La réduction de la durée légale du travail une fausse solution à un vrai problème

Dossier : ExpressionsMagazine N°534 Avril 1998Par : Alain TRIBOULET (48)

Je sais : ce n’est pas rai­son­nable. Polé­mi­quer avec le major de ma pro­mo­tion n’est pas rai­son­nable. Lui, spé­cia­liste recon­nu de l’é­co­no­mie et de la com­mu­ni­ca­tion. Moi, citoyen ama­teur. Le pot de terre…

Je ne m’at­tar­de­rai pas sur la forme ; sur l’é­ton­nante accu­mu­la­tion d’af­fir­ma­tions abruptes des neuf pages du texte : plus sen­ten­cieux que moi tu meurs…

Je vou­drais, m’en tenant au fond , d’a­bord rele­ver, à titre d’exemple, une demi-dou­zaine de ce que je qua­li­fie­rai de bizar­re­ries, puis en venir à cinq points principaux.

• Page 11, 1re colonne

» La réduc­tion serait par­ti­cu­liè­re­ment défa­vo­rable pour les per­sonnes … les plus tou­chées par le chô­mage, a savoir les peu qua­li­fiés et les peu diplô­més « . (Idée reprise plu­sieurs fois, sans crainte de la redondance.)

S’il s’a­gis­sait de sou­li­gner que les moins qua­li­fiés (re)trouveront moins faci­le­ment du tra­vail que les autres, OK. Mais ce qui est énon­cé, je ne pense pas tra­hir en tra­dui­sant, c’est que des sala­riés peu qua­li­fiés actuel­le­ment employés seraient exclus du tra­vail du fait de la RTT (qui serait « défa­vo­rable » à leur caté­go­rie). Énon­cé, mais pas démon­tré : les auteurs font l’hy­po­thèse impli­cite que la ten­dance – réelle, bien sûr – à la méca­ni­sa­tion induite par le relè­ve­ment des salaires horaires pré­vau­drait sur l’ef­fet visé par les pro­mo­teurs de la RTT (et pure­ment et sim­ple­ment igno­ré par les auteurs) : la créa­tion d’emplois, y com­pris d’emplois non qua­li­fiés. Hypo­thèse impli­cite n’est pas démons­tra­tion ! Conclure que la RTT » aggra­ve­rait la situa­tion des per­sonnes les plus tou­chées par le chô­mage » et bap­ti­ser cela un « ensei­gne­ment » relève plus de l’af­fir­ma­tion dog­ma­tique que d’un rai­son­ne­ment rigou­reux, me semble-t-il.

• Page 15 , 2e colonne

…« l’hé­té­ro­gé­néi­té de la force de tra­vail ». risque de se tra­duire par une ten­sion pour cer­tains emplois et la per­sis­tance du chô­mage pour cer­tains autres « . C’est bien vrai. Mais c’est vrai en per­ma­nence, RTT ou pas !

Alors que la RTT a pour but de créer des emplois – et pas de régler tous les pro­blèmes -, lui impu­ter de lais­ser « non trai­tée » cette « ques­tion déci­sive »… manque de rigueur, pour employer une litote.

Mais cela me donne l’oc­ca­sion d’é­vo­quer un fait , que j’ai ample­ment consta­té dans ma car­rière pro­fes­sion­nelle (et je suis sûr de ne pas être le seul à l’a­voir consta­té); un fait qui méri­te­rait, je crois, une place dans le débat en cours : l’ap­ti­tude de nom­breux « peu qua­li­fiés » à accé­der, rapi­de­ment, à la caté­go­rie des « qua­li­fiés », pour peu que leur entre­prise se donne la peine de cher­cher à valo­ri­ser son capi­tal humain. Effet posi­tif de la « ten­sion » men­tion­née. Comme dans d’autres domaines, l’hé­té­ro­gé­néi­té peut débou­cher sur la ségré­ga­tion, ou sur l’in­té­gra­tion, selon ce qu’on veut et ce qu’on fait.

• Page 11 , 2′ colonne

Le cas d’en­tre­prises où il serait pos­sible à la fois, dans le cadre de la RTT, « d’embaucher, de réor­ga­ni­ser (avec l’ac­cord des sala­riés) et de rendre plus effi­cace l’en­tre­prise » n’est évi­dem­ment pas « géné­ra­li­sable à l’en­semble de la France ». Mais qui, sinon les auteurs, pro­cède à une « géné­ra­li­sa­tion abu­sive tirée de cas par­ti­cu­liers » en en dédui­sant que « la réduc­tion de la durée légale du temps de tra­vail s’a­vère (sic) une fausse solu­tion à un vrai pro­blème » ? Faut-il ici encore par­ler de rai­son­ne­ment peu rigou­reux, ou de pas de rai­son­ne­ment du tout ? La RTT pré­vue par la loi crée­ra-t-elle glo­ba­le­ment des emplois, oui ou non ? Si c’est oui (et seuls quelques inté­gristes le contestent ; c’est sur leur nombre qu’on dis­cute), on ne peut pas ne pas conclure que la RTT est une vraie solu­tion, par­mi d’autres, certes, au (vrai) pro­blème du chômage.

Page 13, 1″ colonne

Les auteurs observent à juste titre qu’aux salaires directs des sala­riés s’a­joutent, dans ce qu’ils coûtent à leurs employeurs, des frais annexes de bureau, tickets res­tau­rant, carte orange, etc.

Mais est-il légi­time d’en déduire qu’il est « plus effi­cace de redis­tri­buer les reve­nus que de redis­tri­buer le tra­vail par une réduc­tion de la durée du tra­vail « ? L’ex­plo­sion du tra­vail à temps par­tiel n’est-elle pas la preuve du contraire ?

Page 14, 2e colonne

Il s’a­git à pré­sent de l’ex­ploi­ta­tion, à mon avis spé­cieuse, de don­nées sta­tis­tiques. Le rai­son­ne­ment tenu est le suivant :

1) Le pas­sage de 40 à 39 heures a per­mis de créer (1) dans les 35 000 emplois.

2) À par­tir d’un modèle macroé­co­no­mé­trique, » avec le plus de don­nées pos­sibles « , on en a trou­vé quatre fois plus.

3) On va donc conclure que ce modèle n’est pas satis­fai­sant ? Non ! On va extra­po­ler sans mol­lesse les résul­tats issus de ce modèle, répu­té « décrire fine­ment le mar­ché du tra­vail » (!), rele­ver leur » contra­dic­tion abso­lue » avec diverses pré­vi­sions de tenants du RTT…, et lais­ser le lec­teur conclure que ces der­nières ne valent rien. D’au­tant plus que le pas­sage à 32 heures (n”)accroîtrait l’emploi (que) de 2 %, d’a­près une « étude de l “UIMM » (dont l’ob­jec­ti­vi­té en la matière n’est évi­dem­ment pas douteuse … ).

Ne serait-il pas oppor­tun d’a­dres­ser une cri­tique » à une cer­taine lec­ture de simu­la­tions éco­no­mé­triques ten­dant à voir dans ces exer­cices (une) preuve défi­ni­tive « , comme le sug­gèrent les auteurs page 15, 2e colonne – dans une pers­pec­tive qui n’est pas auto­cri­tique, il est vrai ..

Page 14, 3e colonne

Les entre­prises recourent mas­si­ve­ment aux heures sup­plé­men­taires, pour évi­ter d’embaucher ? Voi­là les heures sup­plé­men­taires répu­tées « plé­bis­ci­tées » (par les sala­riés, cela va de soi)!

Page 19, 3e colonne

Enfin, ne peut-on pas qua­li­fier de bizar­re­rie le fait que, après vingt-deux colonnes consa­crées à (tirer à bou­lets rouges sur) la RTT, les auteurs sortent brus­que­ment de leur(s) chapeau(x) trois lapins : annua­li­sa­tion , nou­veaux contrats de tra­vail, reve­nu mini­mum garan­ti pour tous, sans pré­ci­ser d’ailleurs ce que l’on pour­rait espé­rer en obte­nir, ni ce que cela coû­te­rait, et à qui…

J’ai annon­cé en com­men­çant une demi-dou­zaine de bizar­re­ries. Je n’en évo­que­rai donc pas d’autres. Mais il reste l’essentiel.

I – En cli­gnant des yeux pour ne pas voir les détails, je me demande si, muta­tis mutan­dis, l’en­semble de l’ar­ticle n’au­rait pu être écrit en 1936, par rap­port aux 40 heures et aux congés payés, ou en 1968, par rap­port à la 3e semaine, ou en 1982 , par rap­port à la 5e semaine, aux 39 heures et à la retraite à 60 ans, chaque fois pour « démon­trer » qu’il s’a­gis­sait de « fausses solu­tions « , et « archaïques » qui plus est… Et pour­tant, elle tourne…

II – « L’ob­ser­va­tion de la ten­dance sécu­laire à la baisse du temps de tra­vail » est un « argu­ment fort » des « par­ti­sans du par­tage du tra­vail » (page 15 , 3e colonne). Puis­qu’il s’a­git, effec­ti­ve­ment, d’un « argu­ment fort », on aurait espé­ré, de l’é­co­no­miste che­vron­né qu’est le prin­ci­pal auteur, une ana­lyse détaillée du phé­no­mène, une pon­dé­ra­tion des prin­ci­pales causes qui l’ont induit, ou frei­né : accrois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té, effets des guerres sur l’é­vo­lu­tion du nombre d’hommes actifs et sur les besoins de recons­truc­tion, arri­vée mas­sive des femmes sur le mar­ché du tra­vail, déve­lop­pe­ment du temps par­tiel, mon­dia­li­sa­tion et délo­ca­li­sa­tions, etc.; éga­le­ment, un coup de pro­jec­teur sur ce qui s’est pas­sé depuis 1982, année des der­nières baisses légales : y a‑t-il eu pour­suite de la » ten­dance sécu­laire » (pro­lon­ga­tion des études, temps par­tiel), ou grip­page de cette ten­dance et accu­mu­la­tion d’un retard, que le pas­sage rapide à 35 heures contri­bue­rait à résor­ber, ou encore achè­ve­ment nor­mal du cycle de cette ten­dance, et alors pourquoi ?

En fait, l’a­na­lyse est rem­pla­cée par une phrase : « Rien ne garan­tit que cette ten­dance se pour­sui­vra indé­fi­ni­ment » (certes !) et, en lieu et place de rai­son­ne­ments, par une com­pi­la­tion de don­nées rela­tives à la situa­tion, ou à l’é­vo­lu­tion de la situa­tion, en France et dans divers pays étran­gers, sans d’ailleurs de réfé­rences de sources (ni d’an­nées, sauf excep­tion) ; et de toute façon com­pa­rai­son n’est pas rai­son… Com­pi­la­tion qui, par un rac­cour­ci sai­sis­sant, est cen­sée appor­ter la jus­ti­fi­ca­tion de la « conclu­sion » mar­te­lée : « une dimi­nu­tion auto­ri­taire du temps de tra­vail est une fausse solu­tion dans la lutte contre le chô­mage »… « Fina­le­ment (sic), la baisse du temps de tra­vail semble (sic) être une concep­tion archaïque « …

J’ai lu et relu l’ar­ticle. Je reste sur ma faim. Je n’ar­rive pas à voir dans cette » conclu­sion » autre chose que l’ex­pres­sion d’une opi­nion. L’ar­gu­ment fort reste fort .

III – Jamais évo­quée expli­ci­te­ment, mais en per­ma­nence sous-jacente, est la notion du néces­saire main­tien de la com­pé­ti­ti­vi­té. Tout se passe comme si le prix de revient d’une pro­duc­tion don­née (ou de sa com­mer­cia­li­sa­tion) devait, par hypo­thèse, être invariable.

Or :
• Si la » guerre des prix » (page 13, 2e colonne) oppose entre elles des entre­prises à l’in­té­rieur de la France (cas de nom­breux ser­vices, des trans­ports, etc.), le relè­ve­ment géné­ral des masses sala­riales accom­pa­gnant la RTT ne bou­le­verse pas for­cé­ment l’é­qui­libre du mar­ché ; le trans­fert glo­bal des consom­ma­teurs aux sala­riés est une autre affaire.

• Si l’on se réfère aux » par­te­naires étran­gers « , donc au mar­ché international :

- ce n’est qu’une frac­tion de l’é­co­no­mie natio­nale qui est en cause ,

- cette frac­tion de l’é­co­no­mie a ample­ment prou­vé son apti­tude à digé­rer les énormes varia­tions du cours du dol­lar, bien supé­rieures à ce qu’in­dui­rait l’aug­men­ta­tion des masses sala­riales décou­lant de la RTT si celle-ci était inté­gra­le­ment réper­cu­tée sur les prix ;

- au pré­sent, l’ex­cé­dent de la balance com­mer­ciale atteste l’exis­tence d’une notable marge de compétitivité.

Est-il donc légi­time, est-il donc objec­tif, de n’en­vi­sa­ger aucune réper­cus­sion de la RTT sur les prix)

IV – Même com­men­taire quant à une notion encore plus impor­tante – capi­tale – , encore moins évo­quée dans l’ar­ticle si c’est pos­sible, et tout aus­si sous-jacente, celle du main­tien des marges des entre­prises : MBA pro­pre­ment dites, direc­te­ment ; et charges finan­cières des entre­prises, c’est-à-dire marges du sys­tème ban­caire. Il est assez sidé­rant qu’un spé­cia­liste de l’é­co­no­mie – et de la ges­tion des entre­prises – n’y fasse pas l’ombre d’une allu­sion. Car tout de même le prin­ci­pal argu­ment des par­ti­sans de la RTT sans perte de salaire (et puisque c’est le prin­ci­pal, il aurait été conve­nable au moins de le men­tion­ner, et d’es­sayer d’en démon­trer l’i­na­ni­té s’il est mau­vais), c’est que la répar­ti­tion du reve­nu natio­nal entre masse sala­riale (charges incluses) et épargne brute des entre­prises est actuel­le­ment, en France , plus favo­rable à cette der­nière qu’elle n’a jamais été, que les marges sont flo­ris­santes – le CAC 40 en rend compte‑, et qu’il est donc pos­sible, toutes choses égales par ailleurs quant à la pro­duc­tion et aux prix, d’aug­men­ter la masse sala­riale , effet méca­nique de la RTT sans perte de salaire ; effet méca­nique, sur un plan plus géné­ral, du recul du chô­mage (car en fait c’est bien de faire recu­ler le chô­mage sans attendre qu’é­ven­tuel­le­ment la crois­sance y arrive qu’il s’a­git). Se conten­ter d’é­pi­lo­guer sur le par­tage des seuls reve­nus du tra­vail entre sala­riés et chô­meurs, c’est occul­ter l’es­sen­tiel ! Et comme il n’est pas pos­sible qu’il y ait là un simple oubli, je dois dire que je trouve cela très vilain !

V – Un véri­table pro­blème d’é­co­no­miste serait l’é­va­lua­tion des diverses consé­quences du pas­sage à 35 heures : réduc­tion du chô­mage, donc du coût du chô­mage, et notam­ment de la charge (et du taux) des coti­sa­tions aux ASSEDIC ; accrois­se­ment du reve­nu des ex-chô­meurs, donc de leurs coti­sa­tions à la Sécu­ri­té Sociale (avec pers­pec­tive de réduc­tion du taux de ces autres coti­sa­tions sociales), du ren­de­ment de la TVA, etc. ; et à terme, ce n’est évi­dem­ment pas de 11,2 % qu’aug­men­te­raient les charges sala­riales horaires, mais de com­bien ? Là-des­sus, à nou­veau, le vide .

Je résume :

• Un long texte où l’on charge la RTT pro­je­tée de tous les péchés d’Is­raël, en affir­mant sans démon­trer ; où la com­pi­la­tion tient lieu de rai­son­ne­ment. Mais de mise en cause de la vali­di­té des argu­ments invo­qués par les pro­mo­teurs de la loi des 35 heures, point.

• La jus­ti­fi­ca­tion de la RTT par la pro­lon­ga­tion de la ten­dance (à l’ac­crois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té)? Contes­tée, sans expli­ca­tion logique.

• Les varia­tions de com­pé­ti­ti­vi­té éven­tuel­le­ment induites par la RTT ? Pro­blème ignoré.

• Le rééqui­li­brage salaires/profits, prin­ci­pal moyen de finan­cer la RTT (et le recul du chô­mage)? Igno­ré aussi.

• Les inci­dences concrètes sur les flux finan­ciers des grands orga­nismes sociaux et de l’E­tat, et en défi­ni­tive sur les taux des pré­lè­ve­ments ? Igno­rées encore.

Est-ce moi qui ai d’é­normes oeillères en lisant mon cama­rade Lesourne ou… ?

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