L’hôtel de Bourgogne

Les salles de Molière, où jouait-il ?

Dossier : Libres proposMagazine N°571 Janvier 2002Par Philippe OBLIN (46)

Plaçons-nous en 1643. Louis XIII vient de mourir, suiv­ant de peu Riche­lieu, un Pre­mier min­istre pas­sion­né de théâtre. Louis XIV a cinq ans. Anne d’Autriche et Mazarin vont main­tenant gou­vern­er la France pen­dant une quin­zaine d’an­nées, faites en par­tie de guerre civile. Le théâtre est à la mode. On joue les tragédies de Rotrou et d’autres à l’hô­tel de Bour­gogne, les comédies et les tragédies de Corneille au Marais. Une petite bande de jeunes amis aspire à se lancer aus­si dans l’aven­ture théâ­trale, et à jouer des tragédies.

Qui sont-ils ? Un cer­tain Jean-Bap­tiste Poquelin. Il a vingt et un ans. Son père est tapissier, et même tapissier du Roi. À ce qui fait encore de nos jours le méti­er de tapissier — ven­dre et pos­er des tis­sus d’ameuble­ment — s’a­joutait alors un volet plus créa­teur : le tapissier de l’époque était aus­si une manière d’ensem­bli­er-déco­ra­teur, voire d’ar­chi­tecte d’in­térieur. En out­re, plusieurs des oncles mater­nels de Jean-Bap­tiste ont été, ou sont encore à ce moment, vio­lonistes à l’orchestre de la Cour. Ils par­ticipent donc, à titre de mod­estes exé­cu­tants certes, à toutes les fêtes royales.

Jean-Bap­tiste, que son père des­ti­nait au méti­er de tapissier, aura donc passé son enfance et son ado­les­cence dans l’am­biance de métiers liés au décor et à la fête. Ambiance de couliss­es sans doute, mais com­bi­en vivante. On a écrit aus­si que son grand-père mater­nel, féru de théâtre, l’au­rait emmené, petit, voir les bateleurs du Pont-Neuf et de la foire Saint-Ger­main. La chose est pos­si­ble, mais non prouvée.

Dans la bande, Madeleine Béjart, maîtresse de Jean-Bap­tiste, de deux ans son aînée, et, der­rière elle, toute la tribu Béjart, ce qui n’est pas peu. Par­lons-en donc.

Le père, Joseph Béjart, récem­ment décédé au moment où nous nous plaçons, était issu d’une fort hon­or­able famille de notaires de Troyes. Venu à Paris pour ten­ter d’y faire for­tune, il n’y était pas par­venu, mal­gré l’emploi de moyens qui, sem­ble-t-il, auraient par­fois frôlé l’e­scro­querie. Tou­jours est-il que sa veuve venait de renon­cer à sa suc­ces­sion, sans doute parce que le pas­sif en dépas­sait l’ac­t­if. Pour sa part, elle était lingère, pro­fes­sion d’ar­ti­san-com­merçant, où l’on fab­ri­quait et vendait de la lin­gerie féminine.

Les par­ents Poquelin et Béjart, de même milieu de bour­geois com­merçants, dont les demeures étaient assez voisines, se con­nais­saient. On peut même imag­in­er qu’ils s’en­voy­aient mutuelle­ment des clients : quand des par­ents aisés étab­lis­sent un jeune ménage, ils ont autant besoin du tapissier que de la lingère.

Avec Jean-Bap­tiste, Madeleine Béjart n’en était pas à son pre­mier amant. Peut-être mar­quée par les chro­mo­somes aven­tureux de son père, elle avait déjà con­nu au moins une liai­son, assez sta­ble d’ailleurs, avec un comte de Mod­ène, dont, selon toutes les apparences, elle reti­ra pas mal d’ar­gent. Remar­quable­ment intel­li­gente et pleine d’al­lant, elle se pas­sion­nait pour la lit­téra­ture. Elle était d’ailleurs bien intro­duite dans le milieu intel­lectuel parisien par une jeune tante, demi-sœur de sa mère, mar­iée — une régu­lar­i­sa­tion après engrosse­ment — avec un frère du poète et dra­maturge Tris­tan L’Her­mite. Et sans doute emme­nait-elle son jeune amant Jean-Bap­tiste dans les réu­nions de ce milieu mi-bour­geois, mi-bohème, où l’on dis­cu­tait des derniers suc­cès de la scène avec des poètes, des comé­di­ens, des artistes.

On conçoit qu’à eux deux, ils aient eu l’idée, osée, de fonder une troupe qui inter­préterait les tragédies de leurs amis écrivains. Le reste de la tribu Béjart adhéra au pro­jet. Joseph, le frère aîné de Madeleine — pre­mier-né de la famille, il avait reçu, selon l’usage fréquent, le prénom de son père — une plus jeune sœur Geneviève — la Made­moi­selle Hervé, ” ser­vante pré­cieuse ” de L’Im­promp­tu de Ver­sailles. Pas tout à fait le reste cepen­dant. Demeurèrent en effet hors du coup, mais pro­vi­soire­ment, Louis, alors âgé de quelque qua­torze ans, qui rejoin­dra un jour ses frères et sœurs ; et, the last but not the least, Armande, alors enfant de deux ans, qu’épousera Molière, vingt ans plus tard.

Dans la troupe nais­sante, on ne comp­tait, sem­ble-t-il, qu’une pro­fes­sion­nelle con­fir­mée. Le groupe cepen­dant avait d’év­i­dence déjà joué, en ama­teur, sans doute dans des salons amis. L’acte con­sti­tu­tif de L’Il­lus­tre Théâtre, passé devant notaire et qu’on a retrou­vé, emploie en effet le terme de ” con­ser­va­tion ” de la troupe. Il sem­ble même vraisem­blable que la petite bande ait été fort appré­ciée. Les con­tem­po­rains en tout cas s’ac­cor­dent à décrire Madeleine Béjart, même dans ses débuts, comme une excel­lente comé­di­enne, aus­si à l’aise dans la tragédie que dans la comédie.

Restait alors à L’Il­lus­tre Théâtre à se trou­ver une salle.

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À l’époque, on ne comp­tait que deux salles publiques à Paris, ce pour des raisons com­plex­es de mono­pole, qui remon­taient au Moyen Âge. Tou­jours l’ex­cep­tion française : au même moment, les publics de Lon­dres ou de Madrid avaient le choix entre plusieurs dizaines de salles !

À tout seigneur, tout hon­neur : l’hô­tel de Bour­gogne, pro­priété de la très anci­enne mais alors tou­jours exis­tante con­frérie de la Pas­sion. Elle ne jouait plus de mys­tères religieux depuis belle lurette, mais louait sa salle, avec mono­pole, à la troupe dite ” de l’hô­tel de Bour­gogne “, qui se paraît aus­si du titre de Comé­di­ens du Roi. Pourquoi ce nom d’hô­tel de Bour­gogne ? Tout sim­ple­ment parce que la salle avait été con­stru­ite — en 1548 sous Hen­ri II, le Val­ois des buf­fets — sur l’emplacement, peu coû­teux car à l’époque hors les murs, de l’an­cien hôtel parisien des ducs de Bour­gogne, dont il sub­siste d’ailleurs encore aujour­d’hui une tour, dite de Jean-sans-Peur. Elle se trou­vait à l’an­gle de la rue Mau­con­seil et de la rue Française et fut démolie par Hauss­mann, lors de la per­cée de la rue Éti­enne Marcel.

Il s’agis­sait d’une salle de forme rec­tan­gu­laire — nous ver­rons plus loin la rai­son de cette con­fig­u­ra­tion — de quelque 33 x 16 m, dotée d’une scène de 7 x 7 m, donc minuscule.

L’hôtel de Bour­gogne, d’après un tableau ancien. Au XVI­I­Ie siè­cle, la quas-total­ité du théâtre de Mari­vaux fut créée dans cette salle, attribuée aux Ital­iens en 1675. Il les préférait aux Comé­di­ens français, alors étab­lis rue des Fos­sés-Saint-Ger­main, aujourd’hui rue de l’Ancienne Comédie.

La sec­onde salle, Le Marais, ouverte en 1634, par déro­ga­tion au mono­pole accordée par Riche­lieu, établie dans un ancien jeu de paume, situé à l’an­gle de la rue de la Per­le et de la rue Vieille-du-Tem­ple, donc à prox­im­ité de la toute récente place Royale, dénom­mée aujour­d’hui place des Vos­ges, le quarti­er parisien chic du temps.

Le moment vient de par­ler un peu de ces jeux de paume, dont l’ar­chi­tec­ture, conçue pour jouer à la courte-paume, mar­qua longtemps les salles français­es. Le jeu de courte-paume, ancêtre du ten­nis, se pra­ti­quait depuis le Moyen Âge et les salles où l’on jouait s’ap­pelaient des ” tripots “, du vieux mot français triper qui sig­nifi­ait sauter, car il faut à l’oc­ca­sion sauter, raque­tte en main, pour attrap­er les balles. Le sens du mot évolua avec l’habi­tude venue, pour les spec­ta­teurs, instal­lés dans des loges latérales, de pari­er sur le gag­nant, au point que ces opéra­tions finan­cières, plus ou moins clan­des­tines, prirent au fil du temps une impor­tance gran­dis­sante, non sans inquiéter d’ailleurs les pou­voirs publics, et l’Église. Out­re ces réserves, le jeu de paume com­mençait à pass­er de mode à l’époque qui nous occupe, alors que Paris comp­tait encore plusieurs cen­taines de ” tripots “. Les joueurs se raré­fi­ant, les pro­prié­taires de ces locaux n’é­taient pas fâchés de leur trou­ver d’autres des­ti­na­tions, au moins provisoires.

Or, avec leurs quelque 30 x 16 m en plan et leurs 7 à 10 m de hau­teur sous pla­fond — les dimen­sions n’é­taient pas rigoureuse­ment nor­mal­isées comme pour nos courts de ten­nis con­tem­po­rains — ces tripots con­sti­tu­aient, et de loin, les plus grandes salles qui se pou­vaient trou­ver, mis­es à part quelques salles de palais roy­aux ou autres, mais où il n’é­tait évidem­ment pas ques­tion de jouer régulière­ment, et publique­ment, la comédie.

Pour en revenir à l’hô­tel de Bour­gogne, et bien qu’il n’ait jamais été un jeu de paume, ses con­struc­teurs lui en avaient en leur temps don­né la forme et les dimen­sions, faute d’en imag­in­er d’autres. Ces locaux étaient amé­nagés de la façon la plus sim­ple : au fond, la scène, surélevée d’un bon mètre au-dessus du sol, hor­i­zon­tal, de la salle. Sur les grands côtés, des loges munies de sièges et, au milieu, le ” parterre “, où l’on restait debout. Par­fois, on instal­lait en out­re, dans le fond opposé à la scène, des gradins. On appelait alors ces places ” l’am­phithéâtre ” car on don­nait en général au dis­posi­tif une forme plus ou moins semi-cir­cu­laire, pour accroître le nom­bre de places ain­si offertes. On s’y asseyait, à même les gradins.

Flori­dor, le directeur du Marais après Mon­do­ry le décou­vreur de Pierre Corneille et pre­mier inter­prète du Cid, soucieux d’aug­menter ses recettes, avait aus­si imag­iné de plac­er quelques fau­teuils sur la scène même, loués fort cher. Les autres théâtres suivirent et il fal­lut atten­dre le XVIIIe siè­cle pour qu’on se décidât à renon­cer à cette fâcheuse pratique.

Encore que sen­si­ble­ment postérieur au temps où nais­sait L’Il­lus­tre Théâtre, le fameux ” Reg­istre de Lagrange ” nous per­met de nous faire une idée approx­i­ma­tive du prix des places dans ces divers théâtres. Voici ce que donne sa lecture :

- sur la scène : 5 livres 10 sols,
— loges bass­es, c’est-à-dire de plain-pied avec le parterre : 5 livres 10 sols,
— loges hautes (quand il y en avait) : 1 livre 10 sols,
— amphithéâtre : 3 livres,
— parterre : 15 sols.

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Ce bref tableau des salles parisi­ennes brossé, revenons à L’Il­lus­tre Théâtre.

Plaque au 12, rue Mazarine
Au 12, rue Mazarine, bien dis­crète et un peu masquée par une per­si­enne, la plaque évo­quant l’emplacement du Jeu de Paume des Métay­ers. En rai­son de la forte den­sité urbaine, les jeux de paume furent sou­vent con­stru­its sur les espaces libérés par la démo­li­tion d’anciennes enceintes for­ti­fiées, ici celle dont rel­e­vait la tour de Nesle.

La tribu Béjart et le jeune Poquelin jetèrent leur dévolu sur un jeu de paume, celui des Métay­ers, situé à prox­im­ité immé­di­ate de la jonc­tion, en pointe, de la rue de Seine et de la rue Mazarine, le louèrent et l’amé­nagèrent en théâtre, selon le sché­ma du temps. Ils com­mencèrent à y jouer le 1er jan­vi­er 1644. Leur pre­mier spec­ta­cle fut vraisem­blable­ment une tragédie de Nico­las Des­fontaines, à la fois comé­di­en et auteur, recruté quelques mois après la sig­na­ture de l’acte fondateur.

Au con­traire de ce qu’on lit habituelle­ment dans les manuels, L’Il­lus­tre Théâtre fut d’abord loin de péri­cliter. Les cir­con­stances d’ailleurs le servirent : quinze jours après son ouver­ture, un incendie détru­i­sait la salle du Marais, débar­ras­sant ain­si, au moins pour un temps, nos jeunes amis d’un con­cur­rent. En tout cas, les résul­tats obtenus furent sans doute encour­ageants, puisque la troupe, l’essen­tiel de ses dettes sol­dé, déci­da de ” pass­er à la vitesse supérieure “, en s’in­stal­lant sur la rive droite, où résidait le gros du pub­lic ama­teur de tragédies. Elle aban­don­na donc les Métay­ers, et loua un autre jeu de paume, dit de la Croix-Noire, situé en bord de Seine, à l’an­gle de la rue Saint-Paul et du quai des Célestins.

Après amé­nage­ment, elle com­mença à y jouer dans le courant de jan­vi­er 1645. Et ce fut le désas­tre, non du fait, sem­ble-t-il, d’une insuff­isante qual­ité des spec­ta­cles, entraî­nant la désaf­fec­tion du pub­lic mais plutôt par manque d’ex­péri­ence des aspects financiers pro­pres à la ges­tion d’une salle. Sures­ti­mant le rythme des ren­trées de fonds, les socié­taires de L’Il­lus­tre Théâtre avaient accep­té des échéances trop cour­tes, qu’ils ne purent honorer.

Pour comble de dis­grâce, mais ils n’y étaient vrai­ment pour rien, un procès com­pliqué révéla que la mai­son parisi­enne de la veuve Béjart ne lui apparte­nait en fait pas. Il s’agis­sait dans doute d’une séquelle des opéra­tions finan­cières dou­teuses de feu son époux. Tou­jours est-il que cette mai­son ne pou­vait plus servir de cau­tion, en répéti­tion de l’opéra­tion que la mère des Béjart avait faite pour eux lors de l’in­stal­la­tion aux Métayers.

En juil­let 1645, L’Il­lus­tre Théâtre se trou­va donc en ces­sa­tion de paiement, avec saisie des décors, des cos­tumes, et son ” chef ” Molière — il com­mençait de se faire appel­er ain­si — en prison pour dettes. Il paraît vraisem­blable que si les créanciers le firent arrêter lui, et non les Béjart, ce n’est pas tant en qual­ité de chef, qui ne ressort d’ailleurs pas claire­ment de l’acte fon­da­teur, mais plutôt parce qu’ils estimèrent que le père de Molière, hon­or­able com­merçant fort aisé, avait du répon­dant, au lieu qu’on n’au­rait pas su tir­er grand-chose de la tribu Béjart.

Le cal­cul d’ailleurs se révéla per­ti­nent : le père Poquelin, d’abord réti­cent, dés­in­téres­sa les créanciers les plus agres­sifs, se por­ta cau­tion pour d’autres. Notre Jean-Bap­tiste put ain­si quit­ter la prison du Châtelet.

Les manuels racon­tent aus­si que L’Il­lus­tre Théâtre adop­ta alors la vie nomade des troupes de province. C’est inex­act : il ne fut plus jamais nulle part ques­tion de cette for­ma­tion, du moins en tant que telle.

En fait Molière, prob­a­ble­ment grâce à l’ap­pui de ses rela­tions dans les milieux lit­téraires influ­ents, se fit embauch­er, seul, par la troupe itinérante du duc d’Éper­non, dirigée depuis une dizaine d’an­nées par Charles Dufresne, comé­di­en d’ex­péri­ence. Quant aux Béjart, ils restèrent d’abord à Paris — cela ressort des dates d’actes signés par eux en des études parisi­ennes — selon toute vraisem­blance affairés à sauver ce qu’ils pou­vaient de leur dou­ble cat­a­stro­phe. Toute excel­lente comé­di­enne qu’elle était, Madeleine Béjart se mon­tra tou­jours une femme d’ar­gent avisée : elle l’a prou­vé en lais­sant, après sa mort, un magot plus que confortable.

Petit à petit cepen­dant, mais on ignore exacte­ment quand, Joseph, Madeleine et Geneviève Béjart rejoignirent à leur tour la troupe Dufresne. Suiv­is un peu plus tard par Louis, quand il eut atteint l’âge de mon­ter sur les planch­es. Ces embauch­es suc­ces­sives mon­trent d’ailleurs que la répu­ta­tion de bons comé­di­ens de la tribu Béjart était solide­ment établie dans les milieux du théâtre : dans l’équipe de Dufresne, de haute qual­ité, n’en­trait pas qui voulait. Cette troupe n’avait en out­re rien d’une char­retée d’aven­turi­ers faméliques.

Elle se déplaçait en car­ross­es de louage, avec près de 4 tonnes de bagages et décors : on le sait par des fac­tures de voi­turi­ers, exhumées d’archives munic­i­pales. Et on a retrou­vé trace de sages place­ments financiers effec­tués alors par Madeleine Béjart, d’un mon­tant à coup sûr hors de portée d’une théâtreuse aux abois.

La troupe allait de lieux en lieux, tan­tôt invitée dans les châteaux par des grands qui voulaient voir jouer les pièces à la mode ; tan­tôt appelée par des munic­i­pal­ités pour par­ticiper à des fes­tiv­ités locales, telles que celles accom­pa­g­nant la tenue des États, ces assem­blées péri­odiques de nota­bles qui votaient les impôts dans les pays dits ” d’É­tat ” : Bre­tagne, Langue­doc. Enfin, lorsqu’elle n’é­tait pas sol­lic­itée, elle s’étab­lis­sait durant quelques semaines, voire un mois ou deux, dans une grande ville, par­fois après de laborieuses négo­ci­a­tions, et y inter­pré­tait son répertoire.

Dans le pre­mier cas, où le nom­bre des spec­ta­teurs était par nature lim­ité, on trans­for­mait en théâtre un salon où, en belle sai­son, on mon­tait avec des tréteaux et des pots de fleurs un théâtre de ver­dure dans le parc ou la cour du château. Dans le sec­ond, la munic­i­pal­ité met­tait à dis­po­si­tion des comé­di­ens la plus vaste salle de l’hô­tel de ville. Dans le dernier, la troupe louait, tout comme à Paris, un jeu de paume pen­dant la durée de sa présence. Aucune ville de province, si impor­tante fût-elle, ne dis­po­sait en effet à cette époque de salle amé­nagée de façon per­ma­nente. En France, la con­struc­tion de véri­ta­bles théâtres ne com­mença, hors Paris, qu’au XVIIIe siècle.

Les villes vis­itées par la troupe du duc d’Éper­non, sous la houlette de Dufresne, furent entre 1645 et 1658, année de son instal­la­tion à Paris : Rouen, Rennes, Nantes, Poitiers, Bor­deaux, Agen, Toulouse, Car­cas­sonne, Nar­bonne, Pézenas, Mont­pel­li­er, Avi­gnon, Vienne, Greno­ble, Lyon, Dijon. Il se peut qu’il y en ait d’autres, qu’on ignore encore, faute d’avoir retrou­vé des traces de son pas­sage dans les archives locales : munic­i­pal­ités, études de notaires où les comé­di­ens seraient venus sign­er comme témoins au con­trat de mariage de deux des leurs, ou encore reg­istres de bap­tême des paroiss­es, quand nais­sait un petit, où fig­urent les noms des par­rain et mar­raine, générale­ment alors des cama­rades de scène.

Au cours de cette péri­ode, le tal­ent d’au­teur dra­ma­tique de Molière se révéla peu à peu. Il com­mença par pro­duire de cour­tes farces. On a con­servé le texte de deux d’en­tre elles : La Jalousie du Bar­bouil­lé et Le Médecin volant. Mais on con­naît le titre de quelques autres : Gros-René écol­i­er, Le Doc­teur amoureux, Plan-Plan… Vers la fin de ce temps de nomadisme, il pro­duisit en out­re ses deux pre­mières véri­ta­bles comédies en vers : L’É­tour­di, créée à Lyon en 1655, et Le Dépit amoureux, à Béziers en 1656, cette dernière à l’oc­ca­sion d’une tenue des États du Languedoc.

Forte de ses suc­cès, la troupe com­mença à songer sérieuse­ment à s’établir à Paris. On ne sait pas exacte­ment com­ment furent menés les travaux d’ap­proche, ni les rôles respec­tifs qu’y jouèrent Dufresne, Molière et Madeleine Béjart. Deux choses cepen­dant parais­sent assurées : Dufresne com­mençait à songer à sa retraite. De son côté Madeleine Béjart, mais agis­sant seule et non au nom de la troupe, sig­nait, le 12 juil­let 1658, un bail de loca­tion de la salle du Marais, telle qu’elle avait été recon­stru­ite, en véri­ta­ble théâtre, avec machiner­ies per­fec­tion­nées, une dizaine de mois après l’in­cendie de 1644. La troupe du Marais avait, surtout durant les longs trou­bles de la Fronde, con­nu de grave dif­fi­cultés finan­cières et s’é­tait quelque peu dispersée.

Madeleine Béjart.
Madeleine Béjart.

Il sem­ble bien que, dans l’e­sprit de Madeleine Béjart, soit née l’idée d’une fusion entre la troupe Dufresne et ce qui restait de celle du Marais. Et il appa­raît que les deux frères Corneille, Pierre et Thomas, aient beau­coup poussé à cette opéra­tion. Ils restaient très attachés au Marais, qui avait créé presque toutes leurs pièces. La manœu­vre conçue tenait d’ailleurs fort bien la route : appuyée par les Corneille, elle eût assuré à la troupe la fidél­ité de deux auteurs con­fir­més, d’un tout autre renom qu’un Molière de trente-six ans, encore incon­nu du pub­lic parisien.

Au grand dam des deux frères, qui en voulurent beau­coup à Molière, l’opéra­tion n’aboutit pas mais, après d’autres négo­ci­a­tions, sans doute menées avec le sou­tien de rela­tions de Molière dans les milieux lit­téraires grav­i­tant autour de la Cour, la troupe de Dufresne se vit accorder le nom de Comé­di­ens de Mon­sieur — Philippe, le jeune frère de Louis XIV — et surtout, attribuer, à titre gra­tu­it, l’usage d’une salle parisi­enne, à partager toute­fois avec les comé­di­ens ital­iens qui en jouis­saient déjà : la salle du Petit-Bourbon.

Si nous n’en avons pas par­lé à pro­pos des salles publiques parisi­ennes, c’est qu’elle n’é­tait pas à pro­pre­ment par­ler publique. Elle apparte­nait à la Couronne et ser­vait seule­ment lors de la présence à Paris des comé­di­ens ital­iens, ini­tiale­ment venus dans les bagages de Cather­ine de Médi­cis. Présence dev­enue, au fil des temps, plus ou moins con­tin­ue. Il s’agis­sait de l’an­ci­enne salle des fêtes de la rési­dence parisi­enne de la branche des Bour­bons à quoi apparte­nait le Con­nétable de Bour­bon, rési­dence con­fisquée par François Ier après la trahi­son du Con­nétable, passé à Charles-Quint.

Cette salle avait con­nu plusieurs usages depuis sa saisie par la Couronne : récep­tions et fêtes royales, tenue des États généraux de 1614, les derniers avant ceux de 1789. Elle se trou­vait entre l’église Saint-Ger­main-l’Aux­er­rois et le Lou­vre. De forme rec­tan­gu­laire, elle mesurait 66 x 16 m et était équipée d’une scène de 250 m2.

La troupe des Comé­di­ens de Mon­sieur y joua pour la pre­mière fois le 2 novem­bre 1658 : elle don­na prob­a­ble­ment L’É­tour­di. Elle comp­tait alors dix comé­di­ens : Dufresne, Molière, Joseph, Madeleine, Geneviève et Louis Béjart, le cou­ple Du Parc (Gros-René et Mar­quise) et le cou­ple De Brie, à qui s’a­joutait un gag­iste pour jouer les utilités.

Quelques mois plus tard, Dufresne s’a­chetait une mai­son à Argen­tan, son pays natal. Il s’y reti­ra défini­tive­ment à la fin de 1659, s’y remaria car il était veuf, et mena, sem­ble-t-il, une vie de gen­til­homme cam­pag­nard aisé. Il mou­rut bien après Molière.

Molière se trou­va alors chef de troupe, tit­u­laire d’une salle qui ne lui coû­tait rien, avec la seule con­trainte du partage avec les Ital­iens. Il s’en­ten­dit d’ailleurs tou­jours fort bien avec leur chef, Scara­mouche. L’au­torité publique avait lais­sé aux Ital­iens les jours dits ” ordi­naires ” : dimanche, mar­di, ven­dre­di ; les autres étant attribués aux Comé­di­ens de Mon­sieur, ce qui ne con­sti­tu­ait pas néces­saire­ment un désa­van­tage. Les jours où ils jouaient, les salles con­cur­rentes demeu­raient fermées.

Cette sit­u­a­tion dura jusqu’en octo­bre 1660. C’est donc au Petit-Bour­bon que furent créées Les Pré­cieuses ridicules et Le Cocu imag­i­naire. Mais la troupe, bien enten­du, n’y jouait pas seule­ment du Molière. Il faut d’ailleurs savoir qu’à l’époque, aus­sitôt qu’une pièce avait été éditée en librairie, elle était con­sid­érée comme tombée dans le domaine pub­lic, et pou­vait être jouée libre­ment, par n’im­porte quelle troupe. C’est seule­ment à la fin duXVI­IIe siè­cle, et sous l’im­pul­sion de Beau­mar­chais, qu’ap­parut la notion de droits d’au­teur dramatique.

Mais en octo­bre 1660, bran­le-bas de com­bat. La troupe de Mon­sieur et les Ital­iens sont invités à quit­ter les lieux. La salle du Petit-Bour­bon doit être démolie pour laiss­er place aux agran­disse­ments du Lou­vre, notam­ment à la Colon­nade. Après quelques ter­giver­sa­tions, les deux troupes se voient attribuer, tou­jours à titre gra­tu­it, mais à charge à elles, à frais partagés, de remise en état, la salle dite du Palais-Roy­al, con­stru­ite en 1641, à titre privé, par Riche­lieu en son palais car­di­nal, devenu palais roy­al après legs à la Couronne, et où siège de nos jours le Con­seil d’É­tat. Cette salle n’avait pra­tique­ment plus servi depuis la mort du car­di­nal et se trou­vait en piteux état.

Elle n’a rien à voir avec notre actuel théâtre du Palais-Roy­al, con­stru­it juste avant la Révo­lu­tion. Située à l’an­gle ouest de la rue Saint-Hon­oré et de l’actuelle rue de Val­ois, elle mesurait 35 x 17,50 m, avec une scène de 225 m2. Jusqu’à sa mort, en févri­er 1673, elle restera la salle de Molière, qu’il ne ces­sa de partager avec Scara­mouche. Ce dernier en fut expul­sé après la dis­pari­tion de Molière, suite aux vile­nies de son com­pa­tri­ote Lul­li ; mais ceci est une autre histoire.

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La troupe de Molière joua aus­si beau­coup sur invi­ta­tions. Elle se trans­portait alors, avec cos­tumes et décors, dans les rési­dences royales ou prin­cières où elle était appelée. Sauf deux excep­tions à Cham­bord, en 1669 et 1670, elle ne sor­tit plus jamais de la région parisi­enne : Ver­sailles, bien enten­du, mais aus­si Vaux-le-Vicomte (créa­tion des Fâcheux, chez Fou­quet), Saint-Cloud (la rési­dence de Mon­sieur), Vin­cennes, Fontainebleau, Saint-Ger­main, Chan­til­ly (chez le Grand Condé).


 Sché­ma de Paris mon­trant l’emplacement des salles citées dans l’article.

Il s’agis­sait alors de théâtres impro­visés, sou­vent en plein air lors des grandes fêtes d’été. À Ver­sailles les représen­ta­tions en petit comité autour du Roi avaient générale­ment lieu, sem­ble-t-il, dans la galerie qui se trou­ve sous celle des Glaces, et située de plain-pied avec les jardins.

Une men­tion par­ti­c­ulière doit être faite de la Salle des Machines, au Lou­vre, dotée, comme son nom l’indique, d’une machiner­ie de théâtre ultra-per­fec­tion­née, de con­cep­tion ital­i­enne selon l’usage du temps. Molière y créa Psy­ché, devant la Cour, assisté d’ailleurs, pour une par­tie du texte, de Pierre Corneille, réc­on­cil­ié ; ce qui, par par­en­thèse, ne fut jamais le cas avec Thomas. Cette salle, con­stru­ite à l’in­sti­ga­tion de Mazarin en 1660, de 31 x 11 m seule­ment, offrait en revanche une scène gigan­tesque pour l’époque, de 485 m2, per­me­t­tant de grands déploiements d’ac­teurs, de danseurs et d’ap­pari­tions de toute sorte. Elle se trou­vait dans l’aile dite des Tui­leries, entière­ment incendiée lors des trou­bles de la Com­mune, en 1871 ; à son extrémité nord, donc joux­tant l’actuel Pavil­lon de Marsan. Au XVIIIe siè­cle, la Comédie française s’y instal­la durant une dizaine d’an­nées. Elle servit aus­si de siège pro­vi­soire à l’Assem­blée nationale issue des États généraux, lors de son étab­lisse­ment à Paris après les journées d’oc­to­bre 1789.

Ain­si va le temps : de ces hauts lieux de la scène française où furent joués, sou­vent en créa­tion, les théâtres de Corneille, de Molière, de Racine, de Mari­vaux, il ne reste rien, nulle part. Tout au plus par­fois, en un recoin de façade parisi­enne, une plaque évoque l’emplacement d’une salle dis­parue. Mais quel pas­sant s’ar­rête aujour­d’hui pour la lire ?

3 Commentaires

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Molièrerépondre
29 avril 2016 à 12 h 23 min

Molière
Bon­jour tout le monde ! Je suis Jean bap­tiste Poquelin, le vrai Molière!! Et je ne suis pas mort ! C’est gen­til d’écrire ma Bio !

mar­tine Bayonrépondre
1 septembre 2017 à 9 h 09 min

Excel­lent arti­cle
Excel­lent article

Cécilerépondre
29 mars 2018 à 14 h 04 min

Bel arti­cle !
Bon­jour,
Mer­ci pour ce très bon article.
Pour­riez-vous me don­ner la source de l’im­age du por­trait de Madeleine Béjart s’il vous plaît ? J’écris une bio de Molière et j’aimerais obtenir les droits pour l’in­sér­er dans le livre. Je cherche, mais je ne trou­ve pas ! Merci !

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