La prévention, parent pauvre de la santé

Dossier : La Santé, l'inéluctable révolutionMagazine N°630 Décembre 2007
Par Didier BAZZOCCHI

Les déterminants de la santé

La san­té est un bien à la fois indi­vidu­el et col­lec­tif, dont la représen­ta­tion est cul­turelle et pro­pre à chaque société. La déf­i­ni­tion de l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale de la san­té (OMS) est celle d’un état com­plet de bien-être, physique, psy­chique et social, et pas seule­ment l’ab­sence de mal­adie ou d’infirmité.
Les « déter­mi­nants de la san­té » sont multiples.

Qua­tre fac­teurs déterminants
Le mod­èle de Dev­er a été con­stru­it en cal­cu­lant, pour les dix prin­ci­pales caus­es de mor­tal­ité, la part respec­tive des qua­tre groupes de fac­teurs déter­mi­nants de la santé :
– 43 % des décès peu­vent être évités par un com­porte­ment appro­prié au main­tien de la san­té (style de vie) ;
– 11 % des décès peu­vent être évités par les soins ;
– 27 % sont liés à des caus­es biologiques ;
– 19 % sont liés à l’environnement.

Dès 1977, le mod­èle de G. Dev­er (voir encadré) mon­trait le pour­cent­age de décès évités, selon qua­tre groupes de fac­teurs déter­mi­nants de la santé.

L’ex­a­m­en de ce mod­èle con­duit à une obser­va­tion majeure : l’é­tat de san­té d’une pop­u­la­tion relève dans une très large mesure de fac­teurs extérieurs au sys­tème de soins. Les com­porte­ments indi­vidu­els et les envi­ron­nements de vie représen­tent des déter­mi­nants fon­da­men­taux de la san­té des individus.

Par con­séquent, la préven­tion mérite d’être placée au cœur de la poli­tique de san­té publique. L’al­lo­ca­tion de moyens financiers sup­plé­men­taires dans le sys­tème de soins doit donc s’in­scrire dans le cadre d’une action plus large sur l’ensem­ble des déter­mi­nants de la san­té, dont l’en­vi­ron­nement et les styles de vie. C’est à cette con­di­tion seule­ment que l’on peut amélior­er les indi­ca­teurs de résul­tat de la san­té publique.

La prévention au service de l’équité

La France est le pays dans lequel l’e­spérance de vie est la plus élevée après 60 ans. En 2000, l’OMS a classé notre pays au pre­mier rang pour son sys­tème glob­al de san­té. Toute­fois, la mor­tal­ité pré­maturée (mor­tal­ité évitable avant 65 ans) y est élevée et se con­cen­tre sur cinq fac­teurs de risques : le tabac, l’al­cool, les fac­teurs nutri­tion­nels, le sui­cide, les acci­dents de la cir­cu­la­tion, qui entraî­nent 160 000 décès pré­co­ces chaque année.

Paris détient le triste rang de tête de l’indice de tuber­cu­lose par­mi les cap­i­tales des pays industrialisés

En out­re, les iné­gal­ités de san­té sont crois­santes. Les béné­fices de la poli­tique de san­té sont iné­gale­ment répar­tis selon les régions, les sex­es et les caté­gories socio­pro­fes­sion­nelles. Pour les mal­adies car­dio­vas­cu­laires, la mor­tal­ité avant 65 ans a glob­ale­ment dimin­ué de 32 % entre 1970 et 1990, mais cette diminu­tion a béné­fi­cié trois fois plus aux cadres et pro­fes­sions libérales (- 42 %) qu’aux employés et ouvri­ers (- 14 %). Plus de sept ans d’e­spérance de vie sépar­ent les caté­gories socio­pro­fes­sion­nelles les plus aisées des plus défa­vorisées. Ces dernières sont plus exposées aux con­duites à risque (tabac, alcool, ali­men­ta­tion déséquili­brée) et ont moins recours aux struc­tures de soins et aux biens médicaux.

Face à cette sit­u­a­tion, le rap­port « Straté­gies nou­velles de préven­tion », remis au min­istre de la San­té en 2006, définit une typolo­gie des iné­gal­ités de santé.

Au regard de cette clas­si­fi­ca­tion, et à la lumière des déter­mi­nants de la san­té exposés précédem­ment, le rétab­lisse­ment d’une équité de la san­té exige l’adop­tion du principe d’ac­tions ciblées sur les pop­u­la­tions à risque. L’ef­fi­cac­ité d’une telle poli­tique a été démon­trée dans la lutte con­tre la tuber­cu­lose aux États-Unis, alors que Paris détient le triste rang de tête de l’indice de tuber­cu­lose par­mi les cap­i­tales des pays industrialisés.

Le rôle de l’État est prééminent

Une typolo­gie des iné­gal­ités de santé
– les iné­gal­ités socié­tales : la société génère les fer­ments de ses pro­pres iné­gal­ités, qui présen­tent des réper­cus­sions sur la san­té, pré­car­ité, vio­lence, addic­tions, etc. ;
– les iné­gal­ités sociales : elles s’expriment en ter­mes de revenu, de loge­ment, d’éducation, d’emploi et ne con­cer­nent pas seule­ment les pop­u­la­tions en difficulté ;
– les iné­gal­ités intrin­sèques : elles relèvent des déter­mi­nants per­son­nels, notam­ment génétiques.
Les évo­lu­tions récentes de la médecine révè­lent le déter­min­isme géné­tique de cer­taines patholo­gies, isolé­ment ou en rela­tion avec les fac­teurs de com­porte­ment indi­vidu­el ou d’environnement.

Nos conci­toyens s’ac­cor­dent volon­tiers sur la néces­sité d’une poli­tique publique en matière de san­té. Ils citent au pre­mier rang de leurs préoc­cu­pa­tions la com­po­si­tion des pro­duits ali­men­taires, la pol­lu­tion de l’air, les déchets nucléaires, l’amélio­ra­tion du dépistage et de la préven­tion des mal­adies ; ils déclar­ent aus­si avoir fait con­trôler leur ten­sion artérielle ou avoir subi des tests de dépistage du sida ou de l’hé­patite C, toutes choses impor­tantes, mais qui ne révè­lent pas for­cé­ment une prise de con­science des inci­dences de leur com­porte­ment indi­vidu­el sur leur san­té ou sur celle de leurs proches.

Or, la san­té est un domaine con­cerné par de très fortes « exter­nal­ités » : le com­porte­ment de cer­taines per­son­nes fait sup­port­er des incon­vénients et des risques ou pro­cure des avan­tages à d’autres, indépen­dam­ment de leur volon­té pro­pre. Par exem­ple, lorsqu’une per­son­ne est atteinte d’une mal­adie trans­mis­si­ble, elle subit la mal­adie et accroît le risque de voir ses proches la con­tracter ; à l’in­verse, si elle se vac­cine ou prend les pré­cau­tions néces­saires, elle le réduit. De la même manière, le com­porte­ment d’une indus­trie peut présen­ter de fortes exter­nal­ités pos­i­tives ou néga­tives sur les con­som­ma­teurs, sur ses employés ou sur les citoyens.

La san­té est donc un bien indi­vidu­el déter­miné par l’ac­tion col­lec­tive, autant qu’un bien col­lec­tif déter­miné par les com­porte­ments indi­vidu­els. Ceci explique le rôle impor­tant que déti­en­nent les États en matière de poli­tique de san­té, y com­pris dans les pays indus­tri­al­isés les plus libéraux. À l’in­verse, on peut observ­er les effets cat­a­strophiques de l’ab­sence de régu­la­tion ou d’ac­tion san­i­taire dans les pays pauvres. 

De manière plus générale, nom­breux sont les aspects des poli­tiques publiques ayant des impacts sur la san­té publique : le loge­ment, les trans­ports, l’é­d­u­ca­tion. En out­re, les modes d’ac­tion peu­vent être mul­ti­ples : régle­men­ta­tion, infra­struc­tures, accom­pa­g­ne­ment de pop­u­la­tions à risque, inci­ta­tions sociales ou fis­cales, sanc­tions… c’est leur com­bi­nai­son qui offre une effi­cac­ité opti­male. Cette orches­tra­tion ne peut relever que de l’É­tat, dont le rôle est donc prééminent.

L’acteur principal est le citoyen

La route et le tabac
Les illus­tra­tions du rôle de l’État en matière de san­té ont fait l’objet de nom­breuses pub­li­ca­tions. Par­mi les exem­ples récents, il con­vient de citer les mesures courageuses pris­es par le gou­verne­ment français en matière de sécu­rité routière et de lutte con­tre le tabac, qui ont mon­tré des effets immé­di­ats. Elles sont à coût nul pour la col­lec­tiv­ité et présen­tent des béné­fices impor­tants, autant pour les indi­vidus pris isolé­ment que pour la col­lec­tiv­ité. On estime ain­si à 3,3 mil­liards d’euros sur deux ans le gain en ter­mes d’économie de san­té de la poli­tique publique de sécu­rité routière (vies épargnées et dépens­es de soins évitées).

Si une action effi­cace de l’É­tat est un préreq­uis, elle n’est pas tou­jours suff­isante en matière de préven­tion, tant les com­porte­ments indi­vidu­els sont déterminants.

On définit trois niveaux de prévention :
— la préven­tion pri­maire con­cerne les per­son­nes non malades et vise à éviter la sur­v­enue de la mal­adie ou de prob­lèmes de san­té, notam­ment par l’é­d­u­ca­tion pour la san­té, en cher­chant à agir sur les comportements,
— la préven­tion sec­ondaire vise au dépistage de mal­adies ou de lésions qui les précè­dent ; elle s’ap­plique à des pop­u­la­tions à risque selon l’âge, le sexe, la CSP, l’ex­po­si­tion à des risques iden­ti­fiés… avec, par exem­ple, le dépistage du can­cer du sein,
— la préven­tion ter­ti­aire vise à réduire la pro­gres­sion et les com­pli­ca­tions d’une mal­adie avérée ou d’un prob­lème de san­té, dimin­uer les récidives, les inca­pac­ités et favoris­er la réin­ser­tion sociale.

Selon les chartes d’Ot­tawa et de Bangkok de l’OMS en matière de pro­mo­tion de la san­té, les poli­tiques publiques doivent, par une action sur les déter­mi­nants envi­ron­nemen­taux et soci­aux, indi­vidu­els et col­lec­tifs, per­me­t­tre à chaque citoyen d’ex­ercer un meilleur con­trôle sur sa pro­pre san­té, en créant les con­di­tions qui lui per­me­t­tent d’opter pour des choix sains en con­nais­sance de cause.

Le principe de respon­s­abil­ité indi­vidu­elle est posé.


Le tabac est, avec l’alcool, un des prin­ci­paux fac­teurs de mor­tal­ité prématurée.

Certes, cer­taines per­son­nes ou caté­gories de pop­u­la­tion ne sont pas en mesure de pren­dre en charge elles-mêmes la ges­tion de leur san­té, pour des raisons économiques, sociales ou psy­chologiques. Ces per­son­nes doivent être accom­pa­g­nées par des pro­grammes com­mu­nau­taires appro­priés (égale­ment pro­posés par le rap­port « Straté­gies nou­velles de préven­tion »). Pour les autres citoyens, l’inci­ta­tion à des démarch­es per­son­nelles de préven­tion pri­maire est indis­pens­able si l’on veut main­tenir, voire amélior­er, sur le long terme, l’é­tat de san­té de la pop­u­la­tion, prévenir les effets du vieil­lisse­ment démo­graphique, et con­tribuer à la bonne util­i­sa­tion des fonds publics affec­tés à l’assurance-maladie.

Le citoyen doit donc être lui-même mis en sit­u­a­tion d’être le respon­s­able de son « cap­i­tal san­té ». Cela sup­pose des change­ments de com­porte­ment, qui ne s’opèrent pas spon­tané­ment. Il faut des élé­ments catal­y­seurs, que seul l’É­tat, là encore, peut apporter : l’inci­ta­tion et la dissuasion.

L’inci­ta­tion vise seule­ment à déclencher une évo­lu­tion béné­fique des com­porte­ments (voir encadré).

La dis­sua­sion vise, quant à elle, à empêch­er ou restrein­dre la réal­i­sa­tion d’actes et la con­som­ma­tion de pro­duits nuisant à la san­té publique. Elle s’ex­prime par la tax­a­tion, comme c’est le cas pour l’al­cool et le tabac. La tax­a­tion des ali­ments rich­es en graiss­es ou en sucre est envis­agée, pour lut­ter con­tre ce nou­veau fléau qu’est l’obésité.

On observe dans les pays pau­vres les effets cat­a­strophiques de l’absence de régu­la­tion ou d’action sanitaire 

Lorsque des com­porte­ments présen­tent de fortes exter­nal­ités néga­tives, les sanc­tions devi­en­nent pénales : on en trou­ve notam­ment dans le code du tra­vail et dans le code de la route.

Mais, si l’É­tat doit être le catal­y­seur d’évo­lu­tions des com­porte­ments de la pop­u­la­tion générale par l’inci­ta­tion ou la sanc­tion, il ne peut en être l’an­i­ma­teur. D’une part, l’É­tat et la CNAM con­duisent des actions impor­tantes (préven­tion buc­co­den­taire, cam­pagnes de dépistage sys­té­ma­tique de can­cers), mais ont encore une con­cep­tion trop médi­cale de la préven­tion, et d’autre part ils devraient con­cen­tr­er leurs efforts, en ver­tu du principe d’équité, sur les pop­u­la­tions en dif­fi­culté, dont les besoins sont con­sid­érables. Il appar­tient donc au citoyen de pren­dre en mains la ges­tion de son « cap­i­tal san­té », et la préven­tion des risques aux­quels sa san­té est exposée.

Le marché naissant de la prévention

Deux exem­ples d’incitation
Depuis 1974, la poli­tique de pro­tec­tion mater­nelle et infan­tile (PMI) a mis en place un dis­posi­tif d’aide finan­cière aux jeunes mères, à con­di­tion qu’elles suiv­ent des vis­ites médi­cales pré et post­na­tales. Depuis 2004, la loi prévoit que les con­trats col­lec­tifs de prévoy­ance en entre­prise doivent com­porter, entre autres, des mesures de préven­tion pour tenir compte de leur non-assu­jet­tisse­ment aux charges sociales comme à l’impôt sur le revenu.

C’est désor­mais aus­si dans la com­mu­nauté de l’en­tre­prise que des actions col­lec­tives de préven­tion peu­vent être con­duites. Déjà, de grands groupes français ont mis en place, avec effi­cac­ité, des pro­grammes de préven­tion ; ain­si, le groupe PSA a con­duit un pro­gramme sur la nutri­tion, ayant abouti à une baisse sig­ni­fica­tive de l’indice de masse cor­porelle (IMC) des ouvri­ers sur de grands sites industriels.

La Poste s’est, quant à elle, engagée dans un vaste pro­gramme « entre­prise sans tabac ». Le cadre légal existe désor­mais, avec la loi du 13 août 2004 rel­a­tive à l’as­sur­ance-mal­adie, insti­tu­ant des actions de préven­tion dans les con­trats col­lec­tifs de pro­tec­tion sociale. C’est un nou­veau domaine de dis­cus­sion entre les parte­naires soci­aux, sur un véri­ta­ble thème d’in­térêt général. Mal­heureuse­ment, les décrets d’ap­pli­ca­tion de cette loi récente sont en retrait par rap­port à la volon­té du lég­is­la­teur et il con­viendrait d’être plus ambitieux pour per­me­t­tre l’émer­gence d’une préven­tion pri­maire en entre­prise, sur les thèmes ne rel­e­vant pas de la seule sécu­rité au travail. 

Il faut égale­ment se préoc­cu­per de ceux qui ne béné­fi­cient pas d’une pro­tec­tion sociale col­lec­tive. Ce sont prin­ci­pale­ment les étu­di­ants, les salariés de PME, les chômeurs, les retraités, pop­u­la­tions qui sont les plus exposées, et dont les besoins de san­té sont sou­vent les plus impor­tants, alors qu’ils ne relèvent pas tou­jours de pro­grammes publics ou communautaires.

Il appar­tient au citoyen de pren­dre en mains la préven­tion des risques aux­quels sa san­té est exposée 

L’É­tat peut agir par des inci­ta­tions pos­i­tives, peu coû­teuses : par exem­ple, en offrant un crédit d’im­pôt, ou une allo­ca­tion déductible du coût de l’as­sur­ance com­plé­men­taire san­té aux assurés, ain­si qu’une déductibil­ité des charges sociales aux entre­pris­es, s’é­tant engagées dans un pro­gramme de préven­tion cor­re­spon­dant aux objec­tifs de la poli­tique publique.
 De telles inci­ta­tions provo­queraient le développe­ment d’une offre de pro­duits et de ser­vices de pro­mo­tion de la san­té, aujour­d’hui nais­sante, avec l’in­térêt crois­sant que por­tent nos conci­toyens à la tha­las­sothérapie ou aux ali­ments « bio ». C’est donc un nou­veau marché, por­teur d’in­no­va­tion, de créa­tion de valeur et d’in­térêt général qui peut ain­si émerger. 

La préven­tion est un domaine pour lequel la capac­ité d’in­no­va­tion du marché peut relay­er la puis­sance de l’É­tat, au ser­vice d’un pro­jet d’in­térêt général, et sus­citer l’ap­pari­tion de nou­veaux métiers autour de la san­té. Alors, elle ne sera plus seule­ment le par­ent pau­vre de la santé !

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