Doctorats scientifiques : y a‑t-il un retard français ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°686 Juin/Juillet 2013
Par François Xavier MARTIN (63)

En matière de doc­tor­ats, les com­para­isons inter­na­tionales (dont celles pub­liées en France par l’Observatoire des sci­ences et des tech­niques) sont générale­ment fondées sur des chiffres relat­ifs à l’ensemble des doc­tor­ats, alors que ce sont prin­ci­pale­ment les doc­tor­ats en sci­ences et en ingénierie qui peu­vent avoir une influ­ence directe sur l’innovation industrielle.

L’Europe est de très loin le prin­ci­pal for­ma­teur mondial

Or, une étude de l’OCDE parue en 2011 per­met de con­naître les nom­bres de doc­tor­ats en sci­ences et en ingénierie décernés en 2009 par ses 34 pays mem­bres. D’autres sources per­me­t­tent d’estimer le nom­bre annuel de nou­veaux doc­teurs en sci­ences et en ingénierie à 30 000 pour la Chine et 10 000 pour l’Inde.

La France devant le Japon

En se lim­i­tant aux pays ayant décerné plus de 2 000 doc­tor­ats en sci­ences et ingénierie en 2009, les chiffres de l’OCDE per­me­t­tent d’établir le tableau suiv­ant (d’où sont absents la Russie et le Brésil, faute d’informations fiables).

Des pro­por­tions très variables
L’étude de l’OCDE indique pour cha­cun des pays le pour­cent­age de doc­tor­ats en sci­ences et en ingénierie par rap­port au total des doc­tor­ats (total qui inclut égale­ment ceux en let­tres, droit, économie et sci­ences humaines) : ce pour­cent­age peut aller d’un peu plus de 20 % (Grèce) à près de 60 % (France, Chine).
Pays A B
Chine 30 000 24 200
États-Unis 23 400 44 500
Inde 10 000 18 000
Allemagne 9 400 16 200
Royaume-Uni 7 800 9 900
France 7 000 4 900
L’Europe en tête
L’Europe (même sans l’appoint de la Russie) est de très loin le prin­ci­pal for­ma­teur mon­di­al au niveau du doc­tor­at en sci­ences et ingénierie, puisqu’elle décerne annuelle­ment deux fois plus de diplômes de ce niveau que les États-Unis et 75 % de plus que la Chine.
Japon 6 400 10 200
Ital­ie (2007) 4 700 5 600
Corée du Sud 3 400 6 600
Espagne 3 200 4 800
Canada 3 000 2 500
Australie 2 300 3 500

A = Nou­veaux doc­tor­ats en sci­ences et ingénierie décernés en 2009.
B = Nou­veaux doc­tor­ats en let­tres, droit, économie et sci­ences humaines décernés en 2009.

Source : OCDE sauf pour la Chine et l’Inde. Pour ces deux pays, l’OCDE four­nit le rap­port entre les nom­bres de doc­tor­ats des deux types. Pour tous les pays, ces chiffres inclu­ent les doc­tor­ats obtenus par des étu­di­ants étrangers. L’Allemagne, la France et le Roy­aume-Uni (210 mil­lions d’habitants) for­ment ensem­ble un peu plus de doc­teurs en sci­ences et ingénierie que les États-Unis (314 mil­lions d’habitants) et presque qua­tre fois plus que le Japon (127 millions).


Le retard de la France à l’égard du Roy­aume-Uni et surtout de l’Allemagne provient essen­tielle­ment des matières non sci­en­tifiques : pour l’ensemble let­tres-droit-économie- sci­ences humaines, l’Allemagne décerne trois fois plus de doc­tor­ats que la France (et le Roy­aume-Uni deux fois plus), alors que dans les matières sci­en­tifiques le retard français sur l’Allemagne (qui a une pop­u­la­tion supérieure) n’est que de 25% (10% dans le cas du Roy­aume-Uni, de pop­u­la­tion légère­ment inférieure).

Décrochage américain

Dans chaque pays, on peut exam­in­er le nom­bre annuel de nou­veaux doc­teurs par mil­lion d’habitants.

Pays Nb
Royaume-Uni 124
Allemagne 116
France 107
Australie 105
Canada 87
Ital­ie (2007) 76
États-Unis 75
Corée 69
Espagne 68
Japon 50
Chine 22
Inde 8
Nou­veaux doc­tor­ats en sci­ences et ingénierie décernés en 2009 par mil­lion d’habitants.
(Sources : OCDE sauf pour la Chine et l’Inde, CIA World Fact­book pour les pop­u­la­tions. Ces chiffres inclu­ent les doc­tor­ats obtenus par des étu­di­ants étrangers).

Par­mi les douze grands pays étudiés, c’est la « tri­ade » européenne (Alle­magne, France, Roy­aume-Uni) qui, par rap­port à sa pop­u­la­tion, forme actuelle­ment le plus de doc­teurs en sci­ences et ingénierie.

Les États-Unis, longtemps cham­pi­ons dans ce domaine, ont main­tenant décroché par rap­port à l’Europe : la désaf­fec­tion de leurs jeunes pour les études sci­en­tifiques fait qu’ils ne dis­posent tous les ans pour leurs futurs doc­tor­ants que d’un vivi­er très insuff­isant d’environ 80 000 nou­veaux mas­ters de sci­ences et d’ingénierie (dont 30 000 décernés à des étrangers). La France, cinq fois moins peu­plée, décerne tous les ans plus de 50 000 diplômes bac + 5 sci­en­tifiques (mas­ters uni­ver­si­taires et diplômes d’ingénieurs), dont moins de 10 000 à des étrangers.

La Chine, leader en valeur absolue, ne diplôme encore qu’une faible par­tie de sa pop­u­la­tion par rap­port aux pays occi­den­taux, et même par rap­port au Japon qui sem­ble pour­tant avoir choisi d’utiliser au max­i­mum des cur­sus uni­ver­si­taires courts suiv­is d’un com­plé­ment de for­ma­tion effi­cace dis­pen­sé dans les entre­pris­es, et affiche de ce fait un taux rel­a­tive­ment faible de pro­duc­tion de doc­teurs scientifiques.

Des petits pays européens très avancés

Pays Nb
Suisse 195
Suède 189
Finlande 147
Irlande 139
République slovaque 125
République tchèque 122
Autriche 121
Portugal 115
Slovénie 114
Nom­bre de doc­tor­ats en sci­ences et ingénierie par mil­lion d’habitants en 2009.

En fait les cham­pi­ons du monde en matière de for­ma­tion de doc­teurs en sci­ences et ingénierie sont les petits pays européens, dont neuf font au moins aus­si bien que la tri­ade Alle­magne- France-Roy­aume-Uni (dont l’inattendu Portugal).

La Suisse et la Suède for­ment une pro­por­tion très élevée de nou­veaux doc­teurs sci­en­tifiques dans leurs nou­velles généra­tions. Inverse­ment, des petits pays sou­vent cités en exem­ple tels qu’Israël (91), la Norvège (86), le Dane­mark (85) ou les Pays-Bas (67) ont en fait une pro­duc­tion de doc­teurs sci­en­tifiques par rap­port à leur pop­u­la­tion inférieure à celle de la France.

La Chine, challenger de l’Europe

L’Europe est solide­ment instal­lée dans la posi­tion de plus impor­tant four­nisseur mon­di­al de doc­teurs en sci­ences et en ingénierie : à moyen terme, seule la Chine paraît en mesure de remet­tre en cause cette supéri­or­ité. Le nom­bre annuel de nou­veaux doc­teurs en sci­ences et en ingénierie par mil­lion d’habitants va d’une ving­taine en Chine à une cen­taine en Europe (moyenne qui cor­re­spond à la sit­u­a­tion française), les États-Unis (75 par mil­lion) et le Japon (50) étant dans des posi­tions intermédiaires.

La France est dans une posi­tion médi­ane en Europe. Son retard par rap­port à l’Allemagne con­cerne essen­tielle­ment les let­tres, le droit, l’économie et les sci­ences humaines. En sci­ences et en ingénierie, seuls cer­tains petits pays européens ont une réelle avance.

Doktor, Doctor et Docteur

Con­traire­ment à une opin­ion courante, si l’on tient compte de la dif­férence entre pop­u­la­tions, le retard français dans ce domaine par rap­port à l’Alle­magne – pour­tant con­sid­éré comme le pays où le Herr Dok­tor sci­en­tifique serait omniprésent, en par­ti­c­uli­er dans les entre­pris­es – est faible (–7%); il est plus impor­tant (– 14 %) par rap­port à l’i­nat­ten­du Royaume-Uni.

La France est dans une posi­tion médi­ane en Europe

En dehors du secteur des uni­ver­sités et de la recherche publique, les entre­pris­es de la plu­part des pays con­fient des travaux très voisins aux tit­u­laires d’un mas­ter ou d’un doc­tor­at diplômés dans la même spécialité.

Brain drain
Il existe un fort décalage entre l’importance de la recherche menée aux États-Unis et leur pro­duc­tion très insuff­isante de diplômés sci­en­tifiques de niveau mas­ter et doc­tor­at ; si son économie reste stag­nante, l’Europe va con­stituer pour les États-Unis un for­mi­da­ble réser­voir de main-d’œu­vre sci­en­tifique déjà formée.

Pro­longer cette étude aux nou­veaux mas­ters en sci­ences et ingénierie mon­tr­erait l’avance de la France à cet égard : env­i­ron 30 000 ingénieurs et 25 000 mas­ters sci­en­tifiques par an, c’est-à-dire – même en ten­ant compte des dou­bles diplômes – 800 nou­veaux diplômés par mil­lion d’habitants, vraisem­blable record du monde, à com­par­er avec env­i­ron 250 pour les États-Unis. Mal­heureuse­ment les études sta­tis­tiques inter­na­tionales ne s’intéressent générale­ment pas au niveau master.

Notre prob­lème essen­tiel n’est donc pas la for­ma­tion d’un nom­bre insuff­isant d’ingénieurs et de doc­teurs sci­en­tifiques, dont la réus­site de ceux qui s’expatrient mon­tre le niveau glob­ale­ment sat­is­faisant : c’est notre inca­pac­ité à utilis­er au mieux leurs compétences.

3 Commentaires

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Balt­haz­ar (06)répondre
28 juin 2013 à 10 h 55 min

Durée

Mer­ci beau­coup pour cet arti­cle très intéres­sant dont la con­clu­sion est sans appel. Étant moi-même doc­tor­ant en sci­ences en France après avoir fait un mas­ter de recherche aux États-Unis, je con­state chaque jour ce que vous appelez “notre inca­pac­ité à utilis­er les com­pé­tences” de nos sci­en­tifiques (doc­teurs ou ingénieurs).


Le meilleur exem­ple est la durée du doc­tor­at. De 3 ans en France, elle est de 4 ou 5 ans dans la qua­si total­ité des autres pays. Or, c’est dans ses dernières années de thèse que le doc­tor­ant devient vrai­ment effi­cace et inno­vant. Réduire la thèse à 3 ans, en y retran­chant en plus les 6 mois de rédac­tion, revient lit­térale­ment à tuer dans l’œuf les résul­tats les plus prometteurs.


A l’in­verse, aux États-Unis où les doc­tor­ants sont les acteurs majeurs de la recherche (ce sont eux qui font les manips et tout ce qui est chronophage), les thès­es lais­sent ample­ment le temps aux résul­tats d’ar­riv­er et d’être dévelop­pés pour être vrai­ment innovants.


On peut arguer que l’ob­jec­tif de la thèse est de for­mer. C’est vrai qu’au bout de 3 ans un doc­tor­ant est for­mé sci­en­tifique­ment. Mais son poten­tiel de recherche a été à peine exploité, ce que ne se privent pas de faire les autres pays. Et ce n’est qu’un exem­ple par­mi d’autres…

robert ave­zourépondre
5 septembre 2013 à 7 h 18 min

Oui, sans aucun doute, mais pourquoi en est-il ainsi ?

Oui, arti­cle fort intéres­sant, avec une con­clu­sion effec­tive­ment “sans appel” comme l’ex­prime Balt­haz­ar. Une con­clu­sion qui n’est qu’un sim­ple con­stat, nous sommes plus inca­pables que d’autres d’u­tilis­er au mieux les cerveaux sci­en­tifiques et tech­niques que nous for­mons. Et c’est bien pire pour les doc­teurs que pour les ingénieurs, me sem­ble-t-il, même si le débit de fuite des ingénieurs vers des métiers admin­is­trat­ifs, vers la finance à Lon­dres ou vers le con­seil, à moins de 25 ans (!!), est important.


Sans oubli­er le débit de fuite qui s’ac­croit vers l’Aus­tralie, la Chine, etc. Mais la véri­ta­ble con­clu­sion serait de répon­dre à la ques­tion “Pourquoi en est-il ain­si ?”. Pourquoi, tout en ne for­mant guère plus de doc­teurs sci­en­tifiques que nous, les Alle­mands déposent net­te­ment plus de brevets et la com­péti­tiv­ité de l’Alle­magne nous ridi­culise chaque année un peu plus ? Alle­magne qui, au classe­ment du forum de Davos, vient de pass­er de la six­ième à la qua­trième place alors qu’à l’in­verse nous venons de per­dre encore deux places, pas­sant de la 21ème à la 23ème ? Sans par­ler de petits pays comme la Suisse ou la Suède.


Pourquoi eux et pas nous ? Répon­dre à cette ques­tion serait faire de la poli­tique … mais de la bonne poli­tique, il me sem­ble. FX Mar­tin nous dit que “les Etats-Unis ont main­tenant décroché par rap­port à l’Eu­rope”, avec une “désaf­fec­tion des jeunes pour les études sci­en­tifiques”. Chez nous il sem­ble s’a­gir aujour­d’hui d’une désaf­fec­tion, non pas pour les études sci­en­tifiques mais pour les métiers sci­en­tifiques et techniques.


Pourquoi et que faire pour y remédi­er, pour ne pas con­tin­uer à som­br­er dans la mon­di­al­i­sa­tion de l’é­conomie ? Ce qui me paraît rejoin­dre le débat actuel (Le Figaro d’il y a quelques jours) sur l’avenir pro­fes­sion­nel du poly­tech­ni­cien “moyen”, donc la for­ma­tion qui irait avec, débat entre Chris­t­ian Géron­deau (vive le man­age­ment) et le nou­veau Prési­dent Jacques Biot, qui sem­ble par­ti­san de rester dans l’e­sprit fon­da­teur de l’é­cole polytechnique

Combes­cure alainrépondre
15 septembre 2013 à 9 h 15 min

petit com­men­taire sur la durée des thèses

je suis totale­ment en phase avec ce dernier com­men­taire j’ai dirigé plus de 50 thès­es et le “sys­tème” français est sur ce point peu effi­cace car il ne donne pas le temps de val­oris­er le tra­vail de thèse en imposant une durée trop courte nous sommes là vic­times de deux influ­ences qui se com­plè­tent et font notre faiblesse


1) la dic­tature d’une logique compt­able de nos min­istères qui déci­dent des allo­ca­tions de recherche. Ce qui compte dans cette logique c’est le nom­bre de Doc­teurs pro­duits et pas la “pro­duc­tiv­ité” de la recherche ain­si financée. On ne prend pas le temps (ou bien on ne veut pas) mesur­er l’im­pact sci­en­tifique et économique de ce que l’on finance


2) un élitisme cer­tain qui veut que toutes les thès­es doivent se faire très vite (comme en math­é­ma­tiques) alors que toutes les dis­ci­plines expéri­men­tales deman­dent le temps de la mat­u­ra­tion. Cela ou pour con­séquence que nos plus bril­lants chercheurs, qui sont aus­si les plus écoutés, font croire que toute thèse qui dure plus de 2 ans est une mau­vaise thèse car le doc­tor­ant (ou son directeur) sont des incompétents.


Pour le domaine des sci­ences de l’ingénierie que je con­nais fort bien le temps d’une thèse est de 4 ans dans le monde entier et les fruits arrivent le plus sou­vent en fin de 3e année. Ceci est fla­grant lorsqu’on prend le temps d’é­couter les exposés des doc­tor­ants dans les con­férences inter­na­tionales.. Réduire dans ce domaine le nom­bre d’al­lo­ca­tions de 25% tout en aug­men­tant la durée à 4 ans serait cer­taine­ment un bon choix.

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