La construction européenne prise entre visions antinomiques du citoyen

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

Le monde anglo-saxon et la figure du propriétaire

Pro­prié­taire de ses droits

Le monde anglo-saxon et la figure du propriétaire

Pro­prié­taire de ses droits
La con­cep­tion qu’a Locke de ce que veut dire être libre, le lien qu’il fait entre lib­erté et pro­priété, ne lui sont pas per­son­nels. Ils traduisent une vision qui mar­que pro­fondé­ment l’Angleterre et que l’on retrou­ve asso­ciée aux posi­tions poli­tiques les plus divers­es, plus rad­i­cales ou plus con­ser­va­tri­ces (comme chez Burke). Cette con­cep­tion de la lib­erté, et du citoyen libre, se retrou­ve de l’autre côté de l’Atlantique. Au cours de l’histoire des États-Unis, de nom­breux débats, sou­vent pas­sion­nés, ont porté sur la manière de traduire en actes l’attachement proclamé à la lib­erté. Ils se sont tous situés à l’intérieur d’une con­cep­tion de la lib­erté la regar­dant comme une forme de pro­priété. « Un homme », déclarait ain­si Madi­son à la Con­ven­tion con­sti­tu­tion­nelle de 1787, « a la pro­priété de ses opin­ions et peut les com­mu­ni­quer libre­ment, il a la pro­priété […] de la sûreté et de la lib­erté de sa per­son­ne. » Quelques années plus tard il par­lera de « la pro­priété qu’un citoyen a de ses droits »3.

En Angleterre (comme aux États-Unis), il existe un lien intime entre l’im­age du citoyen libre d’une société démoc­ra­tique et l’idée de pro­priété. Ce n’est pas seule­ment que la pro­priété, au sens où on l’en­tend en français, comme pro­priété des biens, soit défendue plus qu’ailleurs au nom de la lib­erté. C’est que, plus générale­ment, la lib­erté dans toutes ses dimen­sions, qu’il s’agisse de rap­port aux autres ou au pou­voir, est une lib­erté de pro­prié­taire, maître chez lui, pro­tégé par la loi con­tre tout empiéte­ment auquel il n’au­rait pas per­son­nelle­ment consenti.

Ce pro­prié­taire peut à son gré garder l’usage de son bien, le con­fi­er ou l’al­ién­er dans les lim­ites qu’il lui appar­tient de fix­er sou­veraine­ment. Il est en rela­tion avec d’autres pro­prié­taires, déten­teurs des mêmes droits et sus­cep­ti­bles de con­sen­tir dans les mêmes con­di­tions à alién­er leur propriété.

Locke, bien sûr, est un témoin priv­ilégié d’une telle vision2. Pour lui, la lib­erté est incluse dans la pro­priété. « Cha­cun a, par la nature, le pou­voir (…) de con­serv­er ses biens pro­pres (his Prop­er­ty), c’est-à-dire, sa vie, sa lib­erté et ses richess­es, con­tre toutes les entre­pris­es, toutes les injures et tous les atten­tats des autres » (§ 87). Quand les hommes for­ment une société, « pour la con­ser­va­tion mutuelle de leurs vies, de leurs lib­ertés et de leurs biens » (§123), ils con­sen­tent à trans­fér­er à un « corps poli­tique » ceux des droits attachés à leur pro­priété dont l’ex­er­ci­ce per­met d’as­sur­er la pro­tec­tion de celle-ci (§ 88, 129), mais con­ser­vent rigoureuse­ment ceux qu’ils n’ont pas trans­férés (§ 248). Les déten­teurs d’un pou­voir se voient, en quelque sorte, con­fi­er, en bons trustees, la tâche d’ad­min­istr­er au mieux les biens de leurs man­dants, con­for­mé­ment aux intérêts de ces derniers.

Le monde germanique : avoir voix au chapitre dans une communauté

Dans la con­cep­tion ger­manique, l’homme libre, et donc le citoyen, est celui qui, au sein d’une com­mu­nauté, a voix au chapitre dans des déci­sions col­lec­tives aux­quelles il est prêt à se soumet­tre : « La lib­erté de l’Alle­mand est dis­ci­pline voulue, avance­ment et développe­ment du moi pro­pre dans un tout et pour un tout »4.

La volon­té du peuple
Quand Kant évoque l’accord que cha­cun a don­né aux lois qui le régis­sent, il ne s’agit pas d’une série d’accords d’individus con­fi­ant à l’ensemble qu’ils for­ment la défense de ce qu’il a en pro­pre. Il s’agit d’un accord d’un tout uni, du sou­verain col­lec­tif for­mé par un ensem­ble d’individus trans­for­més, civil­isés, par cette inté­gra­tion dans un tout, et dont cha­cun agit dès lors en tant qu’élément de ce tout. “ Il n’y a que la volon­té con­cor­dante et unifiée de tous, pour autant que cha­cun pour tous et tous pour cha­cun déci­dent la même chose, il n’y a par con­séquent que la volon­té du peu­ple uni­verselle­ment unifiée qui puisse être lég­is­la­trice ”8.

Kant est un bon témoin de cette façon de voir. Pour lui, ce n’est qu’à tra­vers une forme de soumis­sion à la société que l’on peut devenir un homme accom­pli. Dans l’or­dre poli­tique, « l’homme (…) a besoin d’un maître qui brise sa volon­té par­ti­c­ulière et le force d’obéir à une volon­té uni­verselle­ment val­able »5. C’est ain­si qu’il accédera à la pléni­tude de son human­ité : « Ain­si, dans une forêt, les arbres, juste­ment parce que cha­cun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se con­traig­nent récipro­que­ment à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tan­dis que ceux qui lan­cent à leur gré leurs branch­es en lib­erté et à l’é­cart des autres poussent rabougris, tor­dus et cour­bés »6. Il s’ag­it, par un tel proces­sus de civil­i­sa­tion, de « for­mer un peu­ple » de ce qui n’é­tait qu’une « horde de sauvages »7.

Une telle vision de la lib­erté, et donc du citoyen, est certes com­pat­i­ble avec des con­cep­tions fort divers­es de ce que peut être con­crète­ment la com­mu­nauté au sein de laque­lle l’in­di­vidu est appelé à être libre. Cette com­mu­nauté peut être une prin­ci­pauté restreinte, ou s’é­ten­dre à l’hu­man­ité dans son ensem­ble. Ce qui est, avec con­stance, une car­ac­téris­tique de la pen­sée alle­mande, est la place qu’y occupe la référence à une forme de com­mu­nauté. Ain­si, on trou­ve cette place aus­si bien chez ceux qui, tel Fichte, ont le culte de la sin­gu­lar­ité alle­mande, de l’i­den­tité alle­mande, que chez ceux qui, tel Haber­mas, ver­raient volon­tiers les Alle­mands comme des humains en général que rien ne dis­tingue de leurs congénères.

Le désir français de noblesse

L’attachement au statut
Une telle vision se ren­con­tre jusque chez ceux qui, tels Toc­queville ou Con­stant, se procla­ment les plus « libéraux ». Il nour­rit l’attachement au « statut » qui mar­que la France d’aujourd’hui. Si le statut de cha­cun, si mod­este soit-il, est pleine­ment respec­té on obtient une sorte d’égalité rel­a­tive de dig­nité au sein même d’une société de rangs. Cette con­di­tion est réal­isée, en par­ti­c­uli­er, dans l’univers du tra­vail, si cha­cun se sent pleine­ment con­sid­éré dans sa con­science pro­fes­sion­nelle et dans son apport à l’oeuvre com­mune, n’est pas con­traint d’accomplir des tâch­es indignes de son rang, béné­fi­cie d’une posi­tion claire dont il ne peut être délogé sans son con­sen­te­ment. Cette égal­ité sym­bol­ique est ana­logue à celle que l’on trou­vait dans l’ancienne France, au sein d’une noblesse dont les mem­bres étaient pour­tant aus­si dif­férents par leur richesse et leur pou­voir que par l’éclat et l’ancienneté de leur titre .

Il existe certes en France une tra­di­tion libérale qui, de Ben­jamin Con­stant aux thu­riféraires con­tem­po­rains de la lib­erté d’en­tre­pren­dre, a large­ment puisé ses sources d’in­spi­ra­tion dans le monde anglo-sax­on. Mais, si la con­ver­sion de la France à un libéral­isme authen­tique est tou­jours matière à pro­jet, c’est qu’elle ne s’est jamais accom­plie. « On aurait donc bien tort de croire, écrit Toc­queville dans L’An­cien Régime et la Révo­lu­tion, que l’An­cien Régime fût un temps de ser­vil­ité et de dépen­dance. Il y rég­nait beau­coup plus de lib­erté que de nos jours ; mais c’é­tait une espèce de lib­erté irrégulière et inter­mit­tente […], tou­jours liée à l’idée d’ex­cep­tion et de priv­ilège9. ” Offi­cielle­ment rejetée par la France révo­lu­tion­naire, une telle lib­erté ne fonde en apparence aucune vision mod­erne de l’or­gan­i­sa­tion poli­tique et sociale. Sa place n’en est pas moins essen­tielle, dans la France révo­lu­tion­naire comme dans celle d’aujourd’hui.

Le brûlot de Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ?, dont le suc­cès a été immense en 1789, témoigne bien de cette con­ti­nu­ité10. Qu’il dénonce, la servi­tude où, estime-t-il, le tiers se trou­ve réduit, ou qu’il dépeigne ce que doit être son état futur, Sieyès est ani­mé par une même vision : un homme pleine­ment libre pos­sède les traits qui étaient jusqu’alors l’a­panage de la noblesse ; traité avec les égards dus à son rang, jamais con­traint de s’abaiss­er devant quiconque, il n’est pas prêt à le faire pour sat­is­faire quelque bas intérêt. Si le tiers « lan­guit dans les mœurs tristes et lâch­es de l’an­ci­enne servi­tude » (p. 78), c’est que ses mem­bres sont traités par les priv­ilégiés comme s’ils rel­e­vaient d’une espèce inférieure. « On a pronon­cé au tiers l’ex­clu­sion la plus déshon­o­rante de tous les postes, de toutes les places un peu dis­tin­guées » (p. 97).

De plus, vic­time de la néces­sité, il est poussé à adopter un com­porte­ment de valet : « Cette mal­heureuse par­tie de la nation en est venue à for­mer comme une grande anticham­bre, où sans cesse occupée à ce que dis­ent ou font ses maîtres, elle est tou­jours prête à tout sac­ri­fi­er aux fruits qu’elle se promet du bon­heur de plaire » (p. 56). Pour échap­per enfin à la servi­tude, une voie serait certes de ramen­er la noblesse au niveau du com­mun. Mais mieux vaut encore anoblir le tiers, lui per­me­t­tre d’en­doss­er l’habit des anciens maîtres et de pren­dre leur place. Le tiers est « aus­si sen­si­ble à son hon­neur » que les priv­ilégiés (p. 100). Il « rede­vien­dra noble en étant con­quérant à son tour » (p. 44). Et un jour vien­dra peut-être où les priv­ilégiés sol­liciteront « leur réha­bil­i­ta­tion » dans son ordre (p. 45).

Un impossible accord sur la place à donner au marché

Ces dif­férences de con­cep­tion de ce qu’est d’ac­céder à une con­di­tion d’homme libre, et donc vivre ensem­ble dans une société de citoyens, influ­en­cent tous les aspects du fonc­tion­nement des sociétés : la vie des entre­pris­es, l’or­gan­i­sa­tion de l’en­seigne­ment, la place don­née aux immi­grés, la con­cep­tion des ser­vices publics, la forme que prend le débat poli­tique, etc.11. Un point par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble dans la con­struc­tion européenne est la place qu’il con­vient de don­ner au marché.

Dans le traité de Rome, la « con­cur­rence est libre et non faussée » con­stitue un sacré fon­da­teur. Innom­brables sont les sit­u­a­tions où les instances européennes, Com­mis­sion et Cour européenne de jus­tice, font d’un tel idéal l’ulti­ma ratio de leurs actions, et con­damnent, ou men­a­cent de leurs foudres, les États récal­ci­trants, sans trop se préoc­cu­per des raisons, ten­ant au pre­mier chef à l’équili­bre social, qu’ils peu­vent avoir à « trans­gress­er » quelque chose d’aus­si saint. Les réac­tions des divers pays européens face à cet imperi­um du marché sont loin de con­verg­er, les Bri­tan­niques et les Français parais­sant les plus extrêmes, d’un côté dans l’ad­hé­sion et de l’autre dans le rejet. Ces diver­gences s’ex­pliquent par les visions de la société qui pré­va­lent dans les divers pays.

Dans le monde anglo-sax­on, la place qu’il paraît bon de don­ner au marché est en har­monie avec la vision spé­ci­fique de la vie sociale qui pré­vaut. Quand cha­cun est conçu à l’im­age du pro­prié­taire libre de négoci­er sa par­tic­i­pa­tion à des œuvres com­munes, la vie économique fait la part belle à une suc­ces­sion de rap­ports con­tractuels plus ou moins tran­si­toires. Le marché est large­ment perçu comme une sorte de juge de paix per­me­t­tant à cha­cun de mon­tr­er, en toute impar­tial­ité, de quoi il est capa­ble dans une com­péti­tion loyale, à l’abri du favoritisme, du népo­tisme et de l’in­trigue. Les imper­fec­tions du marché sont regardées comme asso­ciées à ce qui sépare les marchés réels d’un marché théorique où la con­cur­rence serait par­faite, et c’est celle-ci qu’il faut s’employer à organiser.

En France, au con­traire, il faut, pour être « quelqu’un », avoir une place bien établie dans la société, un statut, et être traité avec les égards cor­re­spon­dants. Un emploi « pré­caire », qui ne four­nit pas une « sit­u­a­tion » sta­ble, n’est pas con­sid­éré comme un véri­ta­ble emploi. Être « à ven­dre » est regardé comme la pire des con­di­tions. Pen­dant longtemps la réti­cence à voir les hommes traités comme des marchan­dis­es a paru com­pat­i­ble avec une accep­ta­tion sans restric­tion du règne du marché pour ce qui relève des biens et services.

On a cru en effet qu’une poli­tique sociale appro­priée (et en par­ti­c­uli­er un strict con­trôle des licen­ciements), était de nature à per­me­t­tre d’of­frir une cer­taine sta­bil­ité aux salariés au sein d’une économie haute­ment tur­bu­lente. La plu­part des Français ne le croient plus. Ils voient bien que la pres­sion de la con­cur­rence con­duit les entre­pris­es à dévelop­per la place d’une logique marchande dans leurs rap­ports à leur per­son­nel : à se mon­tr­er de plus en plus sélec­tives dans leurs embauch­es, de plus en plus réti­centes à offrir un emploi autre que pré­caire, de plus en plus prêtes à se débar­rass­er de ceux qui ne font pas l’af­faire. Ils aimeraient compter sur l’Eu­rope pour les pro­téger d’un tel des­tin, mais celle-ci leur paraît n’en avoir cure. On a là une source sans doute essen­tielle de la place, sur­prenante pour beau­coup, que con­tin­u­ent à tenir en France des forces poli­tiques résol­u­ment hos­tiles à l’é­conomie de marché. Et on peut com­pren­dre dans cette per­spec­tive le vote français au référen­dum sur le pro­jet de Con­sti­tu­tion européenne.

Construire une forme de vie commune

Com­ment, dès lors, sor­tir de l’im­passe européenne ? Il serait illu­soire de croire que les uns ou les autres vont se con­ver­tir à des con­cep­tions qui lui sont fon­da­men­tale­ment étrangères et que, du coup, les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Jusqu’i­ci l’Eu­rope n’a pas voulu s’in­téress­er à ce type de ques­tions et a préféré faire l’autruche.

Il paraît temps de se deman­der claire­ment quelle forme de vie com­mune peu­vent con­stru­ire ensem­ble, dans la durée, des peu­ples qui ne parta­gent pas la même vision de ce qu’est une vie com­mune. On voit mal, en tout cas, com­ment y aboutir sans faire un usage plus large du fameux principe de sub­sidiar­ité qui actuelle­ment ne con­cerne pas la ges­tion de l’é­conomie. Mod­uler quelque peu la place don­née au marché ne pour­rait-il devenir matière à option pour les pays mem­bres, au même titre que l’or­gan­i­sa­tion des poli­tiques sociales ? Chaque pays serait alors plus libre de trou­ver une cohérence pro­pre entre sa ges­tion de l’é­conomie et sa poli­tique sociale, en accord avec la con­cep­tion de la vie en société qui y prévaut.

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1. Ces dif­férences entre con­cep­tions de la lib­erté sont analysées plus en détail dans : Philippe d’Irib­arne, « Trois fig­ures de la lib­erté », Annales, sep­tem­bre-octo­bre 2003.
2. Locke Two trea­tis­es of Gov­ern­ment (1690), edit­ed by Peter Laslett, Cam­bridge uni­ver­si­ty press, 1960 ; tra­duc­tion française, lim­itée au deux­ième traité, Traité du gou­verne­ment civ­il (1728), Gar­nier-Flam­mar­i­on, 1992.
3. Éric Fon­ner, The sto­ry of Amer­i­can free­dom, Nor­ton, 1998, p. 17.
4. Ernst Troeltsch, ” Die deutsche Idee der Frei­heit ” (1916), Traduit par Louis Dumont dans L’idéolo­gie alle­mande, Gal­li­mard, 1991, p. 61.
5. E. Kant, Idée d’une his­toire uni­verselle d’un point de vue cos­mopoli­tique (1784), in Œuvres philosophiques, t. II, Gal­li­mard, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, 1986, p. 195.
6. Ibid., p. 194.
7. E. Kant, Pro­jet de paix per­pétuelle, (1795), in Œuvres philosophiques, op. cit., t. III, p. 366.
8. Méta­physique des mœurs (1796), in Œuvres philosophiques, op. cit. t. III, p. 578.
9. Alex­is de Toc­queville, L’An­cien Régime et la Révo­lu­tion (1856), Gal­li­mard, 1952, p 176–177.
10. Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ? (1789), Champs Flam­mar­i­on, 1988.
11. J’ai dévelop­pé ces divers points dans L’é­trangeté française, Seuil, 2006.

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