Migrants en marche

La défense européenne en panne de volonté politique

Dossier : DéfenseMagazine N°715 Mai 2016
Par Denis RANQUE (70)

L’an­née passée a rap­pelé à l’U­nion européenne la néces­sité d’as­sur­er sa sécu­rité, avec un écart crois­sant entre l’in­ten­sité des men­aces et l’ab­sence de volon­té poli­tique. Avec le désen­gage­ment des améri­cains une relance des ini­tia­tives européenne est indispensable.

La faib­lesse de la défense européenne face à la sit­u­a­tion géopoli­tique actuelle a ren­du la ques­tion brûlante, l’année 2015 ayant bru­tale­ment servi de révéla­teur des men­aces com­munes. Le ter­ror­isme mil­i­tarisé dou­blé d’une vir­u­lence idéologique sans équiv­a­lent a frap­pé partout.

L’afflux de réfugiés aux fron­tières de l’Europe a sus­cité com­préhen­sion et sou­tien, mais égale­ment des inquié­tudes quant à la capac­ité des États à assur­er sécu­rité, sta­bil­ité et préser­va­tion des modes de vie.

Les enjeux sont devenus plus com­plex­es, la fron­tière entre défense et sécu­rité intérieure devenant de moins en moins per­cep­ti­ble et entraî­nant, pour notre pays, un engage­ment des forces armées « de Bag­dad à Belleville ».

REPÈRES

La construction d’une défense européenne a souvent été débattue : pratiquement tout le monde s’accorde à dire, et les sondages auprès des citoyens le confirment, qu’il est légitime qu’une entité politique de 500 millions d’habitants, première puissance commerciale mondiale, puisse disposer d’une défense commune efficace protégeant ses intérêts et ses citoyens.
Le traité de Lisbonne en prévoit du reste tous les instruments. L’Otan procure une défense collective mais assortie d’une dépendance forte aux Américains, qui s’impatientent de fournir une part toujours croissante de l’effort.
Sa crédibilité passe aussi par une défense mieux assumée par ses membres européens.

MENACES À L’EST

Aux fron­tières ori­en­tales, l’annexion de la Crimée par la Russie a claqué comme un coup de ton­nerre et l’Ukraine est désta­bil­isée par une guerre civile attisée par cette même Russie. Plus loin à l’est, la Corée du Nord mul­ti­plie dan­gereuse­ment les provo­ca­tions, tan­dis que les ten­sions s’exacerbent en mer de Chine.

Plus près de nous, le Proche-Ori­ent réu­nit tous les ingré­di­ents d’un mélange explosif, entre con­flits ouverts, course aux arme­ments (à titre d’exemple, les dépens­es mil­i­taires saou­di­ennes ont dou­blé en cinq ans), et rival­ités et jeux d’alliance entre puis­sances régionales.

“ La frontière entre défense et sécurité intérieure devient de moins en moins perceptible ”

Face à ces men­aces, com­bi­en de divi­sions compte la défense européenne ? Ce terme volon­taire­ment ambigu rend compte d’une dou­ble réal­ité : des out­ils sont là pour con­stru­ire une défense com­mune, mais la volon­té poli­tique de s’en servir manque.

Depuis l’échec de la ten­ta­tive de Com­mu­nauté européenne de défense (CED) en 1954, la défense européenne a pro­gressé à petits pas. L’Union européenne s’est dotée des bases juridiques per­me­t­tant l’établissement d’une Poli­tique de sécu­rité et de défense com­mune (PSDC) et les Européens ont con­duit en autonomie une trentaine d’opérations extérieures dont qua­torze durent toujours.

UNE DÉFENSE EUROPÉENNE EN PANNE

Dans le domaine du partage de capac­ités et com­pé­tences mil­i­taires, on relève de pre­mières expéri­ences comme le trans­port interthéâtre assuré par le com­man­de­ment européen du trans­port aérien (l’EATC, basé à Eind­hoven). Les efforts de rap­proche­ment et de mutu­al­i­sa­tion se mul­ti­plient sur une base bilatérale ou mul­ti­latérale, mais ils restent de portée limitée.

Ain­si, les tankistes néer­landais s’entraînent avec des blind­és alle­mands. Des pilotes de chas­se français sont aux com­man­des de F‑16 belges, tan­dis qu’un offici­er général bri­tan­nique va devenir com­man­dant adjoint d’une divi­sion dans l’armée française et réciproquement.

Des pro­grammes d’armement com­muns tels que l’A400M, les héli­cop­tères Tigre ou les fré­gates FREMM, à la suite de nom­breux autres, ont con­duit à des avancées con­crètes. Mais ils ont aus­si mon­tré les dif­fi­cultés et les lour­deurs de telles coopéra­tions, faute d’une organ­i­sa­tion adéquate, tant du côté des clients que des fournisseurs.

INITIATIVES INDUSTRIELLES

Com­par­a­tive­ment aux partages de capac­ités, restés lim­ités, et aux pro­grammes en coopéra­tion, au suc­cès mit­igé, l’industrie de défense est allée beau­coup plus loin dans les rap­proche­ments struc­turels européens : en témoignent la créa­tion d’Airbus Group, le déploiement « mul­tido­mes­tique » de Thales, mais égale­ment les anglo-ital­iens SELEX ou Agus­ta-West­land et, plus récem­ment, le rap­proche­ment de Nex­ter avec Krauss-Maf­fei Wegmann.

“ L’industrie de défense est allée très loin dans les rapprochements structurels européens ”

MBDA est l’exemple le plus abouti de spé­cial­i­sa­tion et d’interdépendance européenne dans un secteur de pointe : les mis­siles. Ces con­struc­tions indus­trielles ont indis­cutable­ment ren­for­cé les groupes cor­re­spon­dants et leur ont per­mis de se pro­jeter aus­si hors d’Europe de façon com­péti­tive, face à leurs grands con­cur­rents américains.

Mais force est de con­stater que, faute d’une inté­gra­tion équiv­a­lente des capac­ités, des opéra­tions et des pro­grammes, les nations européennes n’ont pas tiré le plein béné­fice des inté­gra­tions indus­trielles. De sur­croît, l’essentiel de celles-ci s’est réal­isé au début de la décen­nie 2000 et peu de pro­grès ont été accom­plis depuis lors.

BUDGETS INSUFFISANTS ET DÉPENSES PEU EFFICACES

Ces insuff­i­sances aggravent les nom­breuses failles de la défense européenne, dont la crit­ic­ité est accrue par l’urgence du con­texte géopoli­tique. L’absence d’interopérabilité des matériels com­plique les opéra­tions communes.


L’afflux de réfugiés est source d’inquiétudes. © JANOSSY GERGELY / SHUTTERSTOCK.COM

Les efforts de R & D sont trop lim­ités et désor­don­nés. Dans cer­tains domaines stratégiques (com­mu­ni­ca­tion satel­li­taire, muni­tions intel­li­gentes, drones mil­i­taires, trans­port aérien tac­tique et stratégique) les lacunes sont avérées. Les États-Unis dis­posent de plusieurs cen­taines d’avions rav­i­tailleurs quand l’Europe peine à en align­er une quarantaine.

Les coupes budgé­taires con­séc­u­tives à la crise finan­cière de 2008 ont lour­de­ment pesé sur la défense des pays européens. Depuis 2005, les dépens­es mil­i­taires des 28 États mem­bres de l’Union européenne ont dimin­ué de 9 %, tan­dis qu’augmentaient les opéra­tions extérieures au détri­ment de l’équipement des forces et de la pré­pa­ra­tion du futur.

L’inefficacité de ces dépens­es aggrave ce con­stat : trop sou­vent, les achats d’équipements ont lieu au niveau nation­al, pri­vant ain­si les pays d’économies d’échelle.

REPLIS SOUVERAINISTES

Tous ces maux sont con­nus et doc­u­men­tés par les experts. Il en va de même des solu­tions, déjà évo­quées en 1998 dans la let­tre d’intention (dite LOI, signée par les min­istres de la Défense français, bri­tan­nique, alle­mand, espag­nol, ital­ien et suédois) :

  • préser­va­tion de la sécu­rité d’approvisionnement,
  • sim­pli­fi­ca­tion des règles com­munes pour le con­trôle des exportations,
  • har­mon­i­sa­tion et sim­pli­fi­ca­tion des procé­dures rel­a­tives à la sécu­rité des infor­ma­tions classifiées,
  • coor­di­na­tion des pro­grammes et des finance­ments de R & D,
  • accès facil­ité aux infor­ma­tions tech­niques dans le cas de restruc­tura­tions transnationales,
  • har­mon­i­sa­tion des droits de pro­priété intel­lectuelle et des besoins militaires.

Mais, en pra­tique, cette coor­di­na­tion des efforts de défense avance très lente­ment, voire régresse. Dans les années 1990, en France, tout nou­veau pro­gramme devait s’inscrire dans le cadre d’une coopéra­tion européenne sauf à en démon­tr­er l’impossibilité. Aujourd’hui, dans les faits, c’est l’inverse.

Les nou­veaux pro­jets majeurs de coopéra­tion sont pra­tique­ment inex­is­tants, et un con­stat s’impose : les États de l’Union se replient sur leur souveraineté.

C’est la rai­son prin­ci­pale de l’échec de la ten­ta­tive de fusion entre Air­bus Group et BAE Sys­tems, dernière ten­ta­tive de créa­tion d’un groupe aéro­nau­tique totale­ment paneuropéen.

Le Pont de Londres
Le Brex­it com­pro­met­trait l’idée de défense européenne.  © REFRESH(PIX) / FOTOLIA.COM

BREXIT

Dans un contexte délicat, le « Brexit » compromettrait encore plus les tentatives de constitution d’une défense européenne robuste : à eux deux, Royaume-Uni et France représentent en effet plus de 40 % des dépenses de défense en Europe, plus de 75 % de la R & D et 25 % de l’effectif militaire total.

UNE FORTE ATTENTE DES CITOYENS

Pour­tant, la demande de sécu­rité des citoyens européens est forte, mais l’Union européenne sem­ble dif­fi­cile­ment faire face aux men­aces nou­velles et sa légitim­ité en est ébran­lée. L’émergence de par­tis nation­al­istes en est le symptôme.

Pour regag­n­er l’adhésion des citoyens, l’Union devrait aus­si pro­gress­er dans le champ régalien, répon­dant ain­si à leur demande même : sept Européens sur dix se déclar­ent favor­ables à une poli­tique de sécu­rité et de défense commune.

DÉSENGAGEMENT AMÉRICAIN

Le ren­force­ment de la défense européenne obéit égale­ment à un impératif géos­tratégique. Les États-Unis ori­en­tant leur hori­zon vers l’Asie-Pacifique, ils deman­dent aux pays européens d’assumer plus d’efforts pour défendre le continent.

“ Les États de l’Union se replient sur leur souveraineté ”

Lors du som­met de l’Alliance au Pays de Galles en 2014, les mem­bres européens de l’Otan s’étaient engagés à met­tre fin à la réduc­tion de leur bud­get de défense et à con­sacr­er au moins 2 % de leur PIB aux dépens­es de défense et 20 % de leurs dépens­es mil­i­taires à l’investissement.

Aujourd’hui, cet objec­tif min­i­mum est loin d’être sat­is­fait, en par­ti­c­uli­er pour les grands pays dont la France.

LA NÉCESSAIRE RELANCE DES INITIATIVES EUROPÉENNES

Com­ment relancer cette défense européenne dont nous avons tant besoin ? D’abord en y con­sacrant plus de moyens ; les efforts de réduc­tion des déficits budgé­taires se sont plus sou­vent traduits par des coups de rabot uni­formes que par une véri­ta­ble focal­i­sa­tion des États sur leurs mis­sions régaliennes.

“ Initier une dynamique vertueuse susceptible d’essaimer vers d’autres coopérations ”

La mon­tée des men­aces con­duit déjà cer­tains États européens à révis­er leur bud­get de défense à la hausse. C’est le cas de la France, mais aus­si de l’Allemagne, dont les réti­cences his­toriques s’estompent pro­gres­sive­ment face à la réal­ité géos­tratégique mon­di­ale : le pays envis­age sérieuse­ment d’augmenter son effort de défense par un investisse­ment de 130 mil­liards d’euros pour les équipements d’ici à 2030.

Même ten­dance au Roy­aume-Uni, où un investisse­ment de 178 mil­liards de livres pour les équipements et le sup­port sur les dix prochaines années a été annon­cé. La Pologne ou encore la Suède suiv­ent le mouvement.

Il va sans dire que ces efforts budgé­taires seraient plus effi­caces s’ils étaient mieux coor­don­nés, notam­ment au ser­vice de pro­grammes de défense com­muns, capa­bles de démul­ti­pli­er les capac­ités, rompant avec le cer­cle vicieux où la raré­fac­tion des crédits pousse les acteurs à se repli­er sur le champ national.

DÉVELOPPER LES COOPÉRATIONS

À moyen terme, il faut utilis­er et appro­fondir les mécan­ismes de coopéra­tion exis­tants : les out­ils sont là, mais la volon­té poli­tique manque pour assumer l’ambition d’une autonomie stratégique et pour retir­er les béné­fices poten­tiels d’une véri­ta­ble Europe de la défense.

Don­ner plus de moyens à l’Agence européenne de défense (AED) pour­rait être une piste, pri­or­i­taire­ment pour har­monis­er les besoins et coor­don­ner les répons­es. Mutu­alis­er les capac­ités devient impératif, en com­mençant par les plus faciles : trans­ports, logis­tique, infra­struc­tures, etc.

Eurofighter
© SERGIO MARTÍNEZ / FOTOLIA.COM
Mirage

© FRANZ MASSARD / FOTOLIA.COM
Après l’Eurofighter et le Rafale, la ques­tion du futur avion de com­bat se pose.

La ques­tion du finance­ment de pro­jets de défense ou de recherche par le bud­get com­mu­nau­taire mérite égale­ment d’être étudiée et il faut saluer les pre­mières ten­ta­tives dans ce sens.

À court terme, deux axes pour­raient être priv­ilégiés : le rassem­ble­ment des États de l’Union autour d’un pro­jet de sécu­rité mobil­isa­teur ain­si que la canal­i­sa­tion des efforts budgé­taires européens vers des pro­jets indus­triels communs.

PROTÉGER NOS FRONTIÈRES

Il est urgent d’enclencher une dynamique de coopéra­tion autour d’un sujet d’intérêt com­mun : la néces­saire pro­tec­tion des fron­tières extérieures de l’espace Schen­gen. En tra­vail­lant ensem­ble sur ce sujet, les États européens pour­raient enclencher une dynamique vertueuse sus­cep­ti­ble d’essaimer vers d’autres coopéra­tions, plus spé­ci­fique­ment axées sur la défense, la per­méa­bil­ité des domaines de la défense et de la sécu­rité aidant.

Il appar­tient aux trois nations-cadres que sont la France, l’Allemagne et le Roy­aume-Uni de pren­dre la tête du mou­ve­ment et de faire de la sécu­rité l’étincelle con­duisant à une coopéra­tion mil­i­taire accrue.

PRÉPARER L’AVION DE COMBAT DE L’AVENIR

Dans le domaine des pro­grammes, et pour don­ner un exem­ple, la ques­tion du suc­cesseur des avions Rafale et Eurofight­er se pose déjà, et une réponse européenne com­mune à cette ques­tion con­stituerait une avancée majeure.

Alors que les États- Unis et la Chine poussent les feux dans ce domaine et sou­ti­en­nent la capac­ité indus­trielle cor­re­spon­dante, jugée par eux absol­u­ment stratégique, les Européens peinent à assur­er l’avenir de leur avi­a­tion de com­bat et des com­pé­tences indus­trielles correspondantes.

Face à l’urgence, il con­vient d’utiliser les recettes qui ont tou­jours fait avancer la défense européenne : des pro­jets indus­triels com­muns ambitieux.

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