Bas relief Mésopotamie

La gestion obligataire dans un monde de taux négatifs

Dossier : Gestion de patrimoineMagazine N°739 Novembre 2018
Par Jérôme LEGRAS (93)

Le marché oblig­ataire qui a fait la for­tune de grands organ­ismes ges­tion­naires con­naît une sit­u­a­tion tout à fait inédite : celle des taux négat­ifs. Pour sur­vivre, les prin­ci­paux acteurs de ce marché se trou­vent donc amenés à s’aventurer dans de nou­velles straté­gies qui sont en rup­ture avec celles pra­tiquées pen­dant des décennies. 


Selon cer­tains his­to­riens, les Mésopotamiens auraient pratiqué
des taux d’intérêt négat­ifs.
© swis­ship­po

En rai­son de la diver­sité du marché oblig­ataire, on y trou­ve des investis­seurs ayant des pro­fils extrême­ment dif­férents, essen­tielle­ment les ban­quiers cen­traux, chargés de gér­er les réserves de change de leurs pays (ou qui agis­sent dans le cadre de leur poli­tique moné­taire), les insti­tu­tions de retraite ou de prévoy­ance, les gérants d’actifs tra­di­tion­nels et les investis­seurs spécu­lat­ifs, qui n’hésitent pas à acheter des dettes extrême­ment risquées. 

REPÈRES

Peu con­nu du grand pub­lic, le marché oblig­ataire, c’est-à-dire le marché des dettes libre­ment négo­cia­bles, est pour­tant d’une taille con­sid­érable : env­i­ron 150 tril­lions de dol­lars, con­tre 70 tril­lions pour les actions. Out­re sa taille, sa diver­sité en fait un out­il indis­pens­able pour tout investis­seur pro­fes­sion­nel : on y trou­ve des émet­teurs extrême­ment peu risqués (oblig­a­tions sou­veraines améri­caines ou alle­man­des), des émet­teurs en fail­lite, des dettes extrême­ment longues (jusqu’à mille ans !) voire per­pétuelles ou au con­traire des dettes d’une journée, les devis­es les plus exo­tiques comme les plus liq­uides, etc. 

Payer pour pouvoir prêter

Ce petit monde cohab­itait, certes avec des soubre­sauts, mais sans les grands krachs observés régulière­ment sur les marchés d’actions. À la fin des années 2010, un phénomène rad­i­cale­ment nou­veau survient : sous l’effet des manip­u­la­tions mas­sives orchestrées par les ban­ques cen­trales, notam­ment européenne et japon­aise, pour la pre­mière fois depuis les Mésopotamiens (si l’on en croit les his­to­riens) des taux d’intérêt négat­ifs sont apparus ! Con­crète­ment, un taux négatif sig­ni­fie que des investis­seurs sont prêts à pay­er pour avoir le droit de prêter leur argent. 

Pour une per­son­ne de bon sens, cela est absurde : pourquoi prêter ? Autant met­tre son argent à la banque ! Cer­tains ont fait ce choix, tel cet assureur suisse qui a déposé plusieurs cen­taines de mil­lions en bil­lets dans une banque, mais ce n’est pas si sim­ple : si l’argent est élec­tron­ique (dépôt), la banque va égale­ment fac­tur­er des taux négat­ifs (cette taxe, que, pour des raisons divers­es, on épargne encore aux par­ti­c­uliers, est bien payée par les entre­pris­es) et si l’argent est physique (bil­lets dans un cof­fre), il a égale­ment un coût, ne serait-ce que celui de l’assurance. Par ailleurs, ce dépôt com­porte un risque, celui de la fail­lite de la banque, sans doute plus élevé que celui d’une oblig­a­tion d’État alle­mande. C’est d’ailleurs pourquoi de nom­breux fonds d’investissement européens n’ont pas le droit de dépos­er trop d’avoirs à la banque et sont ain­si con­traints à acheter des oblig­a­tions à taux négat­ifs… Régle­men­ta­tion et poli­tique moné­taire se don­nent la main pour créer une sit­u­a­tion inédite, mais qui sem­ble perdurer. 

Une poli­tique décriée

La poli­tique de taux négat­ifs a des détracteurs. Les ban­ques cen­trales anglaise et améri­caine ont exprimé leur souhait de ne jamais men­er les taux sous 0. Ces cri­tiques for­mu­lent trois argu­ments prin­ci­paux : loin d’être infla­tion­nistes, les taux négat­ifs sont une taxe défla­tion­niste car ils dimin­u­ent l’argent injec­té par l’État dans l’économie via le paiement des intérêts sur sa dette ; ils créent des effets de seuil préju­di­cia­bles pour les ban­ques, dont la prof­itabil­ité dimin­ue, ce qui réduit l’efficacité de la poli­tique moné­taire ; enfin, loin de favoris­er l’investissement, ils encour­a­gent les rachats d’actions en gon­flant arti­fi­cielle­ment les prix des act­ifs financiers. 

Argent dans un coffre
Garder son argent dans un cof­fre a un coût
(assur­ance, salle de cof­fres, sur­veil­lance…).
© Tomasz Zajda 

Un moyen de favoriser l’investissement

Quels peu­vent être les objec­tifs pour­suiv­is par une banque cen­trale dans cette expéri­ence moné­taire aus­si sin­gulière ? Le but pre­mier est sim­ple : baiss­er les taux favorise l’investissement, car le seuil de rentabil­ité d’un investisse­ment dimin­ue. Or, une fois que l’on a atteint 0, le seul moyen de con­tin­uer à baiss­er les taux est de pass­er sous 0, aurait souligné M. de La Pal­ice. Mais il y a pire, ou mieux, c’est selon : baiss­er les taux sous 0 provoque un autre effet : celui qui a l’argent en dernier, à la fin de chaque journée, est obligé de le dépos­er à la banque ou à la banque cen­trale, et cela a un coût brut. Là encore, l’investissement est net­te­ment favorisé. La ges­tion du cash, qui n’était qu’un vague souci pour le ges­tion­naire de fonds, est donc dev­enue une vraie problématique. 

Des effets qui dépendent des investisseurs

Se pose alors la ques­tion de l’impact des taux négat­ifs sur le monde de l’investissement – aujourd’hui et à moyen terme. Reprenons notre clas­si­fi­ca­tion, certes sim­ple mais réal­iste, et écar­tons d’emblée deux types d’investisseurs : les ban­quiers cen­traux gèrent leurs réserves de change dans le cadre de con­traintes finan­cières, com­mer­ciales et poli­tiques qui vont bien au-delà du niveau des taux et les investis­seurs spécu­lat­ifs s’intéressent avant tout à la san­té finan­cière des entre­pris­es – pour eux les taux ne sont qu’une com­posante mineure de l’investissement. Intéres­sons-nous donc de plus près aux insti­tu­tions de retraite ou de prévoy­ance et aux gérants d’actifs traditionnels. 

Régler un problème d’actif/passif

Les pre­miers sont avant tout con­fron­tés à un prob­lème d’actif/passif : ils ont des engage­ments à hon­or­er (retraites, garanties sur fonds en euros, etc.) et dis­posent d’un pat­ri­moine qu’ils doivent inve­stir dans ce but. Sou­vent, la dif­fi­culté provient de ce que le pas­sif n’est pas indexé aux taux d’intérêt : que ce soit parce que les garanties sur fonds en euros ont été don­nées à des niveaux trop élevés (cas de cer­tains assureurs belges, hol­landais ou alle­mands) ou parce que les retraites sont indexées sur des indi­ca­teurs qui ne reflè­tent pas le niveau des taux, cer­taines de ces insti­tu­tions peu­vent être con­fron­tées à un véri­ta­ble casse-tête : que faire si les taux actuels ne per­me­t­tent plus d’honorer les garanties don­nées ? Aug­menter les risques pris sur les investisse­ments ? Sol­liciter les action­naires ? Mod­i­fi­er les mod­èles actu­ar­iels ou la régle­men­ta­tion pour repouss­er le prob­lème à plus tard, en espérant qu’il ne dur­era pas trop ? Toutes ces solu­tions ont été retenues, à des degrés divers. Pour ne pren­dre qu’un exem­ple, les assureurs sont aujourd’hui autorisés à cal­culer la valeur actu­ar­ielle de leurs pas­sifs avec un taux à très long terme trop élevé, qui ne reflète en rien les vrais taux de marché, afin de réduire l’impact des taux bas sur leur solv­abil­ité. Il est toute­fois peu prob­a­ble que la sit­u­a­tion puisse per­dur­er ain­si de nom­breuses années. 

Servir au mieux le client

Pour les gérants d’actifs, le prob­lème est tout autre ; leur seul engage­ment est celui de gér­er au mieux l’argent de leurs clients et ils doivent enreg­istr­er leurs investisse­ments à la valeur de marché. Or, la rentabil­ité d’un investisse­ment oblig­ataire a deux com­posantes bien dis­tinctes : la pre­mière est l’intérêt (le taux), la sec­onde est la vari­a­tion du taux d’intérêt. Pour le com­pren­dre, prenons l’exemple sim­ple d’une oblig­a­tion à dix ans dont le taux est de 5 % et achetée pour sa valeur nom­i­nale, ou 100 %. Un an plus tard, l’investisseur a gag­né 5 % provenant du taux qui lui est payé. Si, à ce moment-là, le taux de marché a bais­sé à 4 %, il y a quelqu’un qui est prêt à ne gag­n­er que 4 % par an, au lieu de 5 %, et donc à pay­er cette oblig­a­tion (env­i­ron) 107,4 %. Loin d’avoir gag­né 4 %, l’investisseur a en réal­ité gag­né 5 % + 7,4 % = 12,4 % (au prix d’un intérêt moin­dre dans les années qui suiv­ent) ! Si au con­traire le nou­veau taux de marché est de 6 %, l’obligation ne vaut plus que 93,2 % et l’investisseur a per­du au total 2,8 %, mal­gré l’intérêt reçu. 

Une situation ambiguë

Cet exem­ple très sim­ple explique toute l’ambiguïté des gérants d’actifs vis-à-vis des taux bas : s’ils déplorent les niveaux actuels, qui ne leur per­me­t­tent plus de com­penser ne serait-ce que le paiement des frais de ges­tion via les sim­ples place­ments de tré­sorerie à court terme, ils ont été les pre­miers béné­fi­ci­aires d’une extra­or­di­naire baisse des taux qua­si inin­ter­rompue depuis quar­ante ans qui leur a assuré des béné­fices colos­saux ! On estime que pas loin de 80 % de la rentabil­ité des investisse­ments oblig­ataires depuis la crise est prov­enue de la baisse des taux. Or, leurs per­spec­tives ne sem­blent aujourd’hui guère réjouis­santes : l’on imag­ine mal les taux baiss­er encore plus et, en l’absence de baisse, le ren­de­ment d’investissements peu risqués sera nul ou presque ! À l’inverse, si les taux remon­tent, le ren­de­ment actuel ne pour­ra servir à amor­tir les chocs. Com­ment les gérants d’actifs peu­vent-ils nav­iguer dans cet envi­ron­nement complexe ? 

Bourse en Asie
Les marchés émer­gents sont une source fréquente
de ren­de­ments addi­tion­nels.
© Chungking 

Plus de risques ou moins de liquidités

On observe plusieurs ten­dances. Cer­tains gérants priv­ilégient des act­ifs plus risqués, ou perçus comme tels. On peut notam­ment citer cer­taines oblig­a­tions émis­es par les ban­ques qui souf­frent encore, dix ans après, des stig­mates de la crise finan­cière et offrent donc des ren­de­ments plus élevés. Les marchés émer­gents sont aus­si une source fréquente de ren­de­ments additionnels. 

D’autres gérants ont recours à des investisse­ments non liq­uides (par exem­ple des prêts) qui sont en forte crois­sance. En effet, ceux-ci sont en apparence immu­nisés des mou­ve­ments de taux car ils ne doivent pas être enreg­istrés à leurs valeurs de marché. Quoique utile pour les investis­seurs ayant une optique de très long terme, cette dif­férence de traite­ment ne va pas sans soulever quelques inquiétudes. 

Enfin, la sophis­ti­ca­tion et la com­plex­ité du marché oblig­ataire per­me­t­tent aux investis­seurs qui le souhait­ent de se pro­téger con­tre les hauss­es de taux, voire d’en béné­fici­er. Cela peut se faire en achetant des oblig­a­tions bien par­ti­c­ulières (par exem­ple des oblig­a­tions per­pétuelles à taux vari­ables émis­es par les ban­ques) ou en util­isant des pro­duits dérivés. 

Des solu­tions exis­tent et il n’y a donc pas de fatal­ité pour la ges­tion oblig­ataire dans un monde de taux négat­ifs. Pour­tant le con­stat demeure implaca­ble : les décen­nies heureuses de la baisse con­tin­ue des taux qui ont fait quelques grandes for­tunes sont main­tenant révolues ! 

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