Aveuglement contre discernement stratégique

Dossier : DéfenseMagazine N°715 Mai 2016
Par Robert RANQUET (72)

Com­ment voir ou ne pas voir ce qui va venir. La dif­fi­culté n’est pas de recueil­lir les indices mais de les met­tre en sens stratégique. Cela doit être fait avec con­stance et con­ti­nu­ité mais sans con­fu­sion et sans oubli­er de gérér simul­tané­ment le quotidien.

Ce n’est pas tant sur le décèle­ment que peut achop­per la démarche. Plusieurs méth­odes s’offrent à nous en matière d’anticipation : exploita­tion sys­té­ma­tique des sources ouvertes, inter­ro­ga­tion d’experts, ou recours plus hétéro­dox­es aux marchés pré­dic­tifs, etc., les sources de décèle­ments pré­co­ces ou de sig­naux faibles ne man­quent pas.

La dif­fi­culté n’est pas dans le recueil de ces décèle­ments, mais dans leur « mise en sens stratégique » : qu’est-ce qui, dans le vaste champ hétéro­clite des élé­ments décelés, a un sens, ou tout sim­ple­ment une util­ité stratégique ?

Là est la question.

REPÈRES

Lors d’un discours pétillant d’intelligence tenu en clôture des assises nationales de la recherche stratégique naguère à l’École militaire, Michel Rocard se réjouissait que le concept de « décèlement précoce » ait désormais droit de cité, sinon encore lettres de noblesse. On ne saurait qu’opiner.
Il importe en effet que ceux qui ont la charge de penser la défense et la sécurité du pays sachent déceler à temps les éléments qui en constitueront demain la trame. L’exercice est difficile. Les champs d’observation, tant géographiques que thématiques ou sociétaux : les hommes, leurs relations, leurs intérêts et leurs conflits ; les territoires et leurs frontières ; le vaste champ des sciences et des techniques, tout cela forme un domaine immense à explorer, qui nécessite à la fois expertise pointue dans chaque discipline et transdisciplinarité large, acuité du regard et profondeur de vue.

LA QUESTION DU STRATÈGE

Cette ques­tion est d’importance pour ceux qui por­tent la respon­s­abil­ité de penser l’appareil de défense et de sécu­rité de demain. Il est en effet cru­cial de savoir dis­cern­er, dans le vaste champ des pos­si­bles, les élé­ments qui seront les déter­mi­nants stratégiques de demain.

En d’autres ter­mes, le type de ques­tion per­ti­nente est : qu’est-ce qui, dans les élé­ments que je décèle aujourd’hui, devien­dra un jour un élé­ment à ce point déter­mi­nant de la donne stratégique, que je doive dès demain engager un effort mil­i­taire, sci­en­tifique, tech­nique, indus­triel d’ampleur nationale pour y faire face dans dix, vingt ou trente ans, comme ce fut le cas, en son temps, de la con­struc­tion de l’outil de dis­sua­sion nucléaire ?

Voilà la ques­tion du stratège. Toute autre con­sid­éra­tion est con­tin­gente et subsidiaire.

GÉRER LE QUOTIDIEN

Certes, il faut bien aus­si gér­er le quo­ti­di­en de la con­flict­ual­ité : il ne servi­rait de rien de se pré­par­er soigneuse­ment aux défis stratégiques majeurs de demain, si c’était pour chuter dès aujourd’hui sur des con­tin­gences mineures.

“ Qu’est-ce qui, dans le vaste champ hétéroclite des éléments décelés, a un sens ? ”

D’autre part, ces con­tin­gences, si mineures soient-elles à l’échelle des grands enjeux stratégiques du pays, peu­vent être aus­si por­teuses de vie ou de mort pour les citoyens, mil­i­taires ou civils, même si ce n’est qu’à un niveau quan­ti­tatif limité.

On ne saurait donc les traiter à la légère. Les tech­ni­ciens de la chose mil­i­taro-sécu­ri­taro-tech­nique savent, ou devraient savoir y pour­voir en temps voulu. Il n’en reste pas moins que c’est à une tout autre échelle de temps et de moyens, et donc de respon­s­abil­ité, que se situent les enjeux véri­ta­ble­ment stratégiques.

SE PRÉPARER À UN CONFLIT QUASI CLASSIQUE

Ain­si, l’hypothèse retenue par les récents « livres blancs » de la résur­gence pos­si­ble d’un con­flit interé­ta­tique qua­si clas­sique est à l’évidence une hypothèse dimen­sion­nante pour notre avenir stratégique.

CONFUSIONNISME

Un exemple pathétique de ce travers nous a été donné naguère par l’administration Bush dans sa déclaration hâtive de guerre au terrorisme international, sous-tendue conceptuellement en tout et pour tout par les catégories fondamentalistes du bien et du mal. Une stratégie ainsi inarticulée ne pouvait aller que vers des difficultés sérieuses. Mais la stratégie actuelle des Occidentaux au Moyen-Orient n’est-elle pas elle aussi guettée par ce travers ?

Les cas d’école ne man­quent pas : on peut, par exem­ple, imag­in­er un con­flit région­al que nour­ri­raient les pres­sions qui ne man­queront pas de s’exacerber dans les toutes prochaines décen­nies dans la zone Afrique — océan Indi­en, autour de l’accès aux espaces et matières stratégiques du fait du décol­lage économique de la Chine.

Bien enten­du, un tel con­flit pour­rait ne pas avoir seule­ment une dimen­sion con­ven­tion­nelle. Selon toute vraisem­blance, on observerait une intri­ca­tion de dif­férents types d’affrontement : con­ven­tion­nels (par exem­ple en mer), asymétriques (par exem­ple dans les abor­ds ter­restres du Moyen-Ori­ent ou de l’Afrique), décalés sur des champs trans­vers­es (cyber­at­taques, etc.). Toutes ces dimen­sions sont à pren­dre en compte.

Néan­moins, toutes ne deman­dent pas une pré­pa­ra­tion d’égale ampleur. Par exem­ple, il est évi­dent que se pré­par­er à un choc naval frontal avec la Chine – tou­jours cas d’école – quelque part entre Bab el-Man­deb et Malac­ca relève d’une pré­pa­ra­tion et d’un investisse­ment lourds, sans com­mune mesure avec ceux qu’il fau­dra aus­si con­sen­tir pour se pré­par­er, par exem­ple, à des cyberattaques.

PLACE AU DISCERNEMENT STRATÉGIQUE

Pri­mauté donc au dis­cerne­ment stratégique. L’écueil prin­ci­pal nous sem­ble résider dans le « con­fu­sion­nisme » qui, si l’on n’y prend garde, s’installe aisé­ment dans un paysage stratégique insuff­isam­ment pensé.

Faute de penser stratégique­ment – et poli­tique­ment – le monde que nous révèle le décèle­ment, le risque est grand de tomber dans la confusion.

DÉFENSE ET SÉCURITÉ NATIONALE

De ce point de vue, la mise à l’honneur du con­cept de « défense et sécu­rité nationale » par le livre blanc de 2008, con­fir­mé par celui de 2013, n’a été qu’une demi-bonne nouvelle.

“ L’effort en matière de défense suppose constance et continuité ”

Certes, il était devenu néces­saire de pré­cis­er com­ment ces deux con­cepts jusqu’alors indépen­dants se trou­veraient désor­mais asso­ciés, et d’en clar­i­fi­er les con­tenus et l’articulation, ce qui fut magis­trale­ment fait par le livre blanc et par les lois de pro­gram­ma­tion subséquentes.

Mais ne courons-nous pas le risque que, à par­tir de cette salu­taire clar­i­fi­ca­tion, cer­tains, oubliant l’articulation pour ne retenir que l’association, glis­sent dans la confusion ?

NE PAS PRENDRE LES ARBRES POUR LA FORÊT

Ce serait assuré­ment un grand dom­mage si, la con­fu­sion gag­nant le champ de la défense et de la sécu­rité, le stratège en venait à pren­dre les arbres pour la forêt, voire les sim­ples arbris­seaux agités par le vent du moment : com­ment pour­rait-il alors don­ner au poli­tique le con­seil dis­crim­i­nant que celui-ci attend de lui ?

Ne serait-ce pas alors con­damn­er ce dernier soit à la paralysie, faute de pou­voir décider vers quel objet stratégique diriger l’effort de la nation, soit à l’éparpillement, ce qui revient à peu près au même en ter­mes d’efficacité, mais à un coût supérieur ?

L’effort en matière de défense sup­pose con­stance et con­ti­nu­ité, et s’accommode mal du picore­ment stratégique auquel pour­rait con­duire le con­fu­sion­nisme latent.

Souhaitons que le décèle­ment pré­coce effi­cace auquel vont tous nos suf­frages s’accompagne bien du dis­cerne­ment stratégique avisé et oppor­tun sans lequel il serait non seule­ment inutile, mais dangereux.

Poster un commentaire