une part en préser­vant la majorité du recrute­ment à l’X et d’autre part en dis­posant d’au moins deux tiers des ingénieurs de l’armement provenant d’écoles du groupe A+. Cette propo­si­tion va dans le bon sens si l’on veille à préserv­er l’indispensable niveau d’exigence et l’équité du recrute­ment, prenant notam­ment en compte la capac­ité effec­tive de ses viviers sources.

“Assurer au mieux la fourniture de systèmes d’armes performants au profit des forces armées.”

Enfin, en matière de for­ma­tion ini­tiale, il con­vient de préserv­er pour les ingénieurs de l’armement une for­ma­tion tech­nique de qual­ité par spé­cial­ité (aéro­nau­tique, ter­restre, naval…) grâce à une pre­mière for­ma­tion dans des organ­ismes adap­tés puis, en début de car­rière, par des postes tech­niques au sein de la DGA mais égale­ment en affec­ta­tion tem­po­raire au sein du secteur indus­triel. Ce dis­posi­tif est pra­tiqué depuis plusieurs années pour les jeunes ingénieurs de l’armement, à la sat­is­fac­tion de la DGA et de l’industrie. Et, afin de mieux se pré­par­er au ser­vice de l’État de façon générale, la mise en place en 2021 d’un tronc com­mun de for­ma­tion sous l’égide de l’INSP (Insti­tut nation­al du ser­vice pub­lic) en début de car­rière paraît très pos­i­tive. Le bilan de cette pre­mière année devra per­me­t­tre de pré­cis­er le con­tenu et le vol­ume les mieux adap­tés aux ingénieurs de l’armement pour attein­dre cet objectif.

Une meilleure gestion des carrières

Si, bien enten­du, de nom­breux ingénieurs de l’armement peu­vent s’épanouir durant leur car­rière au sein de la DGA, compte tenu de la grande diver­sité des activ­ités qu’ils peu­vent y exercer, d’autres souhait­ent évoluer, notam­ment dans d’autres secteurs de l’État en France ou à l’étranger. Compte tenu de la qual­ité du « pro­duit » ingénieur de l’armement, notam­ment en matière de maîtrise d’ouvrage, il est donc très souhaitable d’améliorer le dis­posi­tif de mobil­ité grâce à une démarche mieux organ­isée et plus proac­tive du CGARM auprès des autres employeurs poten­tiels éta­tiques, après env­i­ron une dizaine d’années d’activité au sein de son domaine d’origine (phase d’acquisition d’un socle de com­pé­tences tech­niques et man­agéri­ales). Dans cette per­spec­tive, une étroite coopéra­tion entre le CGARM et la Diese est très souhaitable pour opti­miser la mobil­ité des ingénieurs de l’armement. Afin de per­me­t­tre à la Diese d’assumer effi­cace­ment sa tâche, il sem­ble très utile que cette dernière regroupe en son sein des représen­tants de tous les domaines, agis­sant comme inter­faces priv­ilégiées avec les respon­s­ables des domaines correspondants.

Une harmonisation des statuts des corps techniques

L’étude de la mis­sion BGL a per­mis de mon­tr­er les impor­tants écarts de dis­po­si­tions statu­taires entre les corps tech­niques. Ces écarts parais­sent dif­fi­cile­ment jus­ti­fi­ables, en ter­mes de rémunéra­tion, de grade, de mode de pro­mo­tion… La CAIA sou­tient un aligne­ment max­i­mal de ces dis­po­si­tions statu­taires, dans la mesure où la mobil­ité des ingénieurs des corps tech­niques au sein de l’État démon­tre régulière­ment l’équivalence glob­ale de leur con­tri­bu­tion au prof­it de cet État. En revanche, l’harmonisation devra sans doute être mise en œuvre de façon glob­ale sur l’ensemble de la car­rière, s’il est décidé de main­tenir cer­tains dis­posi­tifs statu­taires impor­tants tels que le statut mil­i­taire des ingénieurs de l’armement (dis­posi­tif de retraite spé­ci­fique notamment).

Un sujet non traité par le rapport : le statut militaire des ingénieurs de l’armement

Ce sujet est un point sen­si­ble pour les ingénieurs de l’armement. L’alternative est sim­ple : soit le statut mil­i­taire est préservé et cela pour­rait entraîn­er des com­plex­ités dans la mise en œuvre de cer­taines dis­po­si­tions impor­tantes de la réforme, soit il est sup­primé et cela pour­rait avoir un impact sur l’attractivité du corps auprès des futurs pos­tu­lants au corps de l’armement, sur la rela­tion entre la DGA et ses inter­locu­teurs au sein du min­istère des Armées, notam­ment les armées. À ce stade, notons tout d’abord qu’un cer­tain nom­bre de postes de respon­s­abil­ités au sein de la DGA, notam­ment ceux qui sont au con­tact direct des armées, devront rester sous statut mil­i­taire (nom­bre et nature de ces posi­tions à pré­cis­er). De plus, une par­tie des mem­bres du corps tien­nent au statut mil­i­taire qu’ils ont choisi et qui a con­tribué à leur engage­ment. Les con­séquences de l’éventuel aban­don du statut mil­i­taire des ingénieurs de l’armement non seule­ment sur l’attractivité du corps de l’armement, mais égale­ment sur son impact sur les équili­bres au sein du min­istère, devront donc être appré­ciées avec soin. C’est pourquoi la CAIA vient de lancer une grande con­sul­ta­tion auprès de ses mem­bres pour bien appréci­er leur vision du pro­jet de réforme, notam­ment envers le statut mil­i­taire. Les résul­tats de cette con­sul­ta­tion sont atten­dus courant juin 2022.

Quelle solution de mise en œuvre à retenir à court terme ? 

À l’instar de la mis­sion BGL, la CAIA con­sid­ère que le scé­nario de fusion des corps tech­niques avec les admin­is­tra­teurs de l’État apporte beau­coup plus d’inconvénients que d’avantages, compte tenu notam­ment de la dif­férence impor­tante des natures de mis­sions assurées par ces organ­ismes au prof­it de l’État et du grand risque de perte de vis­i­bil­ité et donc d’attractivité que pour­raient subir les corps tech­niques. Si le scé­nario de fusion des corps tech­niques présente plusieurs avan­tages (facil­ité d’harmonisation des statuts, sim­pli­fi­ca­tion des règles de mobil­ité interne au sein de l’État…), il soulève en revanche lui aus­si un risque de perte de vis­i­bil­ité et donc d’attractivité pour cha­cun des corps tech­niques, notam­ment pour le corps de l’armement, et des com­plex­ités impor­tantes de mise en œuvre admin­is­tra­tive, notam­ment entre des corps tech­niques civils et un corps tech­nique mil­i­taire. Ce dernier prob­lème serait réglé avec la sup­pres­sion du statut mil­i­taire, mais cette éventuelle déci­sion impor­tante doit être analysée avec soin. Une étude d’impact pré­cise de cette éventuelle déci­sion pour­rait être utile­ment lancée sur l’attractivité du corps de l’armement, sur la capac­ité effec­tive de met­tre en place un sys­tème pérenne per­me­t­tant de con­fér­er un statut mil­i­taire aux fonc­tions de la DGA qui le néces­sit­eraient et, surtout, sur l’efficacité du fonc­tion­nement du min­istère des Armées, notam­ment en ce qui con­cerne les rela­tions entre la DGA et les armées. La con­sul­ta­tion en cours lancée par la CAIA per­me­t­tra de con­tribuer utile­ment à cette étude d’impact.

Dans l’attente de ce résul­tat, la CAIA pro­pose d’adopter la plu­part des mesures pré­con­isées par la mis­sion BGL avec les amé­nage­ments présen­tés plus haut et de tra­vailler en par­al­lèle à l’harmonisation max­i­male des statuts des corps tech­niques (rémunéra­tion, recrute­ment, pro­mo­tion, grade, for­ma­tion ini­tiale com­mune, mobil­ité…) dans un con­texte de main­tien de ces corps tech­niques et du statut mil­i­taire des ingénieurs de l’armement. Cela représen­tera d’ores et déjà un change­ment très sig­ni­fi­catif. S’il était établi que cette solu­tion ne puisse pas per­me­t­tre cette exploita­tion opti­male des com­pé­tences du corps de l’armement au prof­it de l’État avec l’harmonisation max­i­male des statuts et la mise en place d’un décloi­son­nement effec­tif des par­cours au sein de l’État, alors le scé­nario de fusion des corps tech­niques pour­rait être envis­agé. Il fau­dra alors veiller à préserv­er la capac­ité de la DGA à rem­plir au mieux sa mis­sion pre­mière au prof­it des forces armées, en restant notam­ment suff­isam­ment attrac­tive auprès de ses futurs cadres dirigeants. 

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