Allons au théâtre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°625 Mai 2007Par : L'avare de Molière et L'affaire Dussaert de J. MougenotRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Fro­sine, une prox­énète avide. La Flèche : un valet irre­spectueux et voleur. Valère : un intri­g­ant plein de mépris pour les domes­tiques. Maître Simon : un inter­mé­di­aire véreux. Cléante : un écervelé, s’amourachant à pre­mière ren­con­tre. Harpagon : un vieux tor­du, obsédé par le fric, qui voudrait met­tre une jeunesse dans son lit au moin­dre coût. Mar­i­anne : une gamine fauchée, au bord de con­sen­tir à un mariage d’argent pour met­tre du beurre dans les épinards. Maître Jacques : un imbé­cile dou­blé d’un affab­u­la­teur. Élise : une dis­sim­u­la­trice sans scrupule. Le seigneur Anselme : un vieux beau plein aux as mon­té à Paris en quête de chair fraîche.
Des com­porte­ments de ce ramas­sis de quidams, et de quidamettes, peu recom­mand­ables, le génie de Molière a trou­vé le moyen de nous faire rire. À con­di­tion de respecter ses inten­tions, qui sont par­faite­ment claires : Ils me regar­dent tous, et se met­tent à rire dit Harpagon dans le mono­logue. Il ne con­vient pas de mon­ter L’Avare en trag­ique, cir­con­stance qui se ren­con­tre et que Robert Manuel, bon con­nais­seur, tenait pour une solu­tion de facil­ité : il savait d’expérience en effet com­bi­en il est plus aisé d’impressionner le pub­lic que de provo­quer son hilar­ité.
M. Wer­ler n’est heureuse­ment pas tombé dans cette erreur en met­tant en scène L’Avare qui se joue présen­te­ment à la Porte Saint-Mar­tin. Il a peut-être chu dans d’autres tra­vers mais si nous par­lons de ce spec­ta­cle aujourd’hui, c’est d’abord, et surtout, pour évo­quer l’éblouissant Harpagon que nous y donne M. Michel Bou­quet. Il nous fait en effet décou­vrir un aspect peu exploré du per­son­nage. Celui d’un vieil homme facétieux, qui aurait pu être char­mant s’il n’était tra­vail­lé par une idée fixe, son âpreté face aux ques­tions d’argent, de sur­croît aggravée dans le moment par la présence cachée de dix mille écus qu’il vient de recevoir et n’a pas encore eu le temps de plac­er à bon escient. Parce que, à y bien réfléchir, qui est Harpagon ? D’évidence un mon­stre d’égoïsme certes, mais en même temps un homme intel­li­gent, qui a fort bien mené sa bar­que. Il fit naguère un beau mariage : on apprend que sa défunte épouse a lais­sé du bien à ses enfants. Il habite une grande mai­son de ville, avec jardin et écurie. Il garde à sa dis­po­si­tion deux chevaux et un car­rosse, une domes­tic­ité con­fort­able, même pour l’époque. Il s’est en out­re assuré les ser­vices d’un inten­dant pour n’avoir pas à s’occuper du quo­ti­di­en. Inten­dant nou­velle­ment embauché d’ailleurs, signe que le bon­homme ne se refuse rien quand cela l’arrange.
Il aime à badin­er : Vous voilà les armes à la main, dit-il à Dame Claude venant aux ordres avec son bal­ai. Il ne manque pas d’humour, par exem­ple se payant la fig­ure de sa fille en con­tre­faisant à plusieurs repris­es, et con­for­mé­ment aux didas­calies de Molière, ses révérences lorsqu’elle refuse, poli­ment mais fer­me­ment, d’épouser le seigneur Anselme. Rusé et nar­quois, il berne son fils en lui faisant avouer son amour.
M. Bou­quet déploie à chaque instant devant nous sa prodigieuse intel­li­gence de cette facette du per­son­nage. Et ce plus spé­ciale­ment sans doute lors de la fameuse méprise de Valère inter­rogé par le com­mis­saire enquê­teur. On y voit un Harpagon plein d’ironie devant les pro­pos de son inten­dant, qu’il prend pour des diva­ga­tions causées par la frayeur d’avoir été décou­vert, et folle­ment amusé par les beaux yeux de la cas­sette.
Mme Juli­ette Car­ré, épouse à la ville de M. Bou­quet, campe sous nos regards émer­veil­lés une Fro­sine délurée en dia­ble et tou­jours prête à tir­er son prof­it des cir­con­stances les plus scabreuses. Nous avons aus­si un excel­lent Maître Jacques, balourd et sen­ten­cieux à souhait. On peut en revanche éprou­ver de la réserve à l’égard des deux jeunes hommes, Valère et Cléante, qui vocif­èrent un peu beau­coup. On les a en out­re, mais sûre­ment sans qu’ils y soient pour rien, les pau­vres, vêtus d’étrange manière, avec capes et bottes qui ne sont d’aucune époque. Façon peut-être, de la part du met­teur en scène, de mar­quer l’intemporalité du texte. Après tout, on a bien vu un jour, dans un aus­si haut lieu de théâtre que La Car­toucherie, les ducs de l’entourage du roi Lear fringués et cha­peautés comme des bour­geois de Labiche. Par les temps qui courent, tout est pos­si­ble. Par exem­ple d’habiller et de gan­ter tout de blanc le seigneur Anselme, de lui enfariner le vis­age et les cheveux, de le faire arriv­er dans une sorte de chaise à bran­car­ds dont les deux por­teurs sont coif­fés cha­cun d’une tête de cheval et émet­tent, par instants, des imi­ta­tions de hen­nisse­ments. Or c’est bien ce qui se voit, chaque soir, sur le plateau de la Porte Saint-Mar­tin, à la fin de la représen­ta­tion de L’Avare.
Comme c’est curieux, comme c’est bizarre, eût dit Ionesco.

Aux lecteurs qui n’auraient pas vu cette désopi­lante satire des milieux artis­tiques, je pré­cise que J. Mougenot reprend L’Affaire Dus­saert au Petit Héber­tot les jeud­is, ven­dredis et samedis à 19 heures Je leur recom­mande vive­ment de ne pas man­quer cette occa­sion de bien s’amuser.

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L’Avare, de Molière, avec Michel Bou­quet et Juli­ette Car­ré, au Théâtre de la Porte Saint-Mar­tin, 18, boule­vard Saint-Mar­tin 75010 Paris. Tél. : 01.42.08.00.32.
L’Affaire Dus­saert, de J. Mougenot, dite par lui-même, au Petit Héber­tot, 78 bis, boule­vard des Batig­noles, 75017 Paris. Tél. : 01.43.87.23.23.

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