La maîtrise des incertitudes dans la défense exige une prospective à long terme

Dossier : La gestion des incertitudesMagazine N°632 Février 2008
Par Jean-Paul GILLYBOEUF (X62)

Oscar Wilde, dans Le por­trait de Dori­an Gray, proclame : ” C’est l’in­cer­ti­tude qui nous charme. Tout devient mer­veilleux dans la brume. ” Si cela peut se com­pren­dre dans le monde du roman qui ouvre vers une part de rêve, dans le monde con­cret et plein de risques auquel ont à faire face les mil­i­taires, l’in­cer­ti­tude n’est plus un charme mais bien plus prosaïque­ment une inquié­tude, un han-dicap, un obsta­cle pour pré­par­er et men­er les actions de ges­tion de crise et de guerre.

Dans de nom­breux coins du monde, des pop­u­la­tions souf­frent physique­ment et morale­ment du fait des con­flits, des cat­a­stro­phes dites naturelles mais qui peu­vent être indi­recte­ment le résul­tat des activ­ités humaines, des mal­adies, des déséquili­bres économiques.
La mon­di­al­i­sa­tion de l’économie, le développe­ment des tech­nolo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, la glob­al­i­sa­tion des approches favorisent la prise de con­science de ces phénomènes avec à la fois les con­séquences suivantes :
– le souhait de pren­dre une revanche pour ceux qui étaient défa­vorisés et qui en ont la pos­si­bil­ité par la taille et la puissance ;
– un sen­ti­ment de dés­espérance pour les plus défavorisés ;
– la volon­té d’assurer la péren­nité du mode de vie du monde occidental.

Réduction des risques et des incertitudes en amont

La dis­pari­tion du monde bipo­laire que per­son­ne n’avait prévue à cet hori­zon démon­tre dou­ble­ment com­bi­en il est dif­fi­cile de prévoir l’avenir car les événe­ments de 1989 ont créé la sur­prise, et leurs con­séquences sur la sta­bil­ité du monde n’ont été pra­tique­ment perçues qu’en les vivant. Il aurait fal­lu penser l’im­pen-sa-ble, faire preuve d’imag­i­na­tion et ne pas se laiss­er totale­ment enfer­mer par l’analyse prob­a­biliste qui, en four­nissant des résul­tats chiffrés, paraît plus rassurante.

« L’avenir ne se prévoit pas, il se pré­pare. » MAURICE BLONDEL

L’é­clate­ment des empires a sus­cité un émi­et­te­ment et une mul­ti­pli­ca­tion des États et fait sour­dre la poten­tial­ité de con­flits régionaux, ter­ri­to­ri­aux, économiques, eth­niques, religieux qui peu­vent être favorisés et ali­men­tés par les ressen­ti­ments s’ap­puyant sur cer­tains faits du passé plus ou moins loin­tain, savam­ment cul­tivés. Il en a résulté toute une vague de repen­tance généreuse, digne, morale, mal­heureuse­ment exploitée pour cul­pa­bilis­er les généra­tions actuelles très générale­ment non respon­s­ables des faits reprochés, afin de jus­ti­fi­er des actes juste­ment injus­ti­fi­ables. Ce n’est donc pas la fin de l’His­toire. Compte tenu de tout cela et bien que cela puisse paraître para­dox­al après ces pre­mières con­stata­tions, il est néces­saire et essen­tiel pour le min­istère de la Défense comme pour tout autre organ­isme de définir et de met­tre en oeu­vre un proces­sus de pré­pa­ra­tion de l’avenir. 

Programmation à cinq ans, planification à dix ans, plan prospectif à trente ans

Le plus en amont pos­si­ble, cela com­mence par les travaux de pré­pa­ra­tion de l’avenir. Cette pré­pa­ra­tion s’ar­tic­ule dans les travaux financés par le bud­get annuel, éclairés par les ori­en­ta­tions de la loi de pro­gram­ma­tion à cinq ans qui s’in­tè­gre dans une plan­i­fi­ca­tion à dix ans et dans un plan prospec­tif à trente ans. En 1994, le Livre blanc sur la défense avait revu les ori­en­ta­tions stratégiques du Livre blanc précé­dent, élaboré du temps de la guerre froide, afin de tenir compte de l’écroule­ment du monde sovié­tique. Les lois de pro­gram­ma­tion mil­i­taire se sont inscrites dans ces per­spec­tives en inté­grant suc­ces­sive­ment les évo­lu­tions néces­saires tirant par­ti des enseigne­ments issus des crises et des con­flits récents, de l’émer­gence d’un ter­ror­isme de masse, du développe­ment des mis­sions de rétab­lisse­ment ou de main­tien de la paix, de la lutte con­tre la pro­liféra­tion. En 1997 il est apparu oppor­tun de com­pléter cette démarche par une vision prospec­tive à plus long terme, même si comme le con­state avec humour Alphonse Allais : ” Les prévi­sions sont dif­fi­ciles, surtout quand elles con­cer­nent le futur. ” 

La notion de système de forces

En effet, la durée des pro­grammes d’arme­ment sur le cycle com­plet (études, développe­ment, fab­ri­ca­tion, mise au ser­vice des forces et entre­tien puis retrait) dépasse bien sou­vent les trente ans, par ailleurs les travaux de recherche sur les tech­nolo­gies futures et l’in­té­gra­tion de leurs résul­tats dans des sys­tèmes opéra­tionnels peu­vent pren­dre aus­si plus d’une décennie.

Un plan prospec­tif à trente ans (PP30)
Le PP30 présente une triple démarche prospective :
– une prospec­tive géos­tratégique décrivant les risques et men­aces futurs ; – une prospec­tive opéra­tionnelle pré­cisant les capac­ités mil­i­taires per­me­t­tant de faire face à ces menaces ;
– une prospec­tive tech­nique définis­sant les pri­or­ités à accorder par­mi l’éventail des tech­nolo­gies futures pour répon­dre au besoin en matériels et sys­tèmes néces­saires à l’accomplissement des mis­sions opéra­tionnelles futures.

Le PP30 qui s’ap­puie sur une analyse capac­i­taire par sys­tèmes de forces, four­nit une vision d’ensem­ble. L’évo­lu­tion de la nature des crises et donc de la con­duite des opéra­tions, l’évo­lu­tion des sys­tèmes d’arme­ment, le développe­ment des tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, la pres­sion budgé­taire ont fait appa­raître aujour­d’hui encore plus forte­ment le car­ac­tère par­cel­laire d’une analyse menée armée par armée et souligné l’im­por­tance d’une analyse inter­ar­mées. C’est pour cela que la notion de sys­tème de forces s’est dégagée afin de regrouper des ensem­bles cohérents de moyens mil­i­taires ou capac­ités réu­nis pour attein­dre au mieux un même objec­tif opéra­tionnel. Ini­tiale­ment huit sys­tèmes de forces avaient été iden­ti­fiés, aujour­d’hui leur nom­bre est réduit à cinq afin de soulign­er encore davan­tage l’im­por­tance du car­ac­tère inter­ar­mées. Il s’ag­it des sys­tèmes de forces de :

  • — dissuasion,
  • — com­man­de­ment et maîtrise de l’information,
  • pro­tec­tion et sauvegarde,
  • — pro­jec­tion et soutien,
  • — engage­ment et combat.

Le PP30 ” est l’in­stru­ment prin­ci­pal de l’i­den­ti­fi­ca­tion des besoins et de l’ori­en­ta­tion des études et des recherch­es de défense, et fait par­tie du proces­sus con­duisant à la plan­i­fi­ca­tion et à la programmation “. 

Réduction des risques et des incertitudes dans les programmes

Les spé­ci­fi­ca­tions des besoins mil­i­taires sont spéculatives

Un pro­gramme d’arme­ment se déroule générale­ment sur plusieurs décen­nies et selon les étapes suiv­antes : les études pré­para­toires désor­mais large­ment ori­en­tées par le PP30, le développe­ment ou mise au point du sys­tème, la fab­ri­ca­tion lorsque cela débouche sur une série (ce n’est pas le cas pour tous les sys­tèmes), le déploiement et la vie opéra­tionnelle com­prenant l’en­tre­tien et des mis­es à niveau puis le retrait. Tout au long de cette vie comme bien des pro­jets non mil­i­taires, il s’ag­it de maîtris­er les coûts, les per­for­mances et les délais.

Réduire les effec­tifs implique une amélio­ra­tion qual­i­ta­tive des sys­tèmes d’armes avec un impact direct sur leur coût

Les pro­grammes d’arme­ment ont des car­ac­téris­tiques spé­ci­fiques qui com­pliquent la tâche : 

  • — les spé­ci­fi­ca­tions de besoin sont en quelque sorte ” spécu­la­tives ” au sens philosophique et non com­mer­cial, fondées sur des hypothès­es : qu’au­ront-ils à affron­ter lorsqu’ils seront en ser­vice (par­fois bien au-delà de dix ans après), quelle sera la parade de l’ad­ver­saire en général ?
  • — la réduc­tion du for­mat des armées implique une amélio­ra­tion qual­i­ta­tive des sys­tèmes d’armes et donc une plus grande com­plex­ité ce qui a un impact direct sur leur coût ;
  • — la recherche de coopéra­tions entre divers pays devient de plus en plus néces­saire et cor­re­spond aus­si à la volon­té poli­tique de par­ticiper à la con­sol­i­da­tion de l’in­dus­trie et à la défense de l’Europe.

Des équipes intégrées

La néces­sité de maîtris­er l’ensem­ble des con­traintes pour des sys­tèmes de plus en plus com­plex­es se traduit bien sûr par une mise sous con­trôle de ges­tion forte avec assur­ance qual­ité, analyse fonc­tion­nelle et analyse de la valeur… mais aus­si par la con­sti­tu­tion d’équipes inté­grées com­prenant des représen­tants des util­isa­teurs (officiers des armes), des ingénieurs assur­ant la maîtrise d’ou­vrage déléguée, et aus­si dans cer­taines phas­es, des ingénieurs du maître d’oeu­vre indus­triel et de ses prin­ci­paux partenaires.

La tech­nolo­gie change la doctrine
Après la pre­mière guerre du Golfe, le Départe­ment de la Défense améri­cain a con­duit un ensem­ble de réflex­ions pour répon­dre aux préoc­cu­pa­tions en ten­ant compte des évo­lu­tions tech­nologiques. D’une cer­taine manière la tech­nolo­gie est à l’origine d’un change­ment de doctrine.
Ce change­ment s’est opéré en deux étapes :
– tout d’abord une pre­mière réflex­ion en 1994 a débouché sur ce qui a été appelé la Révo­lu­tion dans les affaires mil­i­taires (RMA). Elle pos­tule qu’il est désor­mais néces­saire de pou­voir gag­n­er une guerre sans pour autant être sûr de devoir dis­pos­er d’un rap­port de force favor­able en ter­mes d’unités engagées. Cette RMA intè­gre l’entrée en ser­vice pro­gres­sif dans les armées améri­caines de sys­tèmes d’armes conçus avec des tech­nolo­gies nouvelles ;
– ensuite, le con­cept de Net­work Cen­tric War­fare (NCW) développe une nou­velle doc­trine mil­i­taire, laque­lle est cen­sée met­tre fin à la guerre d’attrition. Il devient pos­si­ble de s’affranchir du rap­port de force avec le NCW, grâce à la vitesse d’exécution qui repose sur trois car­ac­téris­tiques : une supéri­or­ité totale dans la maîtrise de l’information ; la pos­si­bil­ité d’obtenir l’effet mil­i­taire recher­ché grâce à ces moyens et aux armes de pré­ci­sion ; la vitesse d’exécution. L’idée est que, sur­classé, sans espoir de pou­voir repren­dre le dessus, l’ennemi soit con­duit à aban­don­ner le com­bat très rapidement.

Risques opérationnels

Un cer­tain nom­bre de métiers sont des métiers à risque mais ” Le méti­er des armes exige de ceux qui l’ex­er­cent un engage­ment, corps et âme, qui a peu d’équiv­a­lents “, comme le souligne le général Jean-René Bachelet. Sur le plan de l’en­gage­ment opéra­tionnel, la recherche de l’ac­com­plisse­ment de la mis­sion en min­imisant les pertes humaines et au moin­dre coût matériel est une préoc­cu­pa­tion très prégnante. 

Le concept d’Opérations réseaux centrés

Mod­éli­sa­tion et simulation
Le recours à des moyens de mod­éli­sa­tion et sim­u­la­tion devient de plus en plus indis­pens­able pour les sys­tèmes les plus com­plex­es tant il est dif­fi­cile de les spé­ci­fi­er et de mesur­er la bonne adéqua­tion de ce qui est réal­isé, au besoin réel qui peut être évo­lu­tif dans le temps. Cela néces­site alors une approche incré­men­tale dans le développe­ment du sys­tème. C’est une façon d’essayer de réduire les risques d’insatisfaction.

En France, dans une démarche inté­grant l’ap­port des nou­velles tech­nolo­gies, le PP30 a intro­duit le con­cept d’Opéra­tions réseaux cen­trés (ORC), lesquelles sont fondées sur qua­tre principes : des capac­ités éten­dues de recueil, de traite­ment et de présen­ta­tion des infor­ma­tions ; la mise en réseau général­isée des acteurs et des moyens ; la mise en oeu­vre de proces­sus col­lab­o­ratif ; la pos­si­bil­ité de répar­tir des fonc­tions (par exem­ple tir, obser­va­tion et com­man­de­ment) sur des sys­tèmes dis­tants. Au niveau opéra­tionnel, il en résulte : une meilleure appré­ci­a­tion de la sit­u­a­tion à tous les niveaux ; une effi­cac­ité opéra­tionnelle accrue puisqu’elle per­met une meilleure syn­chro­ni­sa­tion des effets mil­i­taires ; un meilleur accès à l’in­for­ma­tion pour la prise de déci­sion et la con­duite de l’action. 

Maîtriser l’information

Au coeur de la prob­lé­ma­tique se trou­ve donc la maîtrise de l’information.

Stratégique et opérationnel
La maîtrise de l’information peut se dif­férenci­er aus­si selon le niveau auquel elle s’adresse, stratégique ou opérationnel.
Au niveau stratégique, il s’agit :
– d’assurer la recherche du ren­seigne­ment utile pour la veille stratégique et la prise de décision,
– de met­tre en place une stratégie d’influence, de se dot­er d’outils d’anticipation, de sim­u­la­tion, de prospective,
– d’organiser cor­recte­ment les réseaux et de dis­pos­er de moyens autonomes de télécommunications,
– de pro­téger les infor­ma­tions et pour cela en par­ti­c­uli­er de domin­er les procédés de cryptologie,
– de savoir enfin traiter et exploiter l’information en temps réel.
Au niveau opéra­tionnel, il s’agit de men­er des actions pour l’information amie et con­tre l’information de l’adversaire, en met­tant en oeu­vre des procédés de lutte par l’information.
Le ren­seigne­ment est un élé­ment d’entrée pour la prise de déci­sion du com­man­de­ment, lequel cherche à s’assurer la supéri­or­ité dans la con­cep­tion et la con­duite de la manoeu­vre. Pour cela, il s’agit d’organiser la fonc­tion com­man­de­ment avec les meilleurs sys­tèmes d’information et de com­mu­ni­ca­tion, d’en maîtris­er l’emploi avec des hommes bien for­més et de pro­téger les hommes et les SIC. Il s’agit aus­si d’altérer la fonc­tion com­man­de­ment et con­duite de l’adversaire en util­isant des moyens de guerre élec­tron­ique, de guerre infor­ma­tique, des procédés de destruc­tion physique et des actions dans les champs psychologiques.

Maîtris­er l’in­for­ma­tion, c’est : acquérir et gér­er les infor­ma­tions sur les espaces physiques, les ensem­bles humains et struc­turels afin d’avoir la con­nais­sance la plus pré­cise pos­si­ble de la sit­u­a­tion ; com­pren­dre au mieux la sit­u­a­tion et en prévoir l’évo­lu­tion ; arrêter une stratégie ou une manoeu­vre ; pren­dre en compte le risque infor­ma­tion­nel avec les mesures de pro­tec­tion cor­re­spon­dant aux risques dont on veut se garan­tir ; con­duire les actions dans le champ physique ; don­ner du sens en util­isant la com­mu­ni­ca­tion opéra­tionnelle, la com­mu­ni­ca­tion médi­a­tique et les opéra­tions psy­chologiques si nécessaire.

Gag­n­er la guerre n’implique pas de gag­n­er la paix

Mal­gré tout cela il sub­siste des incer­ti­tudes. Gag­n­er la guerre n’im­plique pas de gag­n­er la paix comme le démon­tre l’ac­tu­al­ité en Irak par exem­ple, l’ad­ver­saire s’adap­tant en changeant les règles du jeu. Ce n’est vrai­ment pas la fin de l’His­toire et au fur et à mesure que l’on pro­gresse dans la réduc­tion de risques iden­ti­fiés, d’autres nais­sent qui parais­sent par­fois plus inquié­tants (pro­liféra­tion, ter­ror­isme, crim­i­nal­ité organ­isée et puis­sante, déséquili­bres de l’en­vi­ron­nement et démo­graphiques, pandémies…). Pour autant il ne faut pas faire preuve de cat­a­strophisme en pen­sant que cette époque ne peut porter que le pire et avoir con­fi­ance en l’homme. L’homme a tou­jours mon­tré qu’il était capa­ble de s’adapter à des sit­u­a­tions dif­fi­ciles et tout par­ti­c­ulière­ment sur le ter­rain opéra­tionnel. En revenant aux hommes, Edmond Wells : dans L’En­cy­clopédie du savoir relatif et absolu fait remar­quer, en citant quelques grands noms que :

Tout est un (Abra­ham)
Tout est amour (Jésus-Christ)
Tout est économique (Karl Marx)
Tout est sex­uel (Sig­mund Freud)
Tout est relatif (Albert Einstein)
Et après ?… On peut ajouter :
Tout est incer­tain (Heisen­berg).

Finale­ment l’in­cer­ti­tude c’est la vie, avec, cepen­dant, une cer­ti­tude c’est qu’elle prend fin un jour mais avec un cer­tain degré d’incertitude !

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