Graphique : évolution de la consommation unitaire

La construction aéronautique civile face à sept défis

Dossier : Le transport aérienMagazine N°645 Mai 2009
Par Georges VILLE (56)

Au cours du dernier demi-siè­cle, grâce à l’ef­fi­cac­ité de l’avion de trans­port à réac­tion, la con­struc­tion aéro­nau­tique civile a con­nu un développe­ment remar­quable. Dans une com­péti­tion mar­quée dès l’o­rig­ine par le con­texte de la mon­di­al­i­sa­tion, l’in­dus­trie européenne a réus­si grâce au suc­cès de la coopéra­tion Air­bus à tir­er son épin­gle du jeu pour devenir un acteur recon­nu dans ce domaine.

L’architecture de l’avion est restée inchangée depuis la mise en ser­vice du Comet en 1952

Ces évo­lu­tions ont large­ment par­ticipé au développe­ment économique mon­di­al et per­mis à l’in­dus­trie européenne de pren­dre une posi­tion avan­tageuse. Aujour­d’hui, les per­spec­tives pour le XXIe siè­cle sont liées à la capac­ité de l’in­dus­trie à relever sept défis clés : défi marc­hand, défi tech­nique, défi énergé­tique, défi envi­ron­nemen­tal, défi indus­triel, défi con­cur­ren­tiel, et enfin défi monétaire.

Tous ces sujets sont ici abor­dés à par­tir d’une analyse cir­con­stan­ciée du passé légiti­mant les ten­ta­tives de pro­jec­tion dans l’avenir ; la plu­part d’en­tre eux suiv­ent le proces­sus clas­sique d’une pro­gres­sion se ralen­tis­sant avec le temps et de plus en plus coûteuse.

Repères
Entre 1950 et 2000, le traf­ic aérien, exprimé en pas­sagers-kilo­mètres trans­portés, a été mul­ti­plié par 100, avec néan­moins une baisse régulière de la crois­sance annuelle passée de 15 à 5 %. La con­som­ma­tion de car­bu­rant cal­culée par kilo­mètre et par siège a été divisée par 4, ce qui fait que la con­som­ma­tion de pét­role liée a vu sa part pass­er de 7 à 5 %. Le nom­bre d’aéronefs livrés annuelle­ment est passé de 0 à plus de 700. Dans la même péri­ode l’in­dus­trie a con­nu une forte con­cen­tra­tion (une dizaine de con­struc­teurs act­ifs dans le domaine civ­il en 1950), avec l’émer­gence de deux grands groupes mon­di­aux, Air­bus et Boeing.

Une croissance soumise à de forts aléas

Le traf­ic aérien mon­di­al, exprimé en PKT (Pas­sagers-kilo­mètres trans­portés), a été mul­ti­plié par 100 de 1950 à 2000 ; si les ten­dances passées se pro­longeaient dans l’avenir, la crois­sance atten­due du traf­ic se traduirait par un fac­teur mul­ti­pli­catif de 6 entre 2000 et 2050.

Mais des incer­ti­tudes grèvent ces per­spec­tives. En pre­mier lieu, la crois­sance économique mon­di­ale, par ses per­tur­ba­tions cycliques décen­nales, entraîne de fortes vari­a­tions de la crois­sance annuelle même si la ten­dance générale reste tou­jours favor­able ; la crise actuelle, jamais ren­con­trée depuis 1950, pour­rait apporter une forte per­tur­ba­tion au développe­ment attendu.

Autres fac­teurs à pren­dre en compte : la pénurie et la hausse du prix du kérosène évo­quées plus loin, et les con­tre­coups du ter­ror­isme, même si les crises ren­con­trées en 1975, 1991 et 2001 ont été vite récupérées ce qui souligne le fort pou­voir attrac­t­if du trans­port aérien.

Des améliorations techniques moins rapides

Repenser le trans­port aérien
D’autres gains de coûts sont pos­si­bles, si l’on prend en compte l’ensem­ble du sys­tème de trans­port aérien et si on fait inter­venir les autres acteurs impliqués, com­pag­nies, ges­tion­naires du traf­ic aérien et pas­sagers. Par exem­ple, une réduc­tion des spé­ci­fi­ca­tions opéra­tionnelles pour­rait entraîn­er une amélio­ra­tion sen­si­ble de l’ef­fi­cac­ité : ain­si, une mis­sion long-cour­ri­er de 15 000 km effec­tuée en trois étapes de 5 000 km réduirait de 40 % le car­bu­rant con­som­mé par rap­port à un vol direct (pénal­isé par le sur­plus de con­som­ma­tion néces­saire pour trans­porter le pét­role asso­cié à ce long ray­on d’ac­tion) ; de même une réduc­tion de 20 % de la vitesse con­duirait à des avions con­som­mant de l’or­dre de 30 % en moins. Le pas­sager est-il prêt à accepter une telle détéri­o­ra­tion du ser­vice apporté ?

Les choix tech­niques et les amélio­ra­tions de la tech­nolo­gie ont un fort impact sur les per­for­mances de l’avion ; une analyse de tous les avions de trans­port civ­il à réac­tion en ser­vice depuis 1952 per­met de dégager deux ten­dances de fond :
— l’ar­chi­tec­ture de l’avion est restée inchangée depuis la mise en ser­vice du Comet en 1952 (pre­mier avion de trans­port civ­il à réac­tion) : aucune autre solu­tion n’a réus­si à s’im­pos­er et l’on peut raisonnable­ment sup­pos­er que la for­mule devrait se main­tenir tout au long du XXIe siècle ;
— l’ef­fi­cac­ité du pro­duit, exprimée par la con­som­ma­tion uni­taire (kilo­gramme par kilo­mètre et par siège), s’est beau­coup améliorée et a été divisée par 5 depuis 1952 ; toute­fois les effets de la tech­nolo­gie ont ten­dance à s’es­souf­fler : 5 % de gain annuel de con­som­ma­tion en 1960, 2 % en 1980 et seule­ment 1 % en 2000 ; une mod­éli­sa­tion de cet effet con­duit à un niveau glob­al de réduc­tion de l’or­dre de 30 % entre 2000 et 2050.

Un carburant rare et cher

Les défis de demain con­cer­nent autant la disponi­bil­ité du car­bu­rant que son coût. Aujour­d’hui, les avions utilisent exclu­sive­ment du kérosène obtenu à par­tir de la dis­til­la­tion du pét­role ; une pénurie de kérosène de pét­role pour­rait se man­i­fester aux alen­tours de 2030 avec un besoin atteignant le niveau max­i­mal de 10 % attribué au kérosène par les pétroliers dans la dis­til­la­tion du pét­role ; pour pour­suiv­re le développe­ment du trans­port aérien, une pri­or­ité accordée au trans­port aérien dans la dis­til­la­tion du pét­role per­me­t­trait de tenir jusqu’en 2050 : une telle ori­en­ta­tion ne pou­vant venir que des pou­voirs poli­tique sem­ble toute­fois peu prob­a­ble. À ce jour, aucune alter­na­tive n’est envis­age­able. Quant à l’aug­men­ta­tion du coût du car­bu­rant (y com­pris l’ef­fet de tax­es liées aux émis­sions de CO2), elle se traduira par une aug­men­ta­tion sen­si­ble du prix du bil­let ; ain­si, en 2005, le coût du car­bu­rant pour un bar­il de pét­role à 50 dol­lars représen­tait 23 % du chiffre d’af­faires de l’ensem­ble des com­pag­nies : si le prix du bar­il pas­sait à 150 dol­lars, une telle aug­men­ta­tion entraîn­erait un sur­coût d’ex­ploita­tion de l’or­dre de 45 %, l’ab­sence de mod­èle prévi­sion­nel sat­is­faisant ne per­met pas d’en estimer aujour­d’hui les con­séquences sur le trafic.

Une image environnementale à améliorer

Graphique : Part du trafic aérien

Le con­texte envi­ron­nemen­tal du trans­port aérien, très médi­atisé aujour­d’hui, a entraîné une forte dégra­da­tion de son image. Les con­struc­teurs comme les exploitants ont pour­tant fait beau­coup d’ef­forts avec des résul­tats appré­cia­bles mais les gains ain­si obtenus ont été à chaque fois effacés par la forte crois­sance du traf­ic. La sit­u­a­tion devrait con­tin­uer à s’amélior­er dans l’avenir mais il ne faut pas en atten­dre de mir­a­cle (en dehors d’une réduc­tion autori­taire des activ­ités de trans­port aérien). Les émis­sions de CO2 sont fonc­tion tant de l’évo­lu­tion du traf­ic que des pro­grès en matière de réduc­tion des con­som­ma­tions. Pour les autres efflu­ents pol­lu­ants, tels les oxy­des d’a­zote, le monoxyde de car­bone et les suies, les amélio­ra­tions pos­si­bles sont à chaque fois en con­tra­dic­tion avec la recherche de réduc­tion de la con­som­ma­tion ce qui rend les com­pro­mis difficiles.

Les nui­sances sonores sont sen­si­bles prin­ci­pale­ment dans les zones aéro­por­tu­aires ; les amélio­ra­tions tech­nologiques ont déjà per­mis de fortes réduc­tions des niveaux de bruit mais la crois­sance des mou­ve­ments en a estom­pé une grande part pour les riverains ; les efforts actuels por­tent à la fois sur une réduc­tion du bruit à la source (con­struc­teurs), les procé­dures opéra­tionnelles (tra­jec­toire d’ap­proche), les restric­tions d’ex­ploita­tion (horaires) et la ges­tion de l’ur­ban­i­sa­tion autour des aéro­ports. Les aéro­ports sont aus­si con­cernés et doivent retenir la dimen­sion envi­ron­nemen­tale dans l’op­ti­mi­sa­tion de leur fonc­tion­nement : roule­ment et chem­ine­ment des avions au sol, dessertes locales, élim­i­na­tion des polluants…

Enfin, le recy­clage des avions en fin de vie doit être pris en compte par les con­struc­teurs dès la con­cep­tion des nou­veaux avions.

Kérosène et substituts
La plu­part des éner­gies de sub­sti­tu­tion ne peu­vent être util­isées pour des raisons, soit d’ef­fi­cac­ité énergé­tique (bioéthanol) soit d’i­nadap­ta­tion aux spé­ci­fi­ca­tions aéro­nau­tiques (biodi­ester figé aux alen­tours de — 20 °C) ; seul le kérosène de syn­thèse obtenu à par­tir du char­bon, du gaz naturel ou de la bio­masse présente des car­ac­téris­tiques per­me­t­tant la pour­suite à moyen terme du développe­ment du trans­port aérien : les procédés d’ob­ten­tion sont con­nus mais il reste à con­cevoir des proces­sus de pro­duc­tion respec­tant l’en­vi­ron­nement écologique ; au-delà, l’hy­drogène pour­rait devenir une solu­tion, mais cer­taine­ment pas avant le xxi­ie siè­cle car il reste beau­coup d’ob­sta­cles à lever avant son usage opéra­tionnel : con­cep­tion de l’avion, pro­duc­tion de l’hy­drogène, logis­tique et sécuri­sa­tion de son emploi…

Une industrie marquée par des cycles longs et de grandes fluctuations de charges

Graphique : Livraisons annuelles totales

Dans son activ­ité indus­trielle, le con­struc­teur d’avions se trou­ve con­fron­té à une organ­i­sa­tion com­plexe mar­quée par deux fac­teurs cri­tiques. En pre­mier, le niveau très élevé des investisse­ments attachés au lance­ment de chaque nou­velle famille d’avions représente l’équiv­a­lent du chiffre d’af­faires de la vente de l’or­dre de 150 avions ; la péren­nité dans cette activ­ité exigeant une présence sur tous les seg­ments du marché, le con­struc­teur se trou­ve ain­si con­fron­té à des besoins et des risques de finance­ments très lourds.

Deux­ième fac­teur, la ges­tion des plans de livraisons s’avère très déli­cate en rai­son des fluc­tu­a­tions de l’ac­tiv­ité liées aux cycles économiques au tour­nant de chaque décennie.

Les con­séquences peu­vent devenir très pénal­isantes pour les con­struc­teurs, ain­si Boe­ing a dû divis­er sa pro­duc­tion (et le per­son­nel asso­cié) par 4 en 1972, par 2 en 1984, 1995 et 2003 ; pour Air­bus dans le passé, la crois­sance de sa part de marché a per­mis d’estom­per ce prob­lème mais il n’en sera plus de même dans l’avenir : en par­ti­c­uli­er, la prochaine dépres­sion atten­due au tour­nant des années 2010 pour­rait entraîn­er une forte réduc­tion de l’activité.

Mondialisation et concentration

Quand la Chine s’éveillera
Le fort avan­tage de com­péti­tiv­ité de l’in­dus­trie chi­noise due à la faib­lesse du yuan peut per­me­t­tre l’ar­rivée de ce com­péti­teur sur le marché de la con­struc­tion aéro­nau­tique civile : en effet au-delà de cet avan­tage salar­i­al, l’in­dus­trie chi­noise béné­fi­cie aus­si de nom­breux autres atouts, vaste marché intérieur, savoir-faire en cours d’ac­qui­si­tion et fort sou­tien poli­tique. Une men­ace pour Air­bus dans un marché qui ne peut assur­er une péren­nité qu’à deux constructeurs.

Le cadre général de l’ac­tiv­ité de con­struc­tion aéro­nau­tique civile con­duit néces­saire­ment à la mon­di­al­i­sa­tion : bien sûr en rai­son du car­ac­tère inter­na­tion­al du trans­port aérien, mais aus­si des spé­ci­ficités de la con­struc­tion aéro­nau­tique civile ; une analyse macroé­conomique sim­ple mon­tre en effet que le faible niveau des livraisons mon­di­ales annuelles (de l’or­dre de 800 à 1 000) con­jugué à la lour­deur des amor­tisse­ments fait qu’il n’y a place que pour deux con­struc­teurs au max­i­mum (un seul serait mieux sur ce plan, mais une con­cur­rence est indis­pens­able avec des parts de marché aus­si proches que possible).

Graphique : les parts de marché

Toute l’his­toire des trente années de coopéra­tion Air­bus, depuis mai 1969 et la sig­na­ture de l’ac­cord inter­gou­verne­men­tal de lance­ment jusqu’à la fin des années qua­tre-vingt-dix, s’ex­prime par l’at­teinte de cet objec­tif : devenir le 2e inter­venant sur le marché à côté de Boeing.

La parité euro-dollar, clé de la compétition transatlantique

La par­ité euro-dol­lar inter­vient directe­ment dans la com­péti­tion entre Air­bus et Boe­ing ; pour en mesur­er les con­séquences, il faut revenir aux fonde­ments de la mon­naie en tant que moyen de val­ori­sa­tion et inter­mé­di­aire d’échange et com­par­er les coûts annuels moyens du per­son­nel pour ces deux con­cur­rents : leur égal­ité con­duit pour la péri­ode 1990 à 2005 à une par­ité de 1 euro = 1 $, remon­tant aujour­d’hui au niveau 1 euro = 1,15 $ ; tout écart par rap­port à ces valeurs entraîne une dis­tor­sion de compétitivité.

Graphique : Taux $ / €

Lorsque le taux réel TR (taux ?/$ moyen annuel con­staté) est plus élevé que le taux économique TE (cor­re­spon­dant à l’é­gal­ité des coûts uni­taires de per­son­nel pour Boe­ing et Air­bus (Aerospa­tiale Avions avant 2000)), les salaires sup­port­és par l’in­dus­trie européenne sont aug­men­tés d’au­tant par rap­port à ceux sup­port­és par son con­cur­rent améri­cain et con­duisent ain­si à une com­péti­tiv­ité défa­vor­able. Pour se pro­téger deux approches sont pos­si­bles. La pre­mière con­siste à engranger des réserves lorsque le dol­lar est favor­able (c’est-à-dire élevé) sous la forme de cou­ver­tures de change et de finance­ments en dol­lars, puis à utilis­er ces pro­vi­sions en péri­ode de sit­u­a­tion moné­taire adverse. Si ces mesures s’avèrent insuff­isantes, il ne reste alors pour le con­struc­teur que la solu­tion du trans­fert d’ac­tiv­ités vers des pays à mon­naies moins pénal­isantes (délo­cal­i­sa­tions).

Trois clés pour l’avenir

En dépit des dif­fi­cultés et des incer­ti­tudes attachées à toute pro­jec­tion à long terme, trois traits mar­quent le développe­ment atten­du de l’activité :
— une ten­dance générale favor­able devrait pro­longer la sit­u­a­tion actuelle avec une crois­sance moyenne avan­tageuse, la pour­suite du duo­p­o­le ” Air­bus Boe­ing ” et une con­ti­nu­ité dans la déf­i­ni­tion des pro­duits même si l’im­pact de la tech­nolo­gie com­mence à s’essouffler ;
— quelques inquié­tudes se man­i­fes­tent, toute­fois, sur l’évo­lu­tion du traf­ic aérien en rai­son de l’émer­gence d’une crise économique, d’un envi­ron­nement écologique con­traig­nant, et de la raré­fac­tion du pét­role asso­ciée à son renchérissement ;
— la péren­nité de l’in­dus­trie européenne, bien assise aujour­d’hui, pour­rait être remise en cause à moyen terme par les con­séquences d’une sit­u­a­tion moné­taire défa­vor­able et par une con­créti­sa­tion des ambi­tions chi­nois­es sous-jacentes.

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