René Ravaud et Gerhard Neumann (SNECMA et GE)

Cinquante années de politique industrielle d’armement : l’envol de SAFRAN

Dossier : Les 50 ans du Corps de l'armementMagazine N°734 Avril 2018
Par Jean-Paul HERTEMAN (70)

Toute l’his­torique du groupe, depuis les moteurs Gnome et Rhône, par son ancien PDG. Le fait le plus mar­quant est la réus­site du parte­nar­i­at avec GE pour le lance­ment du CFM56, un con­trat à parts égales d’une sim­plic­ité éton­nante qu’il ne serait plus pos­si­ble de refaire aujourd’hui. 

Dès les années 60, la France est dotée d’une stratégie glob­ale de défense dont les grandes lignes ont peu var­ié et qui fait aujourd’hui encore l’objet d’un large consensus. 

C’est une stratégie de sou­veraineté sans com­pro­mis, qui n’exclut aucune­ment coopéra­tions et alliances, mais sup­pose de dis­pos­er des moyens pro­pres à con­fér­er l’autonomie de déci­sion et d’engagement, et d’en déclin­er les con­séquences au niveau des capac­ités indus­trielles d’armement.

Mon pro­pos n’est pas ici d’analyser les résul­tats de cette stratégie sur le plan des capac­ités de force, mais de partager quelques réflex­ions rel­a­tives à nos capac­ités indus­trielles, en m’appuyant sur le cas de Safran, non parce qu’il serait en soi un exem­ple, mais parce que c’est celui dont je peux par­ler le moins mal après une car­rière com­mencée au sein de la DGA et pour­suiv­ie pen­dant plus de trente ans chez Snec­ma puis Safran, d’ingénieur de recherche en matéri­aux jusqu’à sa direc­tion générale. 

REPÈRES

L’industrie de défense française générait en 2012 un chiffre d’affaire de plus de 17 Md€, pour 165 000 emplois directs et indirects, dont plus de 40 000 pour l’export, et plus de 600 entreprises de tailles petite et moyenne présentes au GIFAS-CIDEF.
Presque les deux tiers de ces emplois sont de haute qualification, principalement localisés sur le territoire national. Leur spectre s’étend du compagnon au chercheur.

UNE MAÎTRISE D’OUVRAGE FORTE ET AVISÉE

Il est utile d’évoquer d’abord le rôle du chef d’orchestre d’ensemble : la Direc­tion générale de l’armement. Rien n’est par­fait, bien sûr : les pro­grammes d’armement, même bien gérés, peu­vent comme les autres ren­con­tr­er des aléas. 

Mais au total, nous n’avons pas à rou­gir de l’efficacité de notre dis­posi­tif. Sans lui, pour un effort aujourd’hui encore inférieur à 2 % du PIB (les USA y con­sacrent 4 % d’un PIB plusieurs fois supérieur), nous ne dis­pose­ri­ons pas des capac­ités qui sont les nôtres et qui, mal­gré leurs lim­ites, rem­plis­sent les objec­tifs fixés. 

Sans lui, nous ne dis­pose­ri­ons pas d’un com­plexe indus­triel de sou­veraineté au 2e ou 3e rang mon­di­al, bien au-delà de notre poids économique et indus­triel réel. L’importance de cet ensem­ble dépasse son rôle de con­tribu­teur à notre sécu­rité. Avec des pris­es de com­mande à l’exportation de 5,3 mil­liards d’euros en moyenne depuis dix ans, il con­stitue la pre­mière com­posante expor­ta­trice de notre bal­ance des paiements. 

UN DISPOSITIF SINGULIER ET PERFORMANT

Notre dis­posi­tif a fait preuve d’efficacité, et c’est en par­tie pour deux principes sim­ples et forts qui régis­sent depuis tou­jours l’action de notre maîtrise d’ouvrage : son champ d’intervention s’étend du plus en amont, la R & T (Col­bert faisant semer les chênes de la forêt de Tronçais…), jusqu’au plus en aval, le main­tien en con­di­tions opéra­tionnelles ; les hommes et les femmes en charge de cette maîtrise d’ouvrage, même s’ils spé­ci­fient, achè­tent, sur­veil­lent et ori­en­tent, mais ne dévelop­pent, ni ne réalisent, ni ne con­stru­isent, ni ne sou­ti­en­nent plus eux-mêmes, con­ser­vent de solides com­pé­tences techniques. 

“ Première composante exportatrice de notre balance des paiements ”

Parce que les lois de la physique et la tech­nique seront tou­jours plus « têtues » que toutes les autres ! Et parce que ni les mécan­ismes de marché, ni les meilleurs référen­tiels de man­age­ment ne dis­penseront jamais de savoir faire, ici ou là, des carot­tages en pro­fondeur pour s’assurer que tout se passe bien comme on l’a non seule­ment spé­ci­fié, mais aus­si voulu et pensé. 

Dans un monde en pro­fonde évo­lu­tion, ces principes ont, je crois, voca­tion à demeur­er des invari­ants par­mi nos fac­teurs de succès. 

DE GNOME À SAFRAN, LA CONSTRUCTION D’UN LEADER GLOBAL

Au cours de l’histoire de plus de cent années, la stratégie de Safran n’a pas var­ié et la con­stance avec laque­lle ses équipes dirigeantes suc­ces­sives l’ont mise en œuvre – à un instant près de flot­te­ment pas­sager dans les années 90, où les béné­fices du CFM56 sem­blaient par trop tarder – est remarquable. 

À l’origine (sous l’angle indus­triel car, juridique­ment par­lant, Safran est l’héritier de Sagem), il y a Gnome, créée en 1905 par les frères Seguin, désireux de diver­si­fi­er leur activ­ité de forg­eron dans le secteur nais­sant des moteurs d’aviation.

Gnome absorbe très vite son con­cur­rent Le Rhône. « Gnome & Rhône » devient en 1915 le pre­mier con­struc­teur mon­di­al de moteurs d’avions, alors exclu­sive­ment à usage militaire. 

Au sor­tir de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, tout est à refaire. Ce sera sous la forme d’une société nationale, regroupant l’ensemble des motoristes aéro­nau­tiques français et s’appuyant sur l’expertise d’ingénieurs alle­mands, d’origine BMW. 

Dès les années 50–60, les moteurs Atar de Snec­ma appor­tent au Vau­tour de la Société nationale des con­struc­tions aéro­nau­tiques du Sud-Ouest, puis à la lignée des avions de com­bat de Das­sault, la propul­sion à réac­tion dont ils ont besoin. 

L’ÉPOPÉE TRANSATLANTIQUE

C’est à l’orée des années 70 que se pro­duit l’impulsion stratégique déter­mi­nante. La per­cée dans la propul­sion aéro­nau­tique civile, recher­chée depuis plusieurs années déjà (l’Olympus du Con­corde), va se con­cré­tis­er avec le CFM56. 


René Ravaud et Ger­hard Neumann

Cette per­cée était con­sid­érée comme vitale par les dirigeants de l’époque, soucieux de péren­nis­er l’outil indus­triel que le suc­cès du cou­ple Mirage / Atar avait per­mis de créer. 

Aucun motoriste dans le monde présent dans le secteur civ­il à la sor­tie de la Sec­onde Guerre mon­di­ale n’avait réus­si une telle per­cée et, à ce jour, Snec­ma / Safran reste le seul à l’avoir fait. Cela est dû à deux choix struc­turants : un pro­duit forte­ment inno­vant (25 % de con­som­ma­tion et 50 % de bruit en moins), car de fait le marché n’avait pas eu lui-même besoin d’un nou­v­el acteur ; un parte­nar­i­at avec un acteur appor­tant d’emblée une force com­mer­ciale et de sup­port client d’envergure mondiale. 

La stratégie se matéri­alis­era avec l’alliance, un peu improb­a­ble au départ, mais con­sid­érée aujourd’hui comme le meilleur exem­ple de parte­nar­i­at indus­triel jamais mis en œuvre, entre l’américain Gen­er­al Elec­tric et Snec­ma, autour de leur enfant com­mun, le CFM56 (CF comme Com­mer­cial Fan, mar­que de GE, et M56 désig­na­tion de l’avant-projet de Snecma). 

La genèse sera longue et com­plexe, et n’aurait sans doute pas débouché sans la ténac­ité de René Ravaud pour Snec­ma et Ger­hard Neu­mann pour GE, et leur con­fi­ance mutuelle. 

Au plan com­mer­cial, le décol­lage sera tardif et timide, avec des remo­tori­sa­tions de DC8 et KC135. Puis, ce sera l’envol du Boe­ing 737 motorisé CFM56, puis de l’Airbus A320. 

UN SUCCÈS SANS PRÉCÉDENT

Suc­cès sans précé­dent dans l’histoire : plus de 30 000 moteurs, un décol­lage toutes les deux secondes. 

IMPULSION POLITIQUE

Au plan politique, il faudra un tête-à-tête entre Richard Nixon et Georges Pompidou en 1973 pour surmonter les réticences de l’administration américaine.

Suc­cès du pro­duit qui apporte les gains de per­for­mance promis et, en même temps, une fia­bil­ité très supérieure à celle de la généra­tion précé­dente, avec un avan­tage notable en coûts de maintenance. 

Mais suc­cès aus­si de la for­mule très orig­i­nale mise en place par les pères fon­da­teurs de l’accord : tout est partagé 50 / 50, les revenus, les déci­sions, les tâch­es (com­mer­ciales sur une base géo­graphique, de développe­ment et de pro­duc­tion sur une base tech­nique), et même les coûts de garantie et rétro­fits éventuels (sans per­dre un instant à chercher qui est défail­lant, parce que, in fine, cela s’équilibre sur la durée), et cha­cun fait son affaire de ses coûts internes. 

“ Un partenariat fondé sur la communauté d’intérêt et la confiance ”

Il n’y a pas de trans­fert de tech­nolo­gie, cha­cun s’oblige à l’excellence dans sa par­tie : c’est le meilleur gage de péren­nité du parte­nar­i­at. Il n’y a pas de mai­son mère, pas de super­struc­ture coif­fant les équipes de GE et Snecma. 

Tout est fondé sur la com­mu­nauté des intérêts et sur la con­fi­ance. Et cela marche ! Dom­mage qu’aujourd’hui le con­texte ne se prête pas à des mon­tages d’une telle sim­plic­ité et d’une telle effi­cac­ité dans le monde de l’industrie de défense européenne… 

L’histoire, extra­or­di­naire, con­tin­ue avec le suc­cès de la « sec­onde généra­tion », celle du LEAP que l’on retrou­ve sur le B737 Max, l’A320 Neo et le chi­nois C919, et dont le suc­cès s’annonce au moins aus­si écla­tant que celui de son prédécesseur (plus de 13 000 com­man­des un an après l’entrée en service). 

VERS UN GROUPE DE TAILLE MONDIALE

Le Rafale postcombustion allumée
Le Rafale post­com­bus­tion allumée

Brique après brique, le groupe con­solide ses activ­ités, à la recherche de la taille cri­tique indis­pens­able à une indus­trie mon­di­al­isée. Ce sera l’intégration de Tur­bomé­ca, pio­nnier et leader des tur­bines d’hélicoptères. Celle aus­si, dans la propul­sion spa­tiale, des activ­ités de SNPE, puis le rassem­ble­ment ver­ti­cal (car il n’existe pas véri­ta­ble­ment de marché ouvert des propulseurs de fusée) avec Airbus. 

Le domaine des autres équipements aéro­nau­tiques con­tribuera à con­stru­ire un ensem­ble qui se situe aujourd’hui au 3e rang mon­di­al, der­rière Unit­ed Tech­nolo­gies et GE Avi­a­tion : trains d’atterrissage et freinage, nacelles, câblages élec­triques, trans­mis­sion de puis­sance, élec­tron­ique embar­quée et, très récem­ment, Zodi­ac Aerospace. 

LA FUSION AVEC SAGEM

Dans cette con­struc­tion de Safran est sur­venu un événe­ment un peu atyp­ique : la fusion avec Sagem, qui s’inscrivait sans doute plus dans un con­texte d’ouverture pro­gres­sive du cap­i­tal que dans une stricte démarche industrielle. 

“ L’État est à la fois client, stratège et actionnaire ”

Une fois les dif­fi­cultés de départ sur­mon­tées, le bilan n’est, avec le recul, pas négatif : pour la Défense, qui a vu ain­si l’innovante Sagem s’adosser à un ensem­ble solide et à la cul­ture méthodologique rigoureuse ; pour la col­lec­tiv­ité nationale et sa sécu­rité, comme pour les action­naires de Safran qui ont vu dans le sil­lage de l’opération se dévelop­per, au sein du groupe, une com­posante « hautes tech­nolo­gies de sécu­rité » de rang mon­di­al, cédée ensuite avec une forte créa­tion de valeur. 

Enfin, et ce n’est pas anec­do­tique, la dif­fi­culté qu’il y avait à « ven­dre l’histoire » aux marchés financiers a con­duit Safran à avancer à marche for­cée dans la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion de sa com­mu­ni­ca­tion et rela­tion aux investisseurs… 

LE FINANCEMENT DE LA R & D, FACTEUR ESSENTIEL

De façon tout aus­si essen­tielle, la stratégie de Safran repose sur l’investissement en R & D et l’innovation. On n’accède pas à la cour des grands d’un monde de haute tech­nolo­gie en étant plus petit que les pre­miers d’entre eux, sans con­sen­tir un effort de développe­ment sur fonds pro­pres plus impor­tant, en valeur rel­a­tive au moins. 

LES LIMITES DE L’AUTOFINANCEMENT DANS LA DÉFENSE

Dans le domaine de la défense, les perspectives de retour sur autofinancement sont rares, car les volumes sont beaucoup plus faibles, les développements plus complexes et coûteux en proportion des séries, la spécification de besoin très régalienne, difficile à anticiper et rarement générique.

CONTRÔLER LES INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS

Il est important que l’État s’assure que les investissements étrangers – par ailleurs bienvenus – ne mettent pas en péril sa security of supply en armement et technologies critiques, car la sécurité globale de notre pays en dépend.
Notre grand allié américain – qu’on ne peut suspecter d’antilibéralisme primaire ! – le fait avec force et efficacité (CFIUS), la France et l’Europe ont tout à gagner à poursuivre leurs efforts en ce sens.

Dans le domaine civ­il, la bar­rière d’entrée est très haute et les retours sont par­fois loin­tains dans le temps. 

Au glob­al, l’auto-investissement de Safran en R & D évolue autour de 10 % de son chiffre d’affaires. Cela se traduit en des inno­va­tions de rup­ture ou incré­men­tales, du pre­mier moteur rotatif Gnome au CFM56, puis au LEAP et sa souf­flante en com­pos­ite 3D, les freins car­bone, le freinage et le roulage élec­trique et les innom­brables pépites de Sagem. 

L’ÉTAT, CLIENT ET ACTIONNAIRE

L’une des par­tic­u­lar­ités de Safran et d’une par­tie du tis­su indus­triel de sou­veraineté française est que l’État y est à la fois client pour ses équipements de défense, stratège et action­naire. Orig­i­nal­ité française, ce dis­posi­tif, bien ancré dans notre cul­ture, est par­fois l’objet de critiques. 

En réal­ité, il peut s’avérer très appro­prié et effi­cace, mais à une con­di­tion sine qua non, pas tou­jours facile à respecter : que cela n’entrave en rien la bonne gou­ver­nance de l’entreprise. Le cas de Safran mon­tre que c’est pos­si­ble. L’appui de Georges Pom­pi­dou et de ses équipes a été décisif au moment du lance­ment du CFM56, et la façon dont l’État, à l’époque action­naire à 98 %, a soutenu le pro­jet dans ses débuts laborieux, a été remar­quable de clair­voy­ance et de constance. 

Il peut y avoir des dif­férences d’appréciation et débats, comme au sein de tout gou­verne­ment d’entreprise ! Mais pour peu que les con­flits d’intérêts occa­sion­nels soient gérés de manière appro­priée, et ils le furent, l’État n’a jamais obéré la gou­ver­nance de Safran et l’a même par­fois énor­mé­ment aidé à sur­pass­er des difficultés. 

Certes, la « recette française » n’est pas applic­a­ble à toutes les cir­con­stances ni à toutes les entre­pris­es, et il faut faire preuve de prag­ma­tisme. Quant aux mul­ti­ples PME sou­vent ciblées sur des nich­es tech­nologiques, bien évidem­ment la recette ne leur est pas adap­tée du tout. 

DUALITÉ CIVIL-DÉFENSE : FORCES ET LIMITES

La démon­stra­tion de l’intérêt pour une société d’armement de dériv­er toutes les appli­ca­tions civiles pos­si­bles de ses tech­nolo­gies de défense n’est pas à faire. C’est même, lorsque le domaine s’y prête, une néces­sité absolue. Les retombées pour la Défense et la nation sont nom­breuses et importantes. 

Le réacteur CFM56
Le réac­teur CFM56.

Ce qu’il ne faut en revanche surtout pas atten­dre de la dual­ité, c’est qu’elle per­me­tte de relâch­er l’effort de finance­ment de R & D de défense, au motif que l’industriel béné­ficierait de flux de tré­sorerie impor­tants grâce à son activ­ité civile. 

Pour l’entreprise, détourn­er des fonds pro­pres au prof­it d’activités moins créa­tri­ces de valeur (car plus risquées, plus con­traintes et à moin­dre poten­tiel de crois­sance) que celles qui les ont générés, serait tout sim­ple­ment une faute de gestion. 

Pour la Défense et la nation, ce sont les bien­faits de la dual­ité qui seraient alors per­dus, et ils dépassent de plusieurs ordres les sup­posées économies budgé­taires. Nous avons atteint un seuil min­i­mal de finance­ment pub­lic de la R & D de défense. 

La France a tout intérêt à y inve­stir si pos­si­ble plus et mieux. N’oublions pas que cer­tains pays, dont les plus puis­sants d’entre eux, n’hésitent pas à soutenir – et avec quelle force – leurs tech­nolo­gies duales au tra­vers des bud­gets de défense et agences associées. 

C’est à ce prix que les cinquante années passées seront suiv­ies de nou­veaux suc­cès pour l’industrie française d’armement.

Commentaire

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DELORMErépondre
17 avril 2018 à 7 h 16 min

René RAVAUD
J’estime que c’est bien grâce à la très forte déter­mi­na­tion du prési­dent Ravaud que la SNECMA a ‘’décol­lé’’ et est dev­enue un motoriste mon­di­al, en assur­ant la réus­site du CFM56 puis en lançant le développe­ment du moteur du Rafale.

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