Comment fonctionne la communication financière aux Etats-Unis

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002Par : Guy G. ESCULIER (43)

La lec­ture des prin­ci­paux quo­ti­diens éco­no­miques fran­çais ain­si que du Finan­cial Times bri­tan­nique, par com­pa­rai­son avec la lec­ture du lea­der amé­ri­cain en la matière, le Wall Street Jour­nal, per­met de dres­ser un constat éton­nant sur les pro­fondes dif­fé­rences des méthodes pra­ti­quées, en dépit de la mon­dia­li­sa­tion bour­sière, de part et d’autre de l’Atlantique.

Ce qui n’é­ton­ne­ra per­sonne c’est de consta­ter au long des années écou­lées depuis l’im­por­ta­tion euro­péenne des méthodes de mana­ge­ment amé­ri­cain qui a com­men­cé il y a cin­quante ans peu après la Libé­ra­tion, que l’in­fluence est à sens unique ain­si que la créa­ti­vi­té et l’in­no­va­tion, en ce qui concerne la com­mu­ni­ca­tion finan­cière des socié­tés cotées en Bourse qui n’ont qu’as­sez récem­ment adop­té le vocable de » Repor­ting » et l’ap­pel­la­tion » War­ning » comme termes de lan­gage finan­cier courant.

La der­nière contro­verse en date, celle de l’op­por­tu­ni­té de résul­tats tri­mes­triels est encore loin d’être ache­vée, la résis­tance euro­péenne étant d’au­tant plus vive que les méthodes uti­li­sées en Europe pour éta­blir les comptes demandent des délais de un à plu­sieurs mois avec les­quels la publi­ca­tion tri­mes­trielle perd son intérêt.

Mais la forte pré­sence des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels amé­ri­cains sur les mar­chés finan­ciers euro­péens fait que, qu’on le veuille ou non, l’a­dop­tion pro­gres­sive des méthodes d’outre-Atlan­tique est iné­luc­table, et ne sau­rait être blo­quée long­temps par les décla­ra­tions intel­lec­tuelles des pro­ta­go­nistes par­ti­sans de la vision stra­té­gique au point de condam­ner le court-ter­misme américain.

Voyons donc ce que réserve la lec­ture de la presse quo­ti­dienne. Tout d’a­bord une dif­fé­rence saute aux yeux : le Wall Street Jour­nal publie chaque jour un tableau conden­sant les résu­més des com­mu­ni­qués dif­fu­sés par les socié­tés du monde entier. En période de pointes tri­mes­trielles, c’est-à-dire en jan­vier, avril, juillet, octobre cela peut aller jus­qu’à plus de 500 com­mu­ni­qués clas­sés par ordre alpha­bé­tique dans la même jour­née, contre des creux de moins de 50 entre les pointes. Jus­qu’à juillet 2000, la mise en page com­por­tait envi­ron 130 com­mu­ni­qués par page. Une nou­velle pré­sen­ta­tion appa­rue en octobre 2000 com­porte 300 com­mu­ni­qués par page.

S’ins­pi­rant de ces pages de Ear­nings digest du Wall Street Jour­nal, le Finan­cial Times publie lui presque chaque jour un tableau Results de quelques cen­ti­mètres de hau­teur sur quatre colonnes qui se limite aux socié­tés bri­tan­niques et dépasse rare­ment une ving­taine de lignes. Quant aux quo­ti­diens éco­no­miques fran­çais, aucun n’a pris l’i­ni­tia­tive d’ins­ti­tu­tion­na­li­ser une telle pagi­na­tion quotidienne.

Par contre, ce qui est frap­pant, c’est que la presse fran­çaise abonde en période de pointe d’in­ser­tions publi­ci­taires enca­drées qu’on serait bien en peine d’en­tre­voir dans le Wall Street Jour­nal qui com­porte un abon­dant volume d’in­ser­tions publi­ci­taires, pour beau­coup à page entière, mais uni­que­ment consa­crées à la publi­ci­té ins­ti­tu­tion­nelle des annon­ceurs. Par contre on note l’ab­sence dans le Wall Street Jour­nal de l’é­qui­valent fran­çais d’in­ser­tions mul­tiples des notes COB émises à l’oc­ca­sion d’o­pé­ra­tions boursières.

Les uns comme l’autre consacrent des articles rédac­tion­nels aux résul­tats et aux war­nings annon­cés par les socié­tés les plus impor­tantes ayant orga­ni­sé des réunions de presse ou des télé­con­fé­rences pour com­men­ter leurs résultats.

Depuis peu, le Finan­cial Times de Londres ajoute chaque semaine, dans son numé­ro du week-end, des tableaux réca­pi­tu­la­tifs des comptes inter­ca­laires (inté­rim) et des résul­tats pré­li­mi­naires publiés dans la semaine et des annonces de divi­dendes atten­dues pour la semaine suivante.

La seconde dif­fé­rence fon­da­men­tale, après celle de la publi­ca­tion des tableaux d’Ear­nings et de Results, c’est dans le voca­bu­laire qu’il faut la cher­cher, l’in­ca­pa­ci­té de publier plus rapi­de­ment les béné­fices ayant entraî­né une ten­dance à faire connaître en atten­dant des » résul­tats » qui ne sont en fait que des chiffres sur l’ac­ti­vi­té (en ton­nage, en nombre de pro­duits ou en chiffre d’af­faires), qui mettent d’ailleurs plus long­temps à sor­tir que les béné­fices comp­tables des confrères américains.

On en vient donc à la troi­sième dif­fé­rence fon­da­men­tale, ce fos­sé que repré­sente l’o­céan Atlan­tique en matière de com­mu­ni­ca­tion finan­cière, à savoir la rapi­di­té expri­mée par les délais de dif­fu­sion des béné­fices. En Europe cela va de quatre semaines pour quelques rares cham­pions à quatre mois pour les plus lents, sans par­ler des Lloyds de Londres qui ont long­temps atten­du le règle­ment final des sinistres pour publier leurs comptes annuels avec envi­ron trois ans de délai, comme c’est encore le cas pour l’É­tat fran­çais, avec la paru­tion en forme de loi des résul­tats défi­ni­tifs du bud­get de 1998 qui a été faite au Jour­nal Offi­ciel du 10 juillet 2001 après pro­mul­ga­tion la veille, ce qui repré­sente un délai de deux ans et demi.

Tou­jours est-il que, selon la COB, le délai moyen de dif­fu­sion des socié­tés fran­çaises cotées est de soixante-seize jours soit deux mois et demi. Du côté des cham­pions récem­ment conver­tis à la rapi­di­té, il ne se passe pra­ti­que­ment rien avant quatre semaines, de rares groupes comme Rhône Pou­lenc ayant long­temps été les meilleurs avec envi­ron trente jours.

Il faut tou­te­fois signa­ler que, pen­dant ce temps-là, il n’est pas une filiale fran­çaise de mul­ti­na­tio­nale amé­ri­caine qui ne res­pecte pas les consignes de sa mai­son mère qui sont de faxer les comptes men­suels détaillés à conso­li­der et ce dès le cin­quième jour ouvrable après la clô­ture mensuelle.

Du côté des États-Unis, le bal­let des com­mu­ni­qués bour­siers tri­mes­triels, avec ses vedettes habi­tuelles comme Alcoa, Moto­ro­la, Yahoo, Gene­ral Elec­tric et Gene­ral Motors, com­mence entre le sixième et le neu­vième jour selon la posi­tion du week-end sur le calen­drier et bat son plein aux alen­tours du 15, la grande majo­ri­té des dif­fu­sions étant sol­dée avant le 25.

Il est vrai que l’ac­tua­li­té finan­cière amé­ri­caine ne tombe pas dans l’i­nac­tion entre deux » bal­lets » tri­mes­triels pour la bonne rai­son qu’un nombre non négli­geable de groupes et de socié­tés ont adop­té un calen­drier fis­cal déca­lé par rap­port au calen­drier gré­go­rien. Les entre­prises de dis­tri­bu­tion, par exemple, compte tenu de la période de pointe des ventes de fin d’an­née débor­dant sur le début de jan­vier, ont pour la plu­part adop­té une clô­ture d’exer­cice à fin janvier.

D’autres, tou­chés par les pro­blèmes sai­son­niers de la période esti­vale, ont rem­pla­cé fin juin par fin juillet comme clô­ture du 1er semestre. C’est éga­le­ment le cas de bon nombre de firmes de la nou­velle éco­no­mie et des indus­tries liées à l’in­for­ma­tique pour les­quelles la paru­tion de comptes tri­mes­triels à la ren­trée de sep­tembre ne doit pas être consi­dé­rée comme un long délai après le 30 juin, leur clô­ture fis­cale étant au 31 juillet.

Il faut signa­ler, en matière de délais, ce qui a été fait par quelques groupes fran­çais de dis­tri­bu­tion, comme Car­re­four, en publiant dans les cinq jours leurs chiffres d’af­faires, ce qui n’a néces­si­té que l’ad­di­tion conso­li­dée rapide des tiroirs-caisses (mais le délai des résul­tats est res­té de deux mois). Et cela conduit à se poser la ques­tion de savoir pour­quoi et com­ment d’im­por­tants groupes indus­triels mettent un mois pour que leurs ordi­na­teurs aient sim­ple­ment addi­tion­né les fac­tures émises, en ayant, il est vrai, pris soin d’é­li­mi­ner les ventes internes du groupe qui doivent être codées à cet effet.

En résu­mé, la phy­sio­no­mie du repor­ting amé­ri­cain est donc très dif­fé­rente de celle que nous conti­nuons à pra­ti­quer en Europe en per­sis­tant à s’en tenir aux longs délais des méthodes comp­tables traditionnelles.

C’est ce qui explique qu’un mini­mum de quatre semaines est néces­saire et qu’on assiste selon les entre­prises à des délais allant jus­qu’à trois ou quatre mois, avec une moyenne de soixante-seize jours selon la COB.

Que pou­vaient faire les ges­tion­naires amé­ri­cains dési­reux de connaître beau­coup plus vite et aus­si plus fré­quem­ment le résul­tat des courses ? La réponse est sor­tie de l’at­ti­tude d’in­dus­triels qui, comme les bour­siers che­vron­nés, et comme tout bou­ti­quier, consi­dèrent que l’on n’a gagné que lors­qu’on a ven­du. C’est ain­si que le mon­tant des ventes doit assu­rer le coût des frais géné­raux pério­diques par le total des marges déga­gées, vente par vente, article par article, entre les prix de fac­tu­ra­tion » nets nets » et les coûts directs cor­res­pon­dants (donc à l’ex­clu­sion de toute quote-part répar­tie des frais géné­raux, ceux de la période étant entiè­re­ment pas­sés en débit, quelle que soit la frac­tion de la pro­duc­tion inven­due et mise en stock).

C’est le prin­cipe du Direct Cos­ting, outil fon­da­men­tal des ges­tion­naires affran­chis de tout dog­ma­tisme fis­ca­lo-comp­table et pré­fé­rant savoir vite et sou­vent où ils en sont. Tech­ni­que­ment cela se tra­dui­ra par un clas­se­ment des dépenses autre que celui de la comp­ta­bi­li­té à savoir :

  • d’une part les coûts directs liés aux quantités,
  • de l’autre les charges de struc­tures liées à la durée de période et clas­sées non plus par nature (achats, salaires, etc.) mais par fonc­tion (pro­duc­tion, com­mer­cial, admi­nis­tra­tion, recherche-déve­lop­pe­ment, frais finan­ciers), les dota­tions aux amor­tis­se­ments étant, comme les frais du per­son­nel, frac­tion­nées entre les fonc­tions concernées.


Et c’est ain­si, y com­pris dans toute filiale fran­çaise d’une mul­ti­na­tio­nale amé­ri­caine, que le résul­tat du mois sort le 5 pour que les comptes (bilan et compte d’ex­ploi­ta­tion) puissent être trans­mis au siège d’outre-Atlan­tique. Cette révo­lu­tion des méthodes admi­nis­tra­tives de ges­tion n’a­vait pas réso­lu le pro­blème d’une com­mu­ni­ca­tion finan­cière accé­lé­rée et plus fré­quente (tri­mes­trielle) qui ne peut se faire, aux États-Unis, comme ailleurs, qu’en termes de béné­fices comp­tables à base de coûts com­plets condui­sant à l’im­mo­bi­li­sa­tion au bilan d’une par­tie des frais géné­raux de la période affec­tée aux quan­ti­tés pro­duites non encore ven­dues et stockées.

Pour ne pas avoir à attendre les trois ou quatre semaines sépa­rant au mini­mum les cinq jours du Direct Cos­ting et les bien plus longs délais comp­tables, les diri­geants amé­ri­cains ont mis au point une série de trois méthodes dites de Dual Repor­ting per­met­tant de pas­ser du résul­tat de ges­tion en coûts directs au béné­fice fis­ca­lo-comp­table en coûts complets.

Reste main­te­nant, après ces constats, à abor­der la ques­tion de savoir pour­quoi l’Eu­rope et la France en par­ti­cu­lier conti­nuent à être mar­quées par de tels retards qui ne sont pas l’ob­jet de com­men­taires par la presse éco­no­mique, même quand elle trouve publiés sur la même page les résul­tats d’une entre­prise amé­ri­caine au 31 mars et ceux d’une socié­té fran­çaise au 31 décembre précédent.

Pré­ci­sons tout d’a­bord qu’il ne s’a­git nul­le­ment d’un écart entraî­né par des lois fis­cales et des règles comp­tables fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rentes, le fisc amé­ri­cain res­tant, et pour cause, très oppo­sé aux comptes éta­blis en Direct Cos­ting qui feraient dis­pa­raître la per­cep­tion anti­ci­pée de mon­tants appré­ciables d’im­pôts sur les béné­fices, ceux résul­tant de la prise en compte de toutes les quan­ti­tés pro­duites, éva­luées en coûts com­plets (alias » prix de revient ») au lieu de s’en tenir aux seules quan­ti­tés ven­dues (fac­tu­rées).

Cette obs­ti­na­tion oblige en effet à n’é­ta­blir et ne publier que les béné­fices labo­rieu­se­ment cal­cu­lés à par­tir de l’ad­di­tion du chiffre d’af­faires et de la » varia­tion de la pro­duc­tion sto­ckée « . C’est le second élé­ment qui néces­site un long pro­ces­sus comp­table com­pre­nant successivement :

  • le comp­tage des quan­ti­tés en stock de chaque article soit par prise d’in­ven­taire néces­si­tant un arrêt de pro­duc­tion soit par rele­vés de fiches de stock de pro­duits finis aux­quels il faut ajou­ter celui des en-cours à chaque stade de la fabrication ;
  • l’é­va­lua­tion en coûts com­plets de cha­cun de ces articles en stock, y com­pris ceux en-cours par­tiel­le­ment fabri­qués, par addi­tion à leurs coûts directs (matières et pièces consom­mées et heures de main-d’œuvre directe à chaque stade de pro­duc­tion) de leurs quote-parts des charges géné­rales de fabri­ca­tion (enca­dre­ment, ser­vices annexes, amor­tis­se­ments de l’é­qui­pe­ment pro­duc­tif, loyers ou coûts des sur­faces de fabri­ca­tion, etc.). Autre­ment dit, ces quote-parts devant se cal­cu­ler par ate­lier pour chaque stade de fabri­ca­tion, il va fal­loir dres­ser un vaste tableau de répar­ti­tion de frais géné­raux qu’il aura fal­lu au préa­lable comp­ta­bi­li­ser en détail ! Mal­gré tous les moyens infor­ma­tiques déployés et tous les logi­ciels mis en œuvre, l’ex­pé­rience montre que cet énorme tra­vail prend quelques semaines ;
  • valo­ri­ser la pro­duc­tion sto­ckée totale (en-cours y com­pris) en mul­ti­pliant, article par article, la quan­ti­té inven­to­riée par son prix de revient ain­si calculé.


Ce » court-cir­cuit » admi­nis­tra­tif ne consti­tue pas une vio­la­tion condam­nable des règles fis­cales ni aux États-Unis, ni en France où la tenue d’une comp­ta­bi­li­té ana­ly­tique éla­bo­rée ne consti­tue pas une obli­ga­tion abso­lue et peut être rem­pla­cée par des répar­ti­tions for­fai­taires sim­pli­fiées. Ayant adop­té le Direct Cos­ting dans les années soixante, un impor­tant fabri­cant d’élec­tro­mé­na­ger a d’ailleurs obte­nu, contre les pré­ten­tions du fisc, un juge­ment qui fait juris­pru­dence si besoin était.

Rien n’empêche donc tout indus­triel fran­çais de faire sa révo­lu­tion admi­nis­tra­tive des méthodes de ges­tion, sinon l’at­ta­che­ment irra­tion­nel à des méthodes désuètes, la résis­tance géné­tique au chan­ge­ment, voire l’an­ti-amé­ri­ca­nisme intel­lec­tuel viscéral.

En atten­dant les seuls contrô­leurs de ges­tion fran­çais dignes de cette appel­la­tion, tra­duite impro­pre­ment de l’an­glais Control­ler, on les trouve dans les filiales fran­çaises des mul­ti­na­tio­nales amé­ri­caines et le fait, pour les grands groupes cotés en Bourse d’a­voir sou­vent la moi­tié de leurs actions déte­nues par des inves­tis­seurs amé­ri­cains, n’a pas encore fait pen­cher la balance mal­gré, ou plu­tôt grâce, au bar­rage anti-Direct Cos­ting, soi­gneu­se­ment entre­te­nu par les cabi­nets comp­tables, y com­pris les grands d’af­fi­lia­tion américaine.

Tôt ou tard nos direc­teurs admi­nis­tra­tifs et finan­ciers (DAF) exclu­si­ve­ment de reli­gion comp­table vont devoir se conver­tir et deve­nir des Chief Finan­cial Offi­cer (CFO) pra­ti­quant conjoin­te­ment les deux méthodes pour satis­faire aus­si bien les exi­gences du fisc que les besoins d’une ges­tion moderne. Et, de même, dans nos écoles com­mer­ciales dites de ges­tion, il va fal­loir que les char­gés de pro­grammes ne soient plus des inté­gristes de la comp­ta­bi­li­té. De droite ou de gauche, il faut sou­hai­ter que le Gou­ver­ne­ment issu des pro­chaines élec­tions prenne le pro­blème en main pour adap­ter notre éco­no­mie au troi­sième millénaire.

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