Schéma général des processus d’action.

La finalité objective en biologie

Dossier : Libres proposMagazine N°563 Mars 2001Par Pierre NASLIN (39)

Prologue

Prologue

J’ai fait dans le passé plusieurs con­férences sur la physique et les math­é­ma­tiques. En physique, on se demande si l’on parvien­dra jamais au niveau le plus bas de l’in­fin­i­ment petit de même qu’en astro­physique, on se demande si l’on attein­dra jamais le niveau le plus élevé de l’in­fin­i­ment grand. En math­é­ma­tiques, on sait depuis Gödel que cer­taines ques­tions sont indé­cid­ables. Per­son­ne n’a encore démon­tré la con­jec­ture de Gold­bach1 ni la con­ver­gence des grêlons du prob­lème de Syra­cuse2, mais per­son­ne n’a encore décou­vert de contre-exemple.

Dans tous ces prob­lèmes, les chercheurs se trou­vent fréquem­ment con­fron­tés à des sys­tèmes com­plex­es. Toute­fois, cette com­plex­ité est du type que je qual­i­fie de ” sim­ple ” [13], car la struc­ture des sys­tèmes en ques­tion est con­nue et en per­met donc l’analyse exhaus­tive. Au con­traire, en biolo­gie, la com­plex­ité est du type ” com­pliqué “, même au niveau élé­men­taire de la cel­lule, en rai­son du nom­bre astronomique des élé­ments et de leurs inter­ac­tions au sein de struc­tures mal con­nues. Pour essay­er de com­pren­dre les phénomènes dont les sys­tèmes vivants sont le siège, on est con­duit à faire inter­venir une cer­taine forme de final­ité. C’est de cette final­ité, que je qual­i­fie ” d’ob­jec­tive “, que je désire par­ler ce soir.

La cel­lule est l’élé­ment con­sti­tu­tif de tous les êtres vivants. Sa com­plex­ité saute aux yeux, tant sont nom­breux ses com­posants et leurs inter­ac­tions. Chaque sec­onde, des mil­liers de réac­tions chim­iques se déroulent au sein des dizaines d’or­gan­ites présents dans chaque cel­lule, dont les pro­duits sont véhiculés dans des sortes de sacs appelés vésicules par des mil­liers de molécules motri­ces sans cesse en mou­ve­ment, en un bal­let qui sem­ble au pre­mier abord désor­don­né, mais est le signe vis­i­ble d’une activ­ité haute­ment coor­don­née d’échanges molécu­laires ayant cha­cun un rôle spé­ci­fique dans le métab­o­lisme cel­lu­laire. Le plus extra­or­di­naire est que les biol­o­gistes ont réus­si, avec une patience et une per­sévérance en tous points remar­quables, à met­tre en évi­dence, dans ce maquis qui sem­ble impéné­tra­ble, quelques proces­sus fon­da­men­taux qui per­me­t­tent d’ex­pli­quer les mécan­ismes de l’hérédité et de l’embryogenèse.

La finalité objective

C’est un fait que l’homme est aujour­d’hui sur la Terre et qu’il est le seul être vivant à saisir l’U­nivers dans son ensem­ble, dans l’e­space comme dans le temps. Quand on réca­pit­ule les étapes de l’évo­lu­tion cos­mique et biologique (fig­ure 1), force est de con­stater que l’homme en est l’aboutisse­ment actuel, peut-être pro­vi­soire. Il existe un fos­sé infran­chiss­able entre les ani­maux les plus évolués et l’homme mod­erne. Ce hia­tus est dû à la main et, surtout, au lan­gage, qui per­met l’ac­cu­mu­la­tion des con­nais­sances et leur trans­mis­sion de généra­tion en généra­tion. Des événe­ments con­tin­gents, tels que des chutes de météorites ou des érup­tions vol­caniques, sont inter­venus dans le déroule­ment de l’évo­lu­tion ayant con­duit à l’ap­pari­tion de l’homme, qui aurait pu ne jamais appa­raître. Mais c’est un fait qu’il est apparu et qu’il est devenu le maître de la Terre, pour le meilleur et pour le pire, con­for­mé­ment aux Écritures.

Ces con­sid­éra­tions, qui ne font que con­stater un état de fait, con­duisent à l’idée d’une ” final­ité objec­tive “, l’ad­jec­tif ” objec­tif ” se rap­por­tant à un fait que l’on ne peut que con­stater sans pou­voir l’ex­pli­quer. L’his­toire de la Sec­onde Guerre mon­di­ale m’en four­nit un exem­ple sai­sis­sant. Après Stal­in­grad, l’ar­mée alle­mande s’est com­portée comme l’al­liée objec­tive des forces occi­den­tales, en s’op­posant à la poussée vers l’Ouest du rouleau com­presseur sovié­tique qui, en cas d’ef­fon­drement de l’ar­mée alle­mande, aurait atteint Brest bien avant le débar­que­ment allié en Nor­mandie. Je pense que cet exem­ple his­torique fait bien com­pren­dre le sens que je donne à l’ad­jec­tif ” objectif “.

On sait que New­ton n’aimait pas l’idée de la trans­mis­sion instan­ta­née d’une force à dis­tance. Il expri­mait sa loi de grav­i­ta­tion uni­verselle en dis­ant : ” Tout se passe comme si les corps s’at­ti­raient en rai­son directe de leur masse et en rai­son inverse du car­ré de leur dis­tance. ” Faut-il l’imiter et dire : ” Tout se passe comme si l’homme était la fin de l’U­nivers ” ? Cette for­mu­la­tion ne peut pas être accusée de final­isme ; c’est la sim­ple con­stata­tion d’une final­ité objec­tive. Elle ne peut être iden­ti­fiée à la forme forte du principe anthropique, juste­ment parce que ce n’est pas un principe.

Déterminisme et finalité

Les actions humaines ont tou­jours un but, c’est-à-dire un objec­tif fixé dans un avenir plus ou moins loin­tain. Avant d’a­gir, l’homme réflé­chit. Il se dit que ce qui s’est passé hier a toutes chances, toutes choses égales d’ailleurs, de se repro­duire demain. Autrement dit, il se place dans une optique déter­min­iste. Si le monde n’é­tait pas en gros déter­min­iste, toute action raisonnable serait impossible.

Dans un monde par­faite­ment déter­min­iste, la causal­ité et la final­ité se rejoignent, puisqu’on peut indif­férem­ment suiv­re l’évo­lu­tion d’un phénomène de son état ini­tial à son état final ou, inverse­ment, remon­ter de l’é­tat final à l’é­tat ini­tial. La pré­dic­tion et la rétro­d­ic­tion sont égale­ment pos­si­bles, la rétro­d­ic­tion étant la pré­dic­tion de l’é­tat ini­tial à par­tir de l’é­tat final.

La cybernétique

Fig­ure 1
Événe​ments Dates
(mil­lions d’années dans le passé)
Big bang
Galaxie
Sys­tème solaire
Terre
Pre­mières molécules autoreproductrices
Bac­téries, algues bleues
Photosynthèse
Eucaryotes
Oxygène
Médus­es, coraux
Coquil­lages, crustacés
Vertébrés, explo­sion cambrienne
Planc­ton, trilobites
Pois­sons, plantes terrestres
Insectes
Amphibiens
Reptiles
Dinosaures
Petits mam­mifères, extinc­tion per­mi­enne (90%)
Oiseaux
Fleurs
Cétacés, primates
Extinc­tion (80 %), fin des dinosaures
Grands mammifères
Pongidés, hominidés
Homo habilis
Homo sapiens
Pein­tures rupestres
15 000
14 000 – 10 000
5 000
4 500
4 000
3 500
2 000
1 800
1 300
1 000
800
600
550
500
450
400
350
300
250
200
150
100
65
40
5 – 10
1,5 – 2,5
0,3
0,03
Prin­ci­pales dates de l’évolution cos­mique et biologique.
On note l’accélération du proces­sus. Le rap­port entre l’âge de l’Univers vis­i­ble et la date des événe­ments est de 3 pour la Terre, de 25 pour les vertébrés, de 150 pour les pri­mates et de 50 000 pour l’homo sapiens.

La final­ité est donc inscrite dans tous les proces­sus d’ac­tion inten­tion­nelle, dont la théorie et la pra­tique s’ap­pel­lent la cyberné­tique. Ce mot, repris par Nor­bert Wiener de la clas­si­fi­ca­tion des sci­ences d’Am­père, où il désig­nait l’art de gou­vern­er, a été défi­ni par lui comme la ” théorie de la com­mande et de la com­mu­ni­ca­tion chez l’an­i­mal et dans la machine “. C’est assez dire sa général­ité. On peut par­ler aus­si de théorie et pra­tique des proces­sus d’ac­tion ori­en­tés vers un but. On peut voir sur la fig­ure 2 le sché­ma général de tous les proces­sus d’action.

La cyberné­tique est donc la sci­ence des proces­sus gou­vernés par une final­ité. Depuis cinquante ans, elle a pro­fondé­ment imprégné les réflex­ions, non seule­ment des ingénieurs, mais aus­si des biol­o­gistes, qui ont com­pris l’im­por­tance des rétroac­tions dans les réseaux cyberné­tiques de la matière vivante. On se demande pourquoi, dans ces con­di­tions, la final­ité a aujour­d’hui si mau­vaise presse par­mi les biol­o­gistes. Ils l’ac­ceptent pour expli­quer le fonc­tion­nement régulé des organes tels que le foie ou le cœur, mais la rejet­tent dès qu’elle sem­ble remet­tre en cause les sacro-saints principes du darwinisme.

Mais, en pra­tique, le lan­gage des biol­o­gistes est tou­jours final­iste. Ils nous expliquent que les yeux sont faits pour voir, les ailes pour vol­er et l’estom­ac pour digér­er. Jacques Mon­od a telle­ment peur d’être taxé de final­iste qu’il invente le mot ” téléonomie ” pour désign­er la pro­priété de la matière vivante de réalis­er un pro­jet, c’est-à-dire de répon­dre à une final­ité. Or, pour réalis­er un pro­jet, il faut que ce pro­jet soit décrit par un plan et, de plus, qu’il y ait un pro­je­teur. Le mot ” téléonomie ” est donc beau­coup plus fort que l’ex­pres­sion ” final­ité objec­tive “, que je lui préfère.

Les bifurcations

Les bifur­ca­tions intro­duisent dans le déroule­ment déter­min­iste d’un proces­sus des élé­ments con­tin­gents qui inter­dis­ent la pré­dic­tion. C’est le cas d’un tor­rent qui dévale le flanc d’une mon­tagne et qui ren­con­tre une pro­tubérance qui le fait dévi­er vers la droite ou vers la gauche sous l’ef­fet d’une petite per­tur­ba­tion imprévis­i­ble. L’ex­is­tence de cette bifur­ca­tion empêche de prévoir l’é­tat final, mais elle n’in­ter­dit pas la rétro­d­ic­tion, puisque les deux branch­es issues du point de bifur­ca­tion se rejoignent en amont. La rétro­d­ic­tion demeure déter­min­iste alors que la pré­dic­tion ne l’est plus.

Cela n’altère pas le final­isme glob­al du phénomène, puisque l’eau recherche tou­jours son état d’én­ergie poten­tielle min­i­male en rejoignant, par un chemin qui n’est pas entière­ment déter­miné, le fleuve ou le lac situé en con­tre­bas, sans qu’on puisse lui en prêter l’intention.

Les principes d’extremum


Sché­ma général des proces­sus d’action. La com­para­i­son de l’information de com­mande et de l’information d’état dans l’organe de traite­ment de l’information per­met d’élaborer les ordres qu’il con­vient de don­ner aux action­neurs agis­sant sur le proces­sus de manière à ramen­er celui-ci vers son régime assigné en dépit des per­tur­ba­tions extérieures.

Le raison­nement qui vient d’être fait s’ap­plique-t-il à tous les principes d’ex­tremum, tels que le principe de Fer­mat ou le principe de moin­dre action ? Cela dépend du point de vue où l’on se place.

On peut les con­sid­ér­er comme une pro­priété du mod­èle math­é­ma­tique du phénomène étudié. Mais on peut aus­si leur don­ner une inter­pré­ta­tion sta­tis­tique en appli­quant la méthode de l’in­té­grale des chemins de Richard Feyn­man. Con­sid­érons le tra­jet d’un pho­ton d’un point A à un point B et faisons la somme de toutes les tra­jec­toires pos­si­bles joignant A à B. Cette somme est une somme vec­to­rielle dont chaque élé­ment pos­sède une ampli­tude et une phase. Loin de la droite reliant A et B, les phas­es présen­tent toutes les valeurs pos­si­bles, de sorte que les con­tri­bu­tions des divers­es tra­jec­toires s’an­nu­lent. Elles s’a­joutent au con­traire au voisi­nage de cette droite, où les phas­es sont voisines, et l’on retrou­ve la prop­a­ga­tion rec­tiligne de la lumière.

Ce raison­nement s’ap­plique à tous les phénomènes de l’op­tique géométrique, qui se trou­vent ain­si reliés à la physique quan­tique. Il réc­on­cilie le principe final­iste du moin­dre tra­jet avec le déterminisme.

Qu’est-ce que la vie ?

On ne sait pas définir la vie ; on peut seule­ment énumér­er les pro­priétés qui car­ac­térisent les êtres vivants. En bref, on peut dire que les êtres vivants nais­sent, se nour­ris­sent, crois­sent, se pro­tè­gent, se repro­duisent et meurent. Il n’y a pas de cycle plus déter­min­iste que celui de la vie, car il ne souf­fre aucune excep­tion. Ce faisant, les êtres vivants inter­agis­sent sans cesse avec leur envi­ron­nement et avec leurs semblables.

La vie est une pro­priété d’une struc­ture plutôt que d’un objet par­ti­c­uli­er. Les cel­lules d’un être vivant sont rem­placées à plusieurs repris­es. C’est leur organ­i­sa­tion qui est impor­tante. C’est l’apo­logue de la bar­que de Delphes, dont toutes les planch­es ont été rem­placées les unes après les autres, mais qui reste tou­jours la même bar­que. La vie implique un mécan­isme d’au­tore­pro­duc­tion, qui sup­pose que l’être vivant con­tient une descrip­tion de lui-même.

Cette descrip­tion est con­tenue dans les chaînes d’acides nucléiques con­sti­tu­ant l’ADN présent dans les noy­aux de toutes les cel­lules. Un être vivant pos­sède un métab­o­lisme, qui con­ver­tit la matière et l’én­ergie de l’en­vi­ron­nement dans les formes utiles à l’or­gan­isme. Un être vivant est séparé de son envi­ron­nement par une mem­brane per­me­t­tant des échanges sélec­tifs dans les deux sens. Ses com­posants sont de même isolés par des membranes.

L’u­nité du vivant est dev­enue évi­dente avec les pro­grès de la biolo­gie molécu­laire, qui mon­tre l’u­ni­ver­sal­ité de l’ADN, présent chez tous les êtres vivants, et du code géné­tique qui définit la cor­re­spon­dance entre les codons de l’ADN et les pro­téines. Cette uni­ver­sal­ité ren­force l’idée que tous les êtres vivants, de la bac­térie à l’homme, ont une orig­ine com­mune dont ils dérivent par le mécan­isme de l’évolution.

La finalité de la vie

Développement en nappes des tétrapodes.
Sché­ma imag­iné par Pierre Teil­hard de Chardin pour sym­bol­is­er le développe­ment en nappes des tétrapodes. Les chiffres à gauche expri­ment des mil­lions d’années. J’ai mis à droite, entre par­en­thès­es, des chiffres plus con­formes aux con­nais­sances actuelles, mais on voit qu’ils dif­fèrent peu de ceux de Teil­hard (fig­ure emprun­tée au Phénomène humain).

On peut con­sid­ér­er que la final­ité de la vie réside dans son main­tien par la repro­duc­tion dans les pires con­di­tions. J’ai déjà cité l’ex­em­ple de la grande dou­ve [13] qui n’at­teint sa des­ti­na­tion dans le foie du mou­ton, sous sa forme adulte, qu’en pas­sant par cinq stades lar­vaires, avec une énorme perte de larves. J’ai aus­si cité le tardi­grade, ani­mal trans­par­ent d’un mil­limètre de long, à pattes non artic­ulées, qui est capa­ble de se déshy­drater com­plète­ment et d’ar­rêter son métab­o­lisme afin de sup­port­er des con­di­tions extrêmes de tem­péra­ture, de pres­sion et de radi­a­tions. Il peut ain­si rester en léthargie, par exem­ple dans les glaces polaires, et reprend vie dès qu’il se retrou­ve en présence d’eau liquide.

Dans les fos­s­es marines des Gala­pa­gos vit une faune extrême­ment riche qui com­porte des vers de 2 m de long colonisés par des bac­téries, des crabes, des crevettes, des pois­sons, des moules géantes, du planc­ton et des pré­da­teurs tels que des poulpes. Cette vie se main­tient dans des sources chaudes d’o­rig­ine vol­canique, à des tem­péra­tures pou­vant attein­dre 350 °C. En l’ab­sence de lumière, la pho­to­syn­thèse y est rem­placée par la chimiosyn­thèse, qui fab­rique la matière organique à par­tir du gaz car­bonique dis­sous en puisant son énergie dans les com­posés soufrés con­tenus dans l’eau chauf­fée par le magma.

De même pen­dant les glacia­tions, toute forme de vie dis­parais­sait de la sur­face gelée de la Terre. Mais, dès que les con­di­tions cli­ma­tiques deve­naient plus clé­mentes, la vie repre­nait ses droits dans un sur­prenant renou­veau. Cette forme de final­ité, qui fait que la vie se main­tient dans les pires con­di­tions, est un fait d’ob­ser­va­tion que nul ne peut con­tester. C’est la final­ité objec­tive par excel­lence. C’est ” l’élan vital ” d’Hen­ri Berg­son. La vie renais­sante occupe toutes les nich­es, même les moins prometteuses.

Ain­si, on peut retourn­er le pro­pos dar­winien et dire que seuls les êtres vivants qui ne sont pas du tout adap­tés à leur milieu ne sub­sis­tent pas !

L’évolution biologique

Le néodarwinisme

Le néo­dar­win­isme pose en principe que l’évo­lu­tion biologique résulte de l’ac­tion com­binée des muta­tions aléa­toires et de la sélec­tion naturelle. Les muta­tions se pro­duisent au hasard et entraî­nent des mod­i­fi­ca­tions de cer­tains car­ac­tères qui peu­vent être avan­tageuses ou non pour la survie de l’e­spèce, c’est-à-dire pour la fécon­dité des généra­tions suc­ces­sives. Les muta­tions désa­van­tageuses dis­parais­sent donc avec les indi­vidus qui les por­tent et se repro­duisent mal, tan­dis que les muta­tions avan­tageuses se retrou­vent chez un nom­bre crois­sant de descen­dants. Tout se passe comme si les car­ac­tères cor­re­spon­dants étaient hérédi­taires. En out­re, l’ap­pari­tion de car­ac­tères vrai­ment nou­veaux ne con­sti­tu­ant pas de sim­ples vari­antes se fait pro­gres­sive­ment par l’ef­fet cumu­latif de micro­mu­ta­tions qui se ren­for­cent mutuelle­ment et finis­sent par pro­duire des effets macroévolutifs.

La stabilité des espèces

À l’in­térieur d’une même espèce, la final­ité ne fait aucun doute : un gland donne tou­jours un chêne et un œuf de tortue une tortue. Cette final­ité se traduit par l’ex­tra­or­di­naire sta­bil­ité des espèces, dont cer­taines sub­sis­tent, inchangées, depuis 500 mil­lions d’an­nées. Le plan de l’or­gan­isme adulte est donc man­i­feste­ment con­tenu dans l’œuf ou dans la graine. Dans ces con­di­tions, l’adap­ta­tion à un envi­ron­nement changeant est bien expliquée par l’ac­cu­mu­la­tion des effets des micro­mu­ta­tions sous la pres­sion sélective.

Des exem­ples clas­siques sont les pin­sons observés par Charles Dar­win aux Gala­pa­gos, dont la forme du bec évolue en fonc­tion de la nour­ri­t­ure disponible dans les dif­férentes îles, et les phalènes du bouleau dont la pop­u­la­tion s’as­sombrit dans une atmo­sphère char­bon­neuse, dans laque­lle les phalènes clairs sont plus aisé­ment repérables par les oiseaux. Cette dernière trans­for­ma­tion est réversible et les phalènes s’é­clair­cis­sent lorsque la pol­lu­tion en pous­sière de char­bon dimin­ue. Mais ces adap­ta­tions n’ont pas créé d’an­i­maux autres que des pin­sons et des phalènes.

La spéciation

Il est plus dif­fi­cile d’ex­pli­quer par l’ef­fet cumu­latif de petites muta­tions l’ap­pari­tion des amphi­bi­ens à par­tir des pois­sons ou des oiseaux à par­tir des rep­tiles. Les archives fos­siles man­quent sin­gulière­ment de formes inter­mé­di­aires mon­trant claire­ment la tran­si­tion entre deux espèces cen­sées dériv­er l’une de l’autre. Les exem­ples tels que celui des pre­miers chevaux, qui avaient la taille d’un petit chien, sont rares.

Il y a soix­ante-dix ans, dans Le phénomène humain, Pierre Teil­hard de Chardin avait déjà don­né de l’ab­sence de fos­siles d’e­spèces inter­mé­di­aires une expli­ca­tion assez con­va­in­cante. J’ai repro­duit sur la fig­ure 3 le sché­ma qu’il avait imag­iné pour sym­bol­is­er le jail­lisse­ment des espèces à par­tir d’un ancêtre issu d’une classe déjà stabilisée.

Cette vision teil­har­di­enne a été reprise par Gould et Eldridge dans leur théorie des iso­lats périphériques. Con­sid­érons, par exem­ple, l’émer­gence des rep­tiles à par­tir des théro­mor­phes, ani­maux inter­mé­di­aires entre les amphi­bi­ens et les rep­tiles, dont font par­tie les thérap­sides et les tortues. Des muta­tions se pro­duisent dans un petit groupe isolé de théro­mor­phes. Ces muta­tions pro­duisent un grand nom­bre de vari­antes, dont seules un petit nom­bre ” réus­sis­sent “, tan­dis que la plu­part s’éteignent. Toutes ces vari­antes sont des ani­maux de petite taille, encore assez mal défi­nis et mal ossi­fiés, et peu nom­breux. Ils n’ont pas lais­sé de fos­siles. Les lignées diver­gentes s’iso­lent en une gerbe close, imper­méable aux gerbes voisines. Leurs élé­ments ter­minaux, sta­bil­isés, se pro­lon­gent jusqu’à nous par leurs sur­vivants et leurs fos­siles. Les tran­si­tions se pro­duisant en des temps ” courts ” à l’aune de l’évo­lu­tion, tan­dis que les péri­odes sta­bles, appelées aujour­d’hui stases, peu­vent dur­er des mil­lions d’années.

De même, les pre­miers mam­mifères, apparus alors que dom­i­naient les dinosaures, étaient petits et sou­vent fouis­seurs. Ils ont pu résul­ter de muta­tions sur­v­enues dans des pop­u­la­tions de petits rep­tiles. On peut imag­in­er que des femelles n’ont pas pon­du leurs œufs et que ceux-ci ont éclos en elles. Ain­si seraient apparus des ébauch­es de mar­su­pi­aux, puis d’an­i­maux placentaires.

La sélec­tion naturelle joue dans le tri des vari­antes créées par tâton­nements, non dans la spé­ci­a­tion pro­pre­ment dite. Par suite de ce mécan­isme il ne sub­siste aujour­d’hui qu’un petit nom­bre des espèces ayant existé dans un passé loin­tain et beau­coup de formes éteintes nous demeureront inconnues.

Dans cette optique, l’archéop­téryx ne serait pas une forme inter­mé­di­aire entre les rep­tiles et les oiseaux, mais une forme accom­plie de rep­tile volant, qui a dû dis­paraître avec les dinosaures ter­restres il y a soix­ante-cinq mil­lions d’an­nées. Ce serait des ani­maux arbori­coles plus petits, qui n’ont pas lais­sé de traces, qui auraient, après de mul­ti­ples tâton­nements, don­né nais­sance aux oiseaux que nous connaissons.

La complexification

Le dar­win­isme n’ex­plique pas la ten­dance générale des nou­velles espèces à devenir de plus en plus com­plexe. Cette com­plex­i­fi­ca­tion entraîne la crois­sance et la cen­tral­i­sa­tion du sys­tème nerveux, car la coor­di­na­tion des élé­ments d’un organ­isme com­plexe entre eux et avec l’en­vi­ron­nement néces­site un nom­bre crois­sant de neu­rones et la créa­tion d’aires de traite­ment cen­tral­isé des sig­naux neu­ronaux dans un organe spé­cial­isé, le cerveau. La com­plex­i­fi­ca­tion et la céphal­i­sa­tion qu’elle entraîne peu­vent con­stituer des avan­tages dans la lutte pour la survie de l’e­spèce, en amélio­rant le traite­ment des sig­naux reçus du monde extérieur. Mais les bac­téries, qui exis­tent depuis 3,5 mil­liards d’an­nées, sont par­faite­ment bien adap­tées et n’ont jamais man­i­festé la moin­dre ten­dance à se complexifier.

D’autre part plus une machine est com­plexe, plus elle présente de risques de mau­vais fonc­tion­nement. De même, chez les êtres vivants, la mul­ti­pli­ca­tion et la com­plex­i­fi­ca­tion des organes aug­mentent les risques de mal­adies dues notam­ment aux agres­sions micro­bi­ennes. C’est pourquoi le sys­tème immu­ni­taire se développe avec la com­plex­ité. Pourquoi la Nature a‑t-elle choisi la voie de la com­plex­i­fi­ca­tion crois­sante, qui est aus­si celle de la fragilisation ?

On ne peut donc, ici encore, qu’imiter New­ton et dire : ” Tout se passe comme si l’évo­lu­tion biologique était ori­en­tée dans le sens de la com­plex­i­fi­ca­tion et de la céphalisation. ”

Le génome

Il a été dit plus haut que l’œuf ou la graine con­te­naient le plan de l’or­gan­isme. On peut penser que ce plan est matéri­al­isé par le génome présent dans cha­cune des cel­lules de cet organ­isme et dont les gènes s’ex­pri­ment d’une manière haute­ment coor­don­née au cours de son développement.

Le génome est l’ensem­ble des gènes d’un organ­isme, un gène étant un frag­ment d’ADN définis­sant une pro­téine par la suite de ses acides aminés. La syn­thèse des pro­téines se fait en deux temps, la tran­scrip­tion d’un frag­ment d’ADN en ARN mes­sager dans le noy­au cel­lu­laire, suiv­ie de la tra­duc­tion, au cours de laque­lle chaque triplet d’ARN mes­sager donne dans le ribo­some un triplet cor­re­spon­dant d’ARN de trans­fert asso­cié à un acide aminé qui est cen­sé être disponible dans le cyto­plasme. La pro­téine résulte de la con­caté­na­tion de ces acides aminés ; ses pro­priétés résul­tent de son mode de repliement.

Cepen­dant, le texte génomique ne suf­fit pas pour définir la con­struc­tion et le fonc­tion­nement de la cel­lule et de l’or­gan­isme. En effet, l’ex­pres­sion des gènes con­tenus dans une cel­lule dépend de sa local­i­sa­tion dans l’or­gan­isme, du stade de son développe­ment et des mes­sages qu’elle reçoit des cel­lules voisines et de l’en­vi­ron­nement. On ne peut donc pas dire que le génome définit le plan de l’or­gan­isme, puisque la réal­i­sa­tion de ce plan dépend des con­di­tions qu’elle crée dans l’or­gan­isme en con­struc­tion. L’ex­pres­sion des gènes est gou­vernée dans l’e­space et dans le temps par l’or­gan­isme qu’ils édifient.

De plus, les par­ties codantes de l’ADN ou exons sont séparées par des par­ties non codantes ou introns qui doivent être excisées pen­dant la tran­scrip­tion, de sorte qu’un gène peut être tran­scrit par seg­ments qui sont coupés et regroupés par la chimie cel­lu­laire. Mais ce regroupe­ment peut se faire de dif­férentes manières et don­ner nais­sance à une var­iété d’ARN mes­sagers dif­férents définis­sant donc des pro­téines différentes.

Enfin, les pro­téines ain­si syn­thétisées peu­vent être mod­i­fiées par des fac­teurs externes tels que tem­péra­ture et lumière et se repli­er dif­férem­ment sous l’in­flu­ence de molécules ” chap­er­ons “. Une même pro­téine peut ain­si avoir plusieurs rôles différents.

D’autre part, quand on con­naît le génome com­plet, on ne con­naît pas pour autant les gènes, surtout s’il y a beau­coup d’in­trons qui ne sont pas for­cé­ment for­més de triplets. La local­i­sa­tion des lim­ites d’un gène est tou­jours une opéra­tion dif­fi­cile, car on trou­ve un peu partout des sig­naux de début et de fin de lec­ture. On est donc obligé d’es­say­er toutes les manières de lire la séquence et de la décom­pos­er en triplets, la traduire en pro­téines grâce au code géné­tique et com­par­er le résul­tat avec le con­tenu de ban­ques de don­nées pour rechercher des pro­téines sim­i­laires. ” C’est très com­pliqué et il y a beau­coup d’er­reurs ” (A. Danchin). Il fau­dra beau­coup de temps pour iden­ti­fi­er tous les gènes con­tenus dans un génome et plus encore pour déter­min­er leurs rôles.

Quant au génome humain, il con­tient entre 30 000 et 100 000 gènes. Sa par­tie codante représente 3 % du génome et con­tient 100 mil­lions de paires de bases. Le reste est déclaré inutile, mais qu’en sait-on ? Si l’on séquence une par­tie du génome on a peu de chances d’y trou­ver la par­tie codante d’un gène. De plus, la struc­ture fine du génome humain est très poly­mor­phe, un jeu de chro­mo­somes provenant du père et l’autre de la mère et les gènes homo­logues pou­vant être des allèles dif­férents. La séquence qui résulte des pro­grammes de séquençage est très ambiguë. Si l’on séquence les gènes de plusieurs indi­vidus, on obtient un patch­work rassem­blant des séquences par­faite­ment incom­pat­i­bles, car les dif­férents allèles qu’elles con­ti­en­nent ne peu­vent coexister.

En résumé, on peut admet­tre que le génome con­tient le plan de l’or­gan­isme, à con­di­tion de pré­cis­er que c’est un plan dynamique, dont la réal­i­sa­tion dépend de son déroule­ment. Un même gène ne s’ex­prime pas de la même manière dans les dif­férentes étapes de l’embryogenèse et ne fab­rique donc pas néces­saire­ment la même protéine.

Épilogue

On pour­rait con­sid­ér­er la final­ité comme une pro­priété imma­nente de l’U­nivers dans la mesure où l’homme con­sid­ère celui-ci comme un tout cohérent soumis à des lois uni­verselles. Cha­cun de ses com­posants aurait alors sa pro­pre final­ité, qui serait de con­tribuer à la cohérence de l’ensem­ble en se com­por­tant de manière que les lois soient véri­fiées. L’homme est l’un de ces com­posants et on ne peut donc pas don­ner une image cohérente de l’U­nivers sans faire référence explicite à son exis­tence. On rejoint ain­si le principe anthropique sans sor­tir de la sci­ence, en s’abri­tant der­rière un mod­èle idéal de 1’Univers. Mal­heureuse­ment, un tel mod­èle n’ex­iste pas encore et n’ex­is­tera peut-être même jamais. La final­ité imma­nente de l’U­nivers est donc tout compte fait une final­ité objec­tive et rien de plus.

On peut résumer ce qui a été dit à pro­pos de la final­ité objec­tive de l’évo­lu­tion biologique en dis­ant que tout se passe comme si celle-ci était ori­en­tée dans le sens de la com­plex­ité, qui va de pair avec la céphal­i­sa­tion et, par­tant, avec la mon­tée de la pen­sée et de la con­science. On retrou­ve ain­si ce que Teil­hard de Chardin appelait la ” loi de complexité-conscience “.

Le dar­win­isme est décidé­ment une théorie trop sim­pliste pour ren­dre compte de la com­plex­ité du monde vivant passé et présent. Non seule­ment il n’ex­plique pas les ori­en­ta­tions man­i­festes de l’évo­lu­tion biologique, mais il n’ex­plique pas non plus l’ex­tra­or­di­naire sta­bil­ité de cer­taines espèces d’in­sectes et de crus­tacés dont cer­taines, telles que les limules, sub­sis­tent, inchangées, depuis cinq cents mil­lions d’années.

Tous ces phénomènes traduisent la ten­dance irré­press­ible au main­tien de la vie par les straté­gies les plus invraisem­blables et à n’im­porte quel prix. C’est l’élan vital dont par­lait Hen­ri Berg­son, qui est en fin de compte l’ex­pres­sion pra­tique de la final­ité objec­tive de la vie, qui vise avant tout à son maintien.

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1. La con­jec­ture de Gold­bach s’énonce en dis­ant que tout nom­bre pair peut s’écrire sous la forme de la somme de deux nom­bres pre­miers. Exem­ple 52 = 23 + 29.
2. La suite des nom­bres de Syra­cuse s’ob­tient, à par­tir d’un impair quel­conque N, en cal­cu­lant (3 N + l), en le divisant par 2 autant de fois que pos­si­ble et en réitérant cette opéra­tion. Les nom­bres obtenus oscil­lent en mon­tant et en descen­dant comme les grêlons dans un nuage d’or­age, mais on n’a jamais trou­vé de suite qui ne finisse pas par descen­dre vers 1, ou plutôt vers le cycle 1, 4, 2, 1…

Bib­li­ogra­phie

1. A. Brahic, Enfants du Soleil — His­toire de nos orig­ines, 0dile Jacob, 1999.
2. P. E. John­son, Le dar­win­isme en ques­tion — Sci­ence ou méta­physique ? édi­tions Pierre d’an­gle, 1996.
3. P. Teil­hard de Chardin, Le phénomène humain, Seuil, 1955.
4. S. J. Gould, Un héris­son dans la tem­pête, Gras­set et Fasquelle, 1994.
5. A. Danchin, La bar­que de Delphes — Ce que révèle le texte des génomes, Odile Jacob, 1998.
6. K. Brown, ” La lec­ture du génome humain “, Pour la Sci­ence, sep­tem­bre 2000.
7. C. Erzell, ” Au-delà du génome “, Pour la Sci­ence, sep­tem­bre 2000.
8. K. Howard, ” La bioin­for­ma­tique “, Pour la Sci­ence, sep­tem­bre 2000.
9. J.-P. Debe­nay, E. Ges­lin, V. Stouff, ” Les foraminifères “, Pour la Sci­ence, octo­bre 2000.
10. J.-L. Harten­berg­er, ” La mort des mam­mifères des îles “, Pour la Sci­ence, octo­bre 2000.
11. P. Naslin, Les trois masques de la con­nais­sance, SIRPE, 1991.
12. P. Naslin, Du big bang à l’homme — L’émer­gence de l’e­sprit, SIRPE, 1995.
13. P. Naslin, La com­plex­ité — Arte­facts et Nature, SIRPE, 1997.
14. P. Naslin, L’e­sprit incar­né — La con­science et la pen­sée, SIRPE, 1999.

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