La recherche, un sacerdoce comme les autres

Dossier : Premier PasMagazine N°697 Septembre 2014
Par Anne COLLINS (02)

“ Les sci­ences cog­ni­tives ? Mais ma pau­vre fille, c’est le miroir aux alouettes ! »

Ain­si me con­seil­lait un des pro­fesseurs de ma majeure de math­é­ma­tiques fon­da­men­tales lorsque je lui présen­tai mes hési­ta­tions sur la suite de mon ori­en­ta­tion académique, jusqu’alors fer­me­ment fixée vers une thèse en math­é­ma­tiques pures.

La plu­part des con­seils obtenus à l’époque au sein de l’École con­cor­daient : ce nou­veau domaine auquel je m’intéressais n’était pas digne de l’attention d’une vraie scientifique.

REPÈRES

Les sciences cognitives regroupent les disciplines scientifiques dédiées à la description et à l’explication des mécanismes de la pensée humaine, animale ou artificielle. Elles reposent sur l’étude et la modélisation de phénomènes tels que la perception, l’intelligence, le langage, le calcul ou le raisonnement.
Les sciences cognitives utilisent conjointement des données issues de nombreuses branches de la science, comme la linguistique, l’anthropologie, la psychologie, les neurosciences, la philosophie ou l’intelligence artificielle.

La découverte

Quant à moi, je fus fascinée de décou­vrir qu’on pou­vait étudi­er la cog­ni­tion par la méth­ode sci­en­tifique, qu’il était pos­si­ble d’appliquer des analy­ses quan­ti­ta­tives rigoureuses à des phénomènes aus­si apparem­ment inac­ces­si­bles que l’intelligence, la mémoire, l’apprentissage, et même la conscience.

“ Une discipline à la croisée de beaucoup d’autres ”

La recherche avance à très grands pas dans cette jeune dis­ci­pline, située à la croisée de beau­coup d’autres : la médecine, la biolo­gie, l’informatique, dont l’intelligence arti­fi­cielle, les math­é­ma­tiques appliquées avec en par­ti­c­uli­er une branche des sta­tis­tiques, le machine learn­ing, et bien sûr la psy­cholo­gie expérimentale.

Les avancées con­sid­érables des dernières années dans notre com­préhen­sion du cerveau, et de son rôle comme sub­strat du com­porte­ment, de la pen­sée et l’esprit, ont reposé de manière cru­ciale sur l’interaction per­ma­nente entre ces domaines.

LES ÉTAPES CLASSIQUES

Mes activités journalières de recherche sont variées, mais incluent toutes les étapes typiques de la recherche scientifique. Je travaille à l’élaboration de protocoles expérimentaux me permettant d’isoler les comportements qui m’intéressent et programme ces expériences. J’interagis avec les assistants de recherche qui font passer ces expériences à mes sujets d’intérêt : le plus souvent de jeunes adultes, mais occasionnellement des patients atteints de la maladie de Parkinson ou d’autres pathologies. J’analyse les données obtenues.
Je développe et simule des modèles mathématiques qui rendent compte quantitativement des comportements et signaux neuronaux que j’observe, et j’utilise ces modèles pour formaliser des théories expliquant le traitement et l’utilisation d’informations par notre cerveau, ce qui me permet de fermer la boucle : tester les nouvelles prédictions de ces théories par d’autres expériences.
Je passe bien sûr un temps important à rédiger mes résultats pour publication, et à lire des articles de recherche.

Le choix de la recherche

Pour par­ticiper à cette recherche, j’ai donc décidé de pour­suiv­re en qua­trième année d’École un mas­ter 2 de sci­ences cog­ni­tives à Paris, puis une thèse au lab­o­ra­toire de neu­ro­sciences cog­ni­tives, une unité de l’INSERM ini­tiale­ment à Pierre-et-Marie-Curie, puis à l’École nor­male supérieure, défendue en jan­vi­er 2010.

Ce domaine est à la fois mieux recon­nu et beau­coup plus répan­du aux États-Unis : la plu­part des uni­ver­sités y offrent des cur­sus de (neu­ro) sci­ences cog­ni­tives dès la licence et ont un départe­ment de recherche dédié. J’ai donc décidé d’enchaîner avec un post­doc au Lab­o­ra­to­ry for Neur­al Com­pu­ta­tion and Cog­ni­tion à l’université Brown, près de Boston, où je me trou­ve tou­jours actuellement.

J’y étudie l’apprentissage et la prise de déci­sion par des régions anci­ennes du cerveau (les gan­glions de la base) et par des régions par­ti­c­ulière­ment dévelop­pées chez les humains et les adultes (le cor­tex préfrontal).

Heurs et malheurs

La vie de chercheuse sci­en­tifique a ses hauts et ses bas, et j’ai par­fois trou­vé que l’expérience pou­vait être par­ti­c­ulière­ment soli­taire. La recherche est une activ­ité intrin­sèque­ment risquée et de long terme. Au jour le jour, il y a peu de grat­i­fi­ca­tions telles que celles apportées par la sat­is­fac­tion d’un tra­vail accompli.

“ Publish or perish ”

Les moments de suc­cès sont rares. Ceux de mes pro­jets qui ont abouti ont pris entre deux et six ans, et des mois de tra­vail peu­vent n’aboutir à rien : c’est l’incertitude fon­da­men­tale de la recherche, expéri­men­tale ou théorique.

Une autre dimen­sion de l’incertitude de la recherche académique est la pré­car­ité des postes, sou­vent liés à l’obtention de finance­ments extrême­ment con­traig­nants et com­péti­tifs à obtenir.

Mal­gré des sou­tiens admin­is­trat­ifs sou­vent effi­caces, beau­coup d’énergie et de temps sont donc absorbés à sim­ple­ment obtenir les moyens matériels de con­tin­uer sa recherche à court terme, ce qui peut en con­train­dre l’orientation de manière néfaste : Pub­lish or perish.

Trois étapes essen­tielles de la recherche en sci­ences cognitives
Un sujet passe une expéri­ence pen­dant que l’activité élec­trique du cerveau est enreg­istrée par des élec­trodes d’un élec­troencéphalo­gramme (EEG).
Anne COLLINS (02) présente les résultats de ses recherches
La présen­ta­tion des résul­tats à des con­férences est une étape de dis­cus­sion essentielle.
Une analyse statistique du fonctionnement du cerveau.
Une analyse sta­tis­tique per­met d’extraire les régu­lar­ités tem­porelles (en haut) et spa­tiales (en bas) du sig­nal, et d’observer le fonc­tion­nement du cerveau.

DES PERSPECTIVES DIFFICILES

Sur le plan de la carrière, il est parfois difficile d’accepter la lenteur de la progression professionnelle. Mes camarades de promotion avancent dans les rangs de leurs entreprises et perçoivent des salaires que je n’atteindrai jamais. Pendant ce temps, le monde académique exige toujours de moi de travailler sur des postes de courte durée sans l’assurance de perspectives stables. Le domaine de la recherche académique, quelle que soit la discipline, est hautement saturé.
Cette année, j’ai postulé à des postes d’assistant professor aux États-Unis ; la lettre de refus de l’université de Berkeley en Californie indiquait que 350 personnes avaient déposé un dossier pour ce seul poste. Aux États-Unis, l’obtention d’une position avec sécurité d’emploi dans la recherche se fait en moyenne autour de 40 ans, après une période de probation de six à huit ans, impliquant souvent une extrême mobilité géographique, une perspective difficile pour qui souhaite conjuguer vie personnelle et professionnelle.

Apprendre tous les jours

Pourquoi tra­vailler dans un domaine si exigeant que toute pause peut défini­tive­ment met­tre hors jeu ? Parce que tout cela peut être con­tre­bal­ancé, au moins en par­tie, par d’autres avan­tages, ceux-là même qui m’ont fait choisir cette carrière.

Mon tra­vail me per­met d’apprendre tous les jours, me laisse la lib­erté de pos­er les ques­tions qui m’intéressent et qui me parais­sent impor­tantes pour la société – en me don­nant la chance de pou­voir y chercher des réponses.

J’ai la pro­fonde sat­is­fac­tion de savoir que mon méti­er a un sens et con­tribue à l’avancement de l’humanité. C’est un méti­er qui met à con­tri­bu­tion toutes mes ressources intel­lectuelles et humaines pour une cause essen­tielle – la Sci­ence – et un tra­vail auquel je suis fière et heureuse de me ren­dre tous les matins, ce qui pour moi n’a pas de prix.

Des bases scientifiques solides

L’École poly­tech­nique, qui clas­sait les sci­ences cog­ni­tives par­mi les human­ités et sci­ences sociales (H2S), n’a pas été le meilleur milieu pour décou­vrir ce domaine de recherche sci­en­tifique éminem­ment quan­ti­tatif et expérimental.

“ Dédier sa vie à l’avancée de la science ”

Ma seule expéri­ence de recherche durant ma sco­lar­ité (un court stage d’option de trois mois au lab­o­ra­toire de math­é­ma­tiques pures de l’X) fait pâle fig­ure quand je la com­pare à l’expérience des nou­veaux étu­di­ants qui débu­tent cinq ans de thèse dans mon uni­ver­sité actuelle, sou­vent après plusieurs années passées comme assis­tants de recherche dans des laboratoires.

L’X ne m’a pas habituée à chercher par moi-même, à lire, cri­ti­quer et syn­thé­tis­er des résul­tats pub­liés, une com­pé­tence pour­tant essen­tielle à acquérir mais qui demande une longue pra­tique. Pourquoi l’X, qui ambi­tionne de nous dot­er d’une vaste et solide cul­ture sci­en­tifique, n’inclut- elle pas dans ce socle l’analyse et l’interprétation sta­tis­tique des données ?

Qui d’entre nous n’a pas, dans son tra­vail, à inter­préter des don­nées mas­sives et complexes ?

Cepen­dant je con­tin­ue d’éprouver, plusieurs années après avoir quit­té l’École, cer­tains béné­fices de ma for­ma­tion à l’X. La solid­ité des bases sci­en­tifiques acquis­es dans dif­férents domaines, par­ti­c­ulière­ment en math­é­ma­tiques, m’est tou­jours très utile. La notion de mod­éli­sa­tion quan­ti­ta­tive est ancrée dans l’enseignement pluridis­ci­plinaire sci­en­tifique de l’X ; c’est une ressource extrême­ment pré­cieuse pour une recherche de qualité.

Je pense qu’une for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne qui recon­naî­trait cette matière dans sa dimen­sion sci­en­tifique – et non comme un morceau anec­do­tique des H2S – fourni­rait un excel­lent départ pour un futur chercheur de ce domaine.

Ma pro­pre tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle n’a pas tou­jours été facile, et je ne recom­man­derais la recherche qu’à une per­son­ne réelle­ment ent­hou­si­as­mée par l’idée de dédi­er sa vie pro­fes­sion­nelle (et par­fois une part de sa vie per­son­nelle) à l’avancée de la science.

Quoi de plus exci­tant que d’essayer chaque jour de percer les mys­tères du sys­tème même qui nous per­met de penser ?

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