La croissance des patrimoines au Japon

Banques privées : l’urgence d’une transformation du modèle économique

Dossier : Gestion de patrimoineMagazine N°739 Novembre 2018
Par Pierre-Ignace BERNARD (90)
Par Jonathan KLEIN

Le secteur longtemps prospère de la banque privée est, comme beau­coup, affec­té par les change­ments issus des grandes évo­lu­tions économiques, régle­men­taires et tech­niques d’aujourd’hui. Les ban­ques doivent donc rapi­de­ment remet­tre en cause leurs mod­èles de fonc­tion­nement pour préserv­er leur rentabilité. 

Si la ges­tion de pat­ri­moine compte aujourd’hui par­mi les activ­ités les plus renta­bles des ser­vices financiers, cette sit­u­a­tion his­torique n’a rien d’immuable. Les fon­da­men­taux de cette activ­ité restent solides : crois­sance soutenue de l’économie mon­di­ale, pro­gres­sion régulière du nom­bre de clients for­tunés, com­plex­ité et diver­sité crois­santes des pro­duits financiers – qui entre­ti­en­nent la demande de con­seil. Mais, depuis plusieurs semes­tres, cer­tains voy­ants virent à l’orange. Pour qui s’efforce de les inter­préter, ils adressent un mes­sage clair : la san­té et la per­for­mance du secteur ne sauraient repos­er unique­ment sur la crois­sance des act­ifs, nour­rie par la bonne ori­en­ta­tion des marchés. Une pro­fonde régénéra­tion du mod­èle économique s’impose pour assur­er un suc­cès durable. Et il con­vient de l’engager sans atten­dre le prochain retourne­ment de cycle. 

REPÈRES

Le présent arti­cle se lim­ite au seul seg­ment de la banque privée qui con­cen­tre en France 35 % des act­ifs financiers détenus par les clients for­tunés. Le sol­de se répar­tit entre les qua­tre autres acteurs de la ges­tion de pat­ri­moine : con­seillers en ges­tion de pat­ri­moine indépen­dants (CGPI), ban­ques de détail, assureurs et fam­i­ly offices, ces organ­i­sa­tions privées qui déti­en­nent et gèrent le pat­ri­moine d’une ou quelques familles. 

De gros nuages à l’horizon

Depuis 2002, notre cab­i­net scrute les évo­lu­tions du secteur, notam­ment à tra­vers une étude annuelle qui intè­gre, dans sa dernière édi­tion, les don­nées de plus de
190 ban­ques privées du monde entier. Ce périmètre large et cette péri­ode d’observation éten­due met­tent en évi­dence plusieurs ten­dances struc­turelles. Ils per­me­t­tent aus­si de mod­élis­er les évo­lu­tions du secteur, et donc, de se ris­quer à quelques anticipations. 


La crois­sance des pat­ri­moines au Japon devrait être de l’ordre de 3 %. © Som­chaij

Une croissance du marché très différenciée selon les zones

Tout d’abord, le secteur de la banque privée con­naît, à l’échelle mon­di­ale, une crois­sance solide. Le pat­ri­moine financier des ménages HNW (high net worth) – c’est-à-dire ceux qui déti­en­nent un pat­ri­moine de plus d’un mil­lion d’euros d’actifs financiers nets – va pra­tique­ment dou­bler entre 2016 et 2025, pro­gres­sant de 59 000 mil­liards à 101 000 mil­liards d’euros.

Mais il con­vient d’affiner et de rel­a­tivis­er ces chiffres pour ne pas céder à l’euphorie. Pour com­mencer, même si elle reste appré­cia­ble, la crois­sance décélère : son taux annuel de pro­gres­sion cor­re­spond à 6 % par an en moyenne, alors qu’il s’établissait à plus de 8 % par an sur la péri­ode 2008–2015, pour­tant mar­quée par la suc­ces­sion de crises finan­cières. Ensuite, la dynamique est essen­tielle­ment tirée par les régions émer­gentes. La Chine et le reste de l’Asie, l’Europe de l’Est et l’Amérique latine croîtront ain­si à un rythme de plus de 9 % par an. Quant aux économies matures, elles afficheront une pro­gres­sion beau­coup plus mod­érée : autour de 4 % par an pour l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest, tan­dis que le Japon ne dépassera pas 3 % de crois­sance du pat­ri­moine. Le poids relatif de ces trois régions devrait donc con­tin­uer de se réduire : les act­ifs sous ges­tion en Europe de l’Ouest, tout en pro­gres­sant de 11 500 mil­liards à 16 200 mil­liards d’euros entre 2016 et 2025, ne devraient plus représen­ter, à cette date, que 16 % du total mon­di­al, con­tre près de 19 % actuelle­ment (voir carte). 

Source : Base de données McKinsey Wealth Pools (mise à jour de 2017)
Source : Base de don­nées McK­in­sey Wealth Pools (mise à jour de 2017) 

Une rentabilité en berne

Par ailleurs, le vol­ume d’actifs sous ges­tion n’est que l’un des indi­ca­teurs du dynamisme du secteur. Un autre, au moins aus­si impor­tant, est celui de la rentabil­ité moyenne des acteurs. Or, de ce point de vue, la vision est plus préoccupante. 

En 2016, pour la pre­mière fois depuis 2009, les prof­its réal­isés par l’ensemble des ban­ques privées d’Europe ont bais­sé. Alors qu’en 2015 ils avaient pra­tique­ment retrou­vé leurs niveaux record de 2007, ils ont reculé de 10 %. Cette con­tre-per­for­mance s’explique par plusieurs fac­teurs. D’abord, les act­ifs sous ges­tion n’ont con­nu qu’une faible pro­gres­sion, de l’ordre de 3 %, ali­men­tée pour un tiers par la col­lecte, et pour deux tiers par « l’effet marché » – autrement dit l’augmentation de la valeur des act­ifs déjà sous ges­tion. Il s’agit de la plus mai­gre per­for­mance depuis 2012, année de la crise des dettes sou­veraines en Europe. Ensuite, le taux de marge des ban­ques privées s’est érodé, pas­sant de 26 à 23 points de base, dans un con­texte de taux d’intérêt faibles. Enfin, la pour­suite de l’effort de réduc­tion de coûts engagé par les ban­ques privées depuis 2009 n’a pas suf­fi à com­penser l’érosion des revenus. Entre 2015 et 2016, quand les revenus bais­saient de 4 points, la base de coûts ne dimin­u­ait pour sa part que d’un point. 

Com­ment, dès lors, inter­préter cette dégra­da­tion de la per­for­mance des ban­ques privées européennes en 2016 ? Serait-elle un sim­ple « trou d’air » pour un secteur d’activité encore con­va­les­cent des tur­bu­lences de 2008 et 2012 ? Nos analy­ses ten­dent à démon­tr­er le con­traire : nous y voyons plutôt les indices de plusieurs change­ments struc­turels, aux­quels les acteurs du secteur vont devoir rapi­de­ment s’adapter.

Le poids énorme de la dette

Le McK­in­sey Glob­al Insti­tute relève que le ratio dettes/PIB au niveau mon­di­al n’a pas cessé de croître mal­gré la crise de 2008 et dépas­sait 286 % en 2014 – Debt and (not much) delever­ag­ing, McK­in­sey Glob­al Institute. 

Des tendances qui pourraient menacer la performance et la santé du secteur

L’image d’un cer­tain con­ser­vatisme fait par­tie des préjugés sou­vent attachés à la banque privée. En réal­ité, le secteur n’est pas épargné par les nom­breuses évo­lu­tions qui mod­i­fient le paysage des ser­vices financiers. Des muta­tions qu’il con­vient de bien mesurer. 

La pre­mière est le retour à des niveaux élevés d’incertitude macroé­conomique. Para­doxale­ment, même si elles étaient dif­fi­ciles, les années qui avaient suivi la crise de 2008 s’inscrivaient dans une tra­jec­toire assez bal­isée – celle d’une reprise clas­sique. Par com­para­i­son, la con­jonc­ture des années à venir paraît plus imprévis­i­ble. Par­mi les incon­nues, citons la mon­tée des pop­ulismes, sous des formes var­iées, et leurs corol­laires, le pro­tec­tion­nisme et la remise en cause du mul­ti­latéral­isme ; la remon­tée du cours des matières pre­mières, à com­mencer par le pét­role ; l’accumulation des dettes publiques et privées. À l’inverse, il existe bien sûr aus­si des motifs d’optimisme, par exem­ple les gains de pro­duc­tiv­ité atten­dus des tech­nolo­gies inno­vantes, ou la pour­suite de l’essor économique des émergents. 

Donald Trump
Par­mi les incon­nues économiques, citons
le pro­tec­tion­nisme et la remise en cause du multilatéralisme. 

© Fred­er­ic Legrand — COMEO / Shutterstock.com

Des réglementations de plus en plus dures

La deux­ième évo­lu­tion de fond con­cerne le ren­force­ment con­tinu de la régle­men­ta­tion finan­cière depuis la crise. La man­i­fes­ta­tion la plus récente, et peut-être la plus mar­quante, de cette ten­dance a été l’entrée en vigueur, début 2018, de la direc­tive européenne MIF II. Sans entr­er ici dans les détails de ce cor­pus très tech­nique, on peut résumer sa voca­tion à la pro­tec­tion des investis­seurs. Il revient désor­mais aux insti­tu­tions finan­cières de véri­fi­er qu’elles offrent à leurs clients des pro­duits adap­tés à leurs com­pé­tences et à leur appé­tence face au risque, ain­si que de leur fournir une totale trans­parence sur les frais portés par leur porte­feuille. Les réper­cus­sions de MIF II ont été dou­bles : d’une part, des coûts de con­for­mité élevés, d’autre part, la perte des rétro­ces­sions, qui représen­taient des revenus con­séquents pour cer­taines ban­ques privées agis­sant comme pre­scrip­tri­ces d’investissement dans des sociétés de ges­tion. Il est prob­a­ble que la ten­dance à la régle­men­ta­tion du secteur financier se pour­suive, dans un con­texte d’innovation autour des Fin­techs et de volatil­ité élevée des marchés. 

Révolution numérique

L’autre évo­lu­tion notable du secteur lui-même, c’est la péné­tra­tion crois­sante du numérique. Elle trans­forme fon­da­men­tale­ment la demande : cer­tains seg­ments de clients, tout en restant attachés au ser­vice per­son­nal­isé et à la prox­im­ité offerts par un ges­tion­naire de comptes humain, se sont habitués à la disponi­bil­ité 24/7 des inter­faces numériques. Ils s’attendent donc à béné­fici­er d’une expéri­ence client omni­canal com­pa­ra­ble à celle que peu­vent leur offrir les GAFA, par exem­ple. Mais le numérique irrigue aus­si désor­mais les proces­sus métiers et le back-office, où il per­met des gains d’efficacité par­fois con­sid­érables. Pour ne men­tion­ner que deux exem­ples : les algo­rithmes qui ren­for­cent la qual­ité de l’allocation d’actifs et de la sélec­tion de fonds, ain­si que l’automatisation de cer­taines tâch­es aujourd’hui encore large­ment manuelles comme le report­ing.

“Un acteur sur dix du secteur était, en 2016,
en perte opérationnelle”


Une opportunité de transformation

La con­ver­gence de ces mul­ti­ples ten­dances crée un envi­ron­nement rad­i­cale­ment nou­veau pour les acteurs de la banque privée et crée une oppor­tu­nité de trans­for­ma­tion que les plus agiles ont déjà saisie. Ce qu’on observe en effet aujourd’hui, c’est une polar­i­sa­tion accrue de la per­for­mance entre les ban­ques privées. Un acteur sur dix du secteur était, en 2016, en perte opéra­tionnelle. À l’inverse, les acteurs du pre­mier quar­tile affichent des per­for­mances très supérieures à la moyenne : entre 2012 et 2016, leur col­lecte nette a été trois fois supérieure ; leur marge de revenus a pro­gressé de 8 % – con­tre une chute de 7 % pour le secteur en moyenne ; et leurs coûts relat­ifs ont bais­sé de 11 % – con­tre 9 %. 

Des acteurs à l’avant-garde

En quoi ces acteurs se dis­tinguent-ils de leurs homo­logues ? Quelles actions mènent-ils qui pour­raient expli­quer un tel écart de per­for­mance ? On retrou­ve chez la plu­part d’entre eux cinq points communs. 

D’abord, ils ont opéré une seg­men­ta­tion fine de leurs clients, en fonc­tion de leur pat­ri­moine, de l’origine de leur for­tune ou encore de leurs objec­tifs d’investissement. Pour chaque caté­gorie, ils dévelop­pent un mod­èle de ser­vice spé­ci­fique, adap­té à leurs attentes, mais aus­si aux coûts et revenus qu’ils génèrent pour la banque. Enfin, ils ont adap­té fine­ment leur mar­ket­ing auprès de cha­cune de ses cibles. 

Ensuite, ils se mon­trent résol­u­ment offen­sifs sur le front du dig­i­tal. Cette approche volon­tariste paraît d’autant plus per­ti­nente que nos études démon­trent qu’il n’existe pas de cor­réla­tion entre l’âge, le niveau de pat­ri­moine et l’appétence dig­i­tale des clients for­tunés. Les ban­ques privées les plus per­for­mantes s’attachent à leur offrir une expéri­ence client cohérente, quel que soit le canal de con­tact : inter­ac­tion en per­son­ne, canal télé­phonique, banque à dis­tance ou appli­ca­tions numériques. Ce faisant, elles évi­tent de laiss­er le champ libre à de nou­veaux entrants. 

La remontée des prix du pétrole
La remon­tée des prix du pét­role peut affecter la crois­sance mon­di­ale. © Sculpies 

Automatiser pour mieux conseiller

De plus, grâce aux appli­ca­tions numériques, ils ont engagé une reval­ori­sa­tion du rôle du ban­quier privé. Réduisant ain­si, grâce à l’automatisation, les tâch­es à faible valeur ajoutée, ils sont en mesure de réal­louer le temps libéré des ban­quiers vers des activ­ités de con­seil. Ils s’attachent à mieux mesur­er l’efficacité de ces dernières, en suiv­ant de manière sys­té­ma­tique des indi­ca­teurs comme le nom­bre de réu­nions menées ou la col­lecte. Enfin, ils font évoluer le rôle des chargés de clien­tèle : ces derniers se posi­tion­nent en général­istes, capa­bles de décrypter les besoins de leurs clients et de les met­tre en con­tact avec les experts per­ti­nents du réseau, via le canal le plus effi­cace (y com­pris dématérialisé). 

Enfin, cette quête d’efficacité s’étend aus­si au back-office. Seules 3 % des ban­ques privées ont réus­si à baiss­er leurs coûts abso­lus entre 2012 et 2016. Elles y sont par­v­enues grâce à d’importants efforts d’amélioration opéra­tionnelle, à une stan­dard­i­s­a­tion accrue de leurs pro­duits et de leurs procé­dures, à l’externalisation de fonc­tions sup­port, et à la robo­t­i­sa­tion de leurs activ­ités les plus répétitives. 

Par ces dif­férents biais, ces ban­ques ont con­solidé leur san­té organ­i­sa­tion­nelle, ce qui accroît con­sid­érable­ment leurs chances de péren­nis­er leurs bonnes per­for­mances, même en cas de retourne­ment de ten­dance. Au fond, l’impératif pour les ban­ques privées con­siste à clar­i­fi­er l’ensemble de la propo­si­tion de valeur qu’elles enten­dent offrir à leurs clients : iden­ti­fi­ca­tion de la clien­tèle ciblée, pro­fondeur de la gamme de ser­vices pro­posée et niveau de per­son­nal­i­sa­tion de l’offre de conseil. 

Pour en savoir plus : Euro­pean Pri­vate Bank­ing Sur­vey 2017 – a call for rad­i­cal trans­for­ma­tion of the busi­ness mod­el, McK­in­sey Bank­ing Prac­tice, sep­tem­bre 2017.

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