Security analysis

La gestion de fortune à Graham-and-Doddsville

Dossier : Gestion de patrimoineMagazine N°739 Novembre 2018
Par Cédric COIGNARD (95)

Les ges­tion­naires de for­tune ont aujourd’hui à leur dis­po­si­tion de nom­breux out­ils issus des nou­velles tech­nolo­gies. Mais cette évo­lu­tion ne change pas les fac­teurs clés d’une ges­tion per­for­mante : appuy­er ses déci­sions sur une analyse fon­da­men­tale des entre­pris­es et adopter une vision à long terme des investissements. 

Dans un célèbre arti­cle paru en 1984 dans le Colum­bia Busi­ness School Mag­a­zine à l’occasion du 50e anniver­saire de la pub­li­ca­tion du livre Secu­ri­ty Analy­sis de Ben­jamin Gra­ham et David Dodd, War­ren Buf­fett posait la ques­tion de savoir si l’approche défendue dans cet ouvrage de référence de la ges­tion fon­da­men­tale était dépassée. En pas­sant en revue les straté­gies util­isées par une série d’investisseurs aux résul­tats très supérieurs au marché sur le long terme, il rel­e­vait qu’elles présen­taient, mal­gré la con­sti­tu­tion de porte­feuilles très dif­férents les uns des autres, deux car­ac­téris­tiques com­munes qui ne sont autres que celles prônées par Gra­ham et Dodd : une focal­i­sa­tion sur l’analyse fon­da­men­tale d’entreprises, débouchant sur une esti­ma­tion de leur valeur intrin­sèque pour un pro­prié­taire privé, et une déci­sion d’achat ou de vente basée sur la dif­férence entre cette valeur intrin­sèque et le prix de marché. L’existence de ces « super­in­vestis­seurs de Gra­ham-and-Doddsville » (ain­si était inti­t­ulé l’article) per­me­t­tait à War­ren Buf­fett de défendre empirique­ment la per­ti­nence de l’investissement fon­da­men­tal sur le long terme dans des sociétés indi­vidu­elles. Il allait jusqu’à déclar­er, non sans mal­ice, que « (ces) investis­seurs ne dis­cu­tent ni de beta, ni du CAPM (Cap­i­tal Asset Pric­ing Mod­el, ou mod­èle d’évaluation des act­ifs financiers), ni de la covari­ance des ren­de­ments […], [ils] se focalisent unique­ment sur deux vari­ables : le prix et la valeur ». Les trente-qua­tre années qui se sont écoulées depuis la pub­li­ca­tion de cet arti­cle n’ont pas don­né tort au sage d’Omaha, passé à la même péri­ode du statut de financier remar­quable à celui d’un des investis­seurs les plus for­mi­da­bles de tous les temps. 

REPÈRES

Secu­ri­ty Analy­sis a été écrit par Ben­jamin Gra­ham et David Dodd, tous deux pro­fesseurs à la Colum­bia Busi­ness School. La pre­mière édi­tion est parue en 1934, peu après le krach de Wall Street et la grande dépres­sion qui a suivi. Con­sid­éré comme l’ouvrage fon­da­teur du val­ue invest­ing, le livre a eu une influ­ence con­sid­érable sur de nom­breux investis­seurs, au pre­mier rang desquels le célèbre financier améri­cain War­ren Buffett. 

Des propos toujours actuels ?

Mais son pro­pos peut-il être réaf­fir­mé aujourd’hui, alors que l’essentiel des ordres d’achat ou de vente d’actifs traités sur les marchés financiers publics provient de straté­gies cher­chant à répli­quer un indice, à s’exposer à un échan­til­lon large de titres sup­posé refléter un « fac­teur » ou une « prime de risque », ou à réa­gir automa­tique­ment (par­fois sur quelques mil­lisec­on­des) à un com­porte­ment de prix, et dans toutes ces sit­u­a­tions sans analyse fon­da­men­tale des sociétés sous-jacentes ? La réponse est très prob­a­ble­ment pos­i­tive : il y a fort à pari­er que ni l’arsenal math­é­ma­tique déployé aujourd’hui ni la puis­sance de traite­ment de l’information des out­ils à dis­po­si­tion (sans par­ler de la créa­tiv­ité mar­ket­ing de l’industrie des pro­duits financiers) n’ont véri­ta­ble­ment changé les règles clés de la per­for­mance à long terme, dont l’industrie de la ges­tion de for­tune (au-delà de Gra­ham-and-Doddsville) pour­rait s’inspirer : adopter un hori­zon de temps long ; mesur­er la valeur et le risque pris de manière fon­da­men­tale ; et diver­si­fi­er effi­cace­ment, c’est-à-dire peu mais bien. 

Marché actions
Per­for­mances et replis annuels max­i­maux du marché actions.

Tempus rerum imperator 1

Si la per­for­mance annuelle moyenne des marchés mon­di­aux a été de 11 % depuis l’article de War­ren Buf­fett (9,2 % en moyenne géométrique), le repli max­i­mum en cours d’année a été en moyenne de ‑14 % (voir fig­ure). Même au cours des années de per­for­mance pos­i­tive (soit 26 années sur 34), le repli en cours d’année a atteint en moyenne ‑11 %, et la dis­per­sion autour de cette moyenne est faible. À court terme, la con­stante est donc l’inconstance, provo­quée par l’alternance chao­tique de la cupid­ité et de la peur des acteurs de marché. L’investisseur doit l’accepter et adopter un hori­zon de temps long pour que l’investissement actions porte ses fruits : ten­ter d’éviter les soubre­sauts des marchés, ou suc­comber à la ten­ta­tion de pro­duits financiers qui pré­ten­dent les éviter à moin­dres frais con­duit trop sou­vent à se priv­er d’une large part de la per­for­mance procurée à long terme par les entreprises. 

Se baser sur l’économie réelle

La ges­tion de for­tune à Gra­ham-and-Doddsville repose sur l’économie réelle, et plus pré­cisé­ment sur la capac­ité de com­po­si­tion des ren­de­ments des entre­pris­es dans laque­lle elle investit : son hori­zon de temps n’est pas dif­férent (et ne peut l’être). Elle peut essay­er d’utiliser les excès du marché à son avan­tage, mais elle ne pré­tend pas prévoir les retourne­ments du cycle économique, encore moins le change­ment de com­porte­ment des investis­seurs. La durée de l’investissement (grâce à la com­po­si­tion des ren­de­ments) a plus d’importance que le moment choisi pour inve­stir : Time, not tim­ing devrait être plus sou­vent rap­pelé par les pro­fes­sion­nels de la ges­tion de for­tune à leurs clients. 

Warren Buffett
Les trente-qua­tre années qui se sont écoulées depuis la publication
de l’article de War­ren Buf­fett n’ont pas don­né tort au
« sage d’Omaha ».
© USA Inter­na­tion­al Trade Administration 

Ad valorem 2

Bien que plein de bon sens, le principe d’évaluer la valeur intrin­sèque d’une société sur la base de sa capac­ité à génér­er des liq­uid­ités futures pour ses action­naires et de com­par­er cette valeur au prix de marché pour décider d’investir ou d’attendre a été aban­don­né par beau­coup d’investisseurs. La pre­mière expli­ca­tion est sans doute que beau­coup ont réduit cette éval­u­a­tion de la valeur à l’observation de mul­ti­ples sim­ples (ratio cours/bénéfices ou P/E, ratio cours/valeur compt­able ou P/B, etc.), facile­ment disponibles en temps réel auprès de leurs four­nisseurs de don­nées finan­cières, avant de con­stater que ces indi­ca­teurs ne mon­trent leur per­ti­nence (tant en matière d’identification de points d’entrée que de préven­tion de cor­rec­tions fortes) que dans des cas extrêmes ou sur des hori­zons de temps très (trop ?) longs. 

Comprendre les modèles d’affaires

À Gra­ham-and-Doddsville, la valeur intrin­sèque est l’élément clé de toute déci­sion d’investissement et les proces­sus d’investissement sont organ­isés autour de son éval­u­a­tion, exer­ci­ce mal­heureuse­ment (ou heureuse­ment pour ces gérants) beau­coup plus dif­fi­cile que le sim­ple télécharge­ment en quelques microsec­on­des de la dernière valeur d’un mul­ti­ple bour­si­er. En effet, l’analyse de la capac­ité d’une entre­prise à génér­er dans le futur un flux de liq­uid­ités pour ses action­naires passe par la com­préhen­sion (entre autres choses) de son mod­èle d’affaires, des élé­ments clés qui influ­en­cent sa rentabil­ité finan­cière et de l’avantage con­cur­ren­tiel qu’elle pos­sède dans son secteur, tout cela deman­dant de com­bin­er des élé­ments quan­ti­tat­ifs et un juge­ment stratégique par nature qual­i­tatif. La ges­tion de for­tune à Gra­ham-and-Doddsville ne se prive cepen­dant pas des capac­ités nou­velles procurées par la tech­nolo­gie, bien au con­traire, puisque celles-ci per­me­t­tent de réalis­er effi­cace­ment nom­bre de retraite­ments et ajuste­ments quan­ti­tat­ifs, de repér­er plus facile­ment des anom­alies dans les don­nées (annon­ci­atri­ces de risques ou au con­traire d’opportunités), ou encore d’être très réac­t­if lorsque le prix de marché s’écarte sen­si­ble­ment de la valeur intrin­sèque déterminée. 

Mesurer la marge de sécurité

Mais il ne s’agit pas de suc­comber à une illu­sion de con­trôle qu’une capac­ité qua­si infinie de traite­ment de don­nées en temps réel pour­rait engen­dr­er : inve­stir, c’est se pronon­cer sur le futur, et cela ne peut se faire sans la com­préhen­sion fine de la réal­ité des sociétés. Il en découle égale­ment que la ges­tion du risque doit suiv­re les mêmes pre­scrip­tions : le véri­ta­ble risque est celui d’une perte per­ma­nente en cap­i­tal et non celui que la valeur de son porte­feuille fluctue à court terme (ce qui est inévitable pour obtenir la « récom­pense » d’une per­for­mance élevée à long terme). C’est donc à tra­vers la mesure d’une marge de sécu­rité par rap­port à la valeur intrin­sèque d’une société qu’il sera le mieux appréhendé, et non par la mesure de la volatil­ité d’un cours de Bourse. Qu’il s’agisse de per­for­mance ou de risque, c’est encore une fois par leur hori­zon de temps et leur com­préhen­sion fon­da­men­tale de leurs cas d’investissement que nos gérants de Gra­ham-and-Doddsville se dis­tinguent, plutôt que par une sophis­ti­ca­tion sta­tis­tique qui ne serait qu’un écran de fumée cachant l’incertitude inhérente à l’économie et la vie des entre­pris­es, surtout lorsque celles-ci sont vues de très (trop) loin à tra­vers des échan­til­lons larges. 

Moderatio in omnibus 3 

Enfin, l’intérêt de la diver­si­fi­ca­tion est générale­ment bien com­pris par l’investisseur, qui com­prend aisé­ment qu’une con­cen­tra­tion de son porte­feuille sur quelques titres unique­ment relèverait d’un pari exces­sif qui pour­rait être fatal à son pat­ri­moine. Cepen­dant, l’industrie de la ges­tion de for­tune peut avoir ten­dance à pouss­er ses clients dans la direc­tion inverse, celle d’une mul­ti­pli­ca­tion des pro­duits financiers don­nant une illu­sion de diminu­tion des risques. Illu­sion car une diver­si­fi­ca­tion trop grande peut con­duire à une impos­si­bil­ité de mesur­er (voire d’identifier) avec suff­isam­ment de gran­u­lar­ité les risques d’un porte­feuille, et con­stater trop tard un empile­ment de risques sim­i­laires. De la mod­éra­tion en toute chose, y com­pris dans la mod­éra­tion. La ges­tion de for­tune à Gra­ham-and-Doddsville a bien com­pris qu’il fal­lait diver­si­fi­er peu mais bien : ses représen­tants sont des gérants que la sen­si­bil­ité forte au risque de perte a con­duit en fait à une plus grande con­cen­tra­tion des porte­feuilles et une focal­i­sa­tion poussée sur des sit­u­a­tions pour lesquelles ils ont dévelop­pé une expertise. 

Une indispensable focalisation

Des résul­tats empiriques mon­trent la per­ti­nence de cette focal­i­sa­tion. Ain­si selon une étude pub­liée en août 2016 par Northill Cap­i­tal et réal­isée sur plus de 5 000 gérants d’actifs long only actions et oblig­a­tions sur la péri­ode fin 2010 à fin 2015, les gérants focal­isés sur une seule classe d’actifs et un seul proces­sus d’investissement surper­for­ment en moyenne les sociétés de ges­tion général­istes (mul­ti­class­es, mul­ti­straté­gies ou mul­ti-équipes). Si ce résul­tat ne con­tred­it pas l’intuition qu’une forme de spé­cial­i­sa­tion est néces­saire, force est de con­stater que la ges­tion de for­tune est aujourd’hui organ­isée prin­ci­pale­ment autour de ban­ques et gérants d’actifs général­istes offrant une vaste gamme de pro­duits d’investissement. Il s’agit cepen­dant plus d’une ges­tion du risque pro­pre à l’activité du gérant de for­tune (ravi de dis­pos­er d’une vaste panoplie de pro­duits, lui per­me­t­tant tou­jours de mon­tr­er ex post qu’il a quelques pépites dans sa gamme), qu’une ges­tion du risque de l’investisseur (qui se rend compte lui aus­si ex post qu’il n’avait pas for­cé­ment les bons pro­duits au bon moment dans son portefeuille). 

Investisseur efficace vs consommateur compulsif 

Ces principes devraient mon­tr­er au déten­teur de pat­ri­moine qui souhaite (re)devenir un investis­seur effi­cace plutôt qu’un con­som­ma­teur com­pul­sif de pro­duits financiers, que la ges­tion de for­tune basée sur l’analyse fon­da­men­tale de sociétés et la déten­tion à long terme de posi­tions n’est pas un anachro­nisme financier, bien au con­traire, elle a passé l’épreuve du temps. Effectuer une due dili­gence de plusieurs mois avant d’investir, à une époque où les ordi­na­teurs trait­ent des gigaoctets de don­nées en quelques mil­lisec­on­des, ne devrait pas sur­pren­dre. Tout épargnant devrait au con­traire ques­tion­ner la per­ti­nence des recom­man­da­tions de son con­seiller financier s’il peut lui envoy­er une dizaine de nou­velles idées chaque lun­di matin par e‑mail. Gra­ham-and-Doddsville n’est pas un vil­lage aban­don­né, c’est une ville qui s’est éten­due et s’est con­nec­tée fine­ment au monde, qui a con­stru­it des dat­a­cen­ters puis­sants dans sa ban­lieue et recruté des spé­cial­istes des sys­tèmes d’information dans son admin­is­tra­tion, mais dont le con­seil munic­i­pal n’a per­du ni son bon sens ni son impératif de com­pren­dre avant d’investir – avec courage et con­vic­tion – l’argent de ses administrés. 

1. Le temps, maître de toute chose.

2. Selon la valeur.

3. De la mesure en toute chose.

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