La cité idéale selon Jules Verne

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000Par : Cyprien MÉRÉ (52), ingénieur polytechnicien héros de L'Étoile du Sud de Jules Vernes

La lec­ture du petit ouvrage récem­ment paru et inti­tu­lé Une ville idéale four­nit une pre­mière piste. Il s’a­git du texte d’une confé­rence faite en 1875 devant l’A­ca­dé­mie des sciences, lettres et arts d’A­miens, dont est membre le père de Phi­leas Fogg.

Une Ville idéale de Jules VERNESL’ou­vrage, cepen­dant, nous laisse sur notre faim. Le grand vision­naire, qui pressent l’a­vion, le ciné­ma, la câblo­dif­fu­sion, la télé­ma­tique musi­cale, la conquête de l’es­pace et de la lune, limite sa vision de l’é­vo­lu­tion urbaine au qua­dru­ple­ment de la popu­la­tion de cette bonne ville d’A­miens, aux tram­ways et à l’é­clai­rage urbain par l’élec­tri­ci­té, aux rues bitu­mées et à des formes assez prud­hom­mesques de réno­va­tion urbaine !

Sa réflexion sur la ville ne semble pas dépas­ser le niveau d’un élu muni­ci­pal sans envergure.

Au plan de l’é­du­ca­tion et des cou­tumes, il pré­voit la dis­pa­ri­tion du latin et du grec dans l’en­sei­gne­ment au béné­fice d’une édu­ca­tion tech­nique, et, para­doxe, la dis­pa­ri­tion des céli­ba­taires. Pré­dic­tion juste pour le latin, mais zéro poin­té pour son anti­ci­pa­tion des struc­tures familiales.

S’a­gis­sant de l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et indus­trielle, s’il ima­gine dans son œuvre la créa­tion d’un pre­mier » kon­zern « , il limite sa vision des concen­tra­tions indus­trielles à l’ab­sorp­tion de la Com­pa­gnie du Nord par la Com­pa­gnie des che­mins de fer de Picar­die et de Flandre !

Il n’i­ma­gine ni le déve­lop­pe­ment de l’au­to­mo­bile ni des ordi­na­teurs ni l’ex­plo­sion de l’in­for­ma­tion et des médias dans la vie courante.

Dès lors, pour ten­ter d’ap­pré­hen­der la vision ver­nienne de l’é­vo­lu­tion de la cité, il nous faut entrer plus avant dans l’œuvre féconde, tra­duite dans pra­ti­que­ment toutes les langues, de l’un des auteurs fran­çais les plus ori­gi­naux du dix-neu­vième siècle.

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Il faut tout de suite faire jus­tice des trois ouvrages où la ville est direc­te­ment repré­sen­tée. Il s’a­git des Cinq Cents Mil­lions de la Bégum, de l’Île à hélice et de L’É­ton­nante Aven­ture de la mis­sion Bar­sac.

Dans Les Cinq Cents Mil­lions de la Bégum, France-Ville, cité heu­reuse, s’op­pose à Stahl­stadt, ville de l’in­dus­trie lourde, de la pro­duc­ti­vi­té et de la tyran­nie. Stan­dard Island, dans L’Île à hélice, n’est qu’une ville flot­tante pour mil­liar­daires oisifs. Har­ry Killer, le héros san­gui­naire de La mis­sion Bar­sac, est une sorte d’Hit­ler qui règne sur Bla­ck­land, cité tech­no­lo­gique et escla­va­giste au cœur de l’Afrique.

Dans l’en­semble de l’œuvre, ces trois romans sont des ouvrages mineurs. La des­crip­tion de ces pseu­do-villes frôle la niai­se­rie, et les per­son­nages, la cari­ca­ture. Le mythe de la cité nou­velle est obli­té­ré. C’est quand la ville prend réel­le­ment corps, que Jules Verne lui donne le moins de sens.

La cité idéale est pour­tant l’un des thèmes majeurs récur­rents de l’œuvre ver­nienne. Mais il s’ins­crit dans une struc­ture roma­nesque où trois autres thèmes appa­raissent successivement.

Le voyage

Le thème le plus évident est celui du voyage. La longue série des romans com­man­dés à Jules Verne par Het­zel porte le sur­titre de Voyages extra­or­di­naires. Plu­tôt que de voyages, il vaut mieux par­ler de tra­ver­sées, d’i­ti­né­raires où le hasard inter­fère avec une inten­tion géné­ra­le­ment cryp­tée, qui guide le voya­geur dans un ensemble com­plexe d’a­ven­tures riche­ment docu­men­tées, assor­ties de rup­tures, de chan­ge­ments d’é­tat ou de muta­tions vécues par les dif­fé­rents héros.

France-Ville  (Les Cinq Cents millions de la Bégum)
France-Ville compte près de 100 000 habitants.
Les Cinq Cents mil­lions de la Bégum, Un article de l’Unsere Cen­tu­rie . J. HETZEL ET CIE

Grand best-sel­ler de la lit­té­ra­ture pour la jeu­nesse au siècle der­nier, le livre de voyage est trans­cen­dé par Jules Verne qui lui confère une dimen­sion plus sym­bo­lique et plus ori­gi­nale, pour ne pas dire qua­si­ment mythique.

Comme des varia­tions sur un thème impo­sé, le voyage ver­nien revêt les formes les plus variées. Il peut être cir­cu­laire : aérien pour Cinq semaines en bal­lon, sou­ter­rain et spé­léo­lo­gique pour le Voyage au centre de la Terre, ter­restre et mari­time dans Le Tour du monde en 80 jours ou dans Les Enfants du capi­taine Grant. Il est géo­mé­trique dans Les Miri­fiques Aven­tures de Maître Anti­fer, sou­mis aux caprices d’un grand jeu de l’oie à tra­vers les États-Unis dans Le Tes­ta­ment d’un excen­trique. Il est polaire dans les Voyages et Aven­tures du capi­taine Hat­te­ras ou dans Le Sphinx des glaces. Le plus sou­vent, le voyage ver­nien est régi par un code, un mes­sage cryp­té ou incom­plet, une idée fixe ou la recherche d’un objec­tif répu­té inaccessible.

La recherche du père

Autre thème récur­rent, la recherche du père. Tra­duit-il dans l’u­ni­vers du roman­cier le mau­vais sou­ve­nir ou la frus­tra­tion de rela­tions dif­fi­ciles avec son propre géni­teur ? Le thème est domi­nant dans Les Enfants du capi­taine Grant ou dans Le Superbe Oré­noque. On le retrouve trans­for­mé sous d’autres varia­tions, la recherche d’un mari, d’une épouse, d’un enfant, d’un frère ou d’un proche dans bien d’autres ouvrages comme Mis­tress Bra­ni­can, Le Châ­teau des Car­pathes, Le Tes­ta­ment d’un excen­trique, Le Tour du monde en 80 jours, L’É­ton­nante Aven­ture de la mis­sion Bar­sac, ou même Le Secret de Wil­helm Sto­ritz.

Dans Famille sans nom, l’un des rares ouvrages de Jules Verne qui » finisse mal « , le père est à la fois traître et réprou­vé, sa réha­bi­li­ta­tion n’é­tant ima­gi­nable que par le sacri­fice volon­taire de ses fils.

Le voyage est ain­si le pré­texte à la retrou­vaille d’un père perdu.

Le sage, le savant, l’ingénieur

Le troi­sième thème est déri­vé du précédent.

Au père dis­pa­ru se sub­sti­tue un nou­veau per­son­nage de père adop­tif, qui prend géné­ra­le­ment la dimen­sion d’un men­tor, d’un sage, d’un savant, ou d’un ingé­nieur. Le men­tor, le sage, le savant, l’in­gé­nieur sont le plus sou­vent accom­pa­gnés de dis­ciples, d’é­lèves ou de témoins.

Le pro­fes­seur Liden­brock et le doc­teur Fer­gus­son, le Capi­taine Némo et, bien sûr, Cyrus Smith, Phi­leas Fogg, Michel Ardan ou le Kaw-djer peuplent cette gale­rie de per­son­nages. Tous sont des hommes forts, intel­li­gents, éru­dits, culti­vés, cha­ris­ma­tiques. Ce sont des meneurs.

Ain­si trans­for­mé, le per­son­nage du père, deve­nu sage et père adop­tif révèle un com­por­te­ment plus ou moins sociable. Le sage est par­fois un grand soli­taire (le Capi­taine Némo).

Le grand soli­taire se mue en révol­té, comme Robur le Conqué­rant. La figure du sage peut être inver­sée, dia­bo­li­sée. Le dieu devient Luci­fer. Ain­si, le doc­teur Schultze dans Les Cinq Cents Mil­lions, Rodolphe de Gortz dans Le Châ­teau des Car­pathes, Wil­helm Sto­ritz dans Le Secret, ou Har­ry Killer dans La mis­sion Bar­sac. Pous­sé à ce paroxysme, le maître se change en un être aso­cial, cruel, fou, méga­lo­mane, pour­vu le plus sou­vent d’un pou­voir maléfique.

La cité idéale, enfin

Père per­du, père adop­tif retrou­vé. Le pre­mier est le pré­texte du voyage, le second conduit le voyage. Et le voyage, qui s’op­pose à la séden­ta­ri­té de la cité, est le tru­che­ment par lequel on atteint la cité idéale, le para­dis perdu.

Nou­veau thème ver­nien par excel­lence, la recherche du lieu idéal, de l’é­den, l’é­ta­blis­se­ment d’une cité à éta­blir à tout prix, le plus sou­vent dans un envi­ron­ne­ment hos­tile. La cité est à conqué­rir, et toute la force et le talent du sage vont être mobi­li­sés pour la fon­der. C’est bien plus qu’une robin­son­nade, c’est l’é­ta­blis­se­ment d’une ville. Ce n’est pas un acte indi­vi­duel, comme la mobi­li­sa­tion de Robin­son pour sur­vivre, c’est un acte collectif.

Le rôle du sage subit donc une varia­tion impor­tante. Il n’est plus seule­ment là pour assu­mer un voyage extra­or­di­naire, mais prin­ci­pa­le­ment pour pré­si­der à l’é­la­bo­ra­tion d’un pro­jet qui dépasse la seule ambi­tion scien­ti­fique, tech­no­lo­gique ou tech­nique, et touche à l’hu­main et au pro­grès social. Au sage il appar­tient de faire don de son savoir et de sa com­pé­tence au groupe qu’il dirige. Il va donc, en tant qu’ex­pert et que réa­li­sa­teur, don­ner corps au pro­jet de cité à fon­der. Le sage va fina­li­ser le voyage, lui don­ner un sens, il va pré­pa­rer l’é­ta­blis­se­ment de la communauté.

Cyrus Smith et l’île cité

Dans la mytho­lo­gie ver­nienne, le per­son­nage de sage le plus accom­pli est celui de Cyrus Smith, l’in­gé­nieur. C’est lui qui, avec quelques dis­ciples, va colo­ni­ser l’île mys­té­rieuse et hos­tile, fon­der la ville, et, en dépit d’une nature incon­nue et dan­ge­reuse, créer la pos­si­bi­li­té d’un bon­heur indi­vi­duel et col­lec­tif. Il va tra­cer, comme Romu­lus, le plan de la cité future, assu­rer la sub­sis­tance, allu­mer le feu, fon­der les cultures et l’é­le­vage, fabri­quer de l’élec­tri­ci­té, ins­tal­ler un réseau de télé­com­mu­ni­ca­tions, amé­na­ger la rési­dence et les appartements.

À chaque étape de cette colo­ni­sa­tion, il ins­trui­ra son dis­ciple, il sera édu­ca­teur autant que maire. Par son incon­tes­table auto­ri­té, il sera le chef recon­nu, il fédé­re­ra les efforts et les com­pé­tences de chacun.

Cyrus Smith incarne la triple édi­fi­ca­tion d’une culture, d’une socié­té et d’un espace nou­veau dans une nature hos­tile et dan­ge­reuse. Cyrus Smith sym­bo­lise le Plan et l’A­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire. Son rôle ne se limite plus à la sur­vie, mais à la construc­tion d’un ave­nir. Si la cité nou­velle qu’il a créée va être détruite par la fureur de la nature, elle sera obli­ga­toi­re­ment recons­truite, tel le phé­nix renais­sant de ses cendres.

Sans peut-être le savoir, Jules Verne évoque ici l’un des traits spé­ci­fiques de toute cité idéale. Elle a autant besoin d’un pas­sé que d’un futur. La ville nou­velle et défi­ni­tive créée aux États-Unis par Cyrus Smith et ses dis­ciples se sou­vien­dra de l’île Lin­coln dont elle repro­dui­ra les sites, les noms et les fleuves, la mémoire.

Pour les autres sages ver­niens, la gra­ti­fi­ca­tion est beau­coup plus réduite : de beaux sou­ve­nirs pour le pro­fes­seur Liden­brock, une com­mu­ni­ca­tion à la Socié­té Royale de Géo­gra­phie pour le doc­teur Fer­gus­son. Ou, gra­ti­fi­ca­tion plus per­son­nelle, une épouse pour Phi­leas Fogg, un père pour Robert Grant ou pour Jeanne, un fils pour Mis­tress Branican.

Pour d’autres héros, ins­pi­ra­teurs d’a­ven­tures pro­di­gieuses, c’est le retour à la case départ. Pour d’autres, enfin, le point ultime confine à la folie ou à la mort (le Capi­taine Hat­te­ras, Franz de Telek, Robur le Conquérant).

On ne sau­rait être com­plet dans cette brève ana­lyse sans men­tion­ner, dans le pro­jet ver­nien, l’in­ter­ven­tion de la pro­vi­dence. La sur­vie des héros de l’île mys­té­rieuse ne peut être seule­ment assu­rée par l’in­gé­nieur Cyrus Smith. Elle n’est pos­sible que grâce à l’in­ter­ven­tion d’un deus ex machi­na de niveau supé­rieur, à savoir le Capi­taine Némo.

Dans sa phase de rédemp­tion, ce grand révol­té, en sur­pas­sant l’in­gé­nio­si­té et le talent de Cyrus Smith, assure l’a­ve­nir de la petite com­mu­nau­té en la sau­vant. Il est l’ex­pert de niveau supé­rieur. Si Cyrus Smith est d’es­sence humaine, le Capi­taine Némo appar­tient à l’ordre des héros ou des dieux.

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Il est pos­sible que dans la mytho­lo­gie ver­nienne, la cité idéale n’existe pas. Ce n’est sûre­ment pas cette bonne ville d’A­miens, ville d’exil pour le roman­cier et dont il devien­dra conseiller muni­ci­pal. La ville idéale n’est pas ce que ce bour­geois ima­gi­na­tif entre­voit de la petite tour qui sur­monte l’une des der­nières mai­sons qu’il habite. Son regard est ailleurs, il est loin, beau­coup plus loin.

Jules Verne nous livre-t-il un ensei­gne­ment pour la ville future que nous ima­gi­nons, nous, au seuil du xxie siècle ?

Parce que sa cité idéale n’existe pas, Jules Verne vit et pressent peut-être, en vision­naire, l’im­mense défi­cit d’a­mé­na­ge­ment urbain dont la France a don­né le pitoyable exemple, par rap­port à d’autres pays, pen­dant son pre­mier siècle d’industrialisation.

Après les dix-sep­tième et dix-hui­tième siècles, après l’Em­pire, c’est l’é­tat zéro des ambi­tions pen­dant un second empire et deux répu­bliques. Il est le contem­po­rain d’Hauss­mann, amé­na­geur bour­geois et affai­riste, muti­lant le Paris his­to­rique, bar­rant d’un trait, comme d’un tag, le cœur de la rive gauche par son hor­rible bou­le­vard Saint-Germain.

Vien­dra le sac­cage de l’un des plus beaux sites d’Eu­rope, les abords immé­diats de Paris, pay­sage incom­pa­rable de val­lées et de col­lines, site aus­si beau que celui du Bos­phore ou de Rio. Ce sera la pro­li­fé­ra­tion anar­chique des ban­lieues, l’ab­sence d’es­paces verts, les péné­trantes cras­seuses, les pavillons de meu­lière, la défi­gu­ra­tion et la dégé­né­res­cence de la cité, et enfin… Sarcelles.

De quoi rêvons-nous aujourd’­hui ? Est-ce d’une ville idéale, dont le pres­tige dépasse les fron­tières ? D’une ville sans voi­tures, sans pol­lu­tion ? D’une ville où les dif­fé­rences entre les riches et les pauvres s’es­tompent, où les jeunes et les vieux coha­bitent et se com­plètent sans ségré­ga­tion ? Rêvons-nous d’une ville de loi­sirs où l’on ne tra­vaille plus que trente-cinq heures, d’une ville hau­te­ment cultu­relle, riche en musées, en théâtres, en spec­tacles et en ciné­mas, en stades et en espaces verts ? Rêvons-nous enfin d’une ville sans délin­quance, sans béton et sans péri­phé­rique ? De la ville à la cam­pagne, comme Alphonse Allais ?

Jules Verne, dans son per­son­nage de pré­cur­seur à la fois révol­té et rêveur, nous apprend sans doute que cette ville-là n’existe pas, qu’elle est uto­pie, mais qu’il faut l’es­pé­rer quand même. La recon­quête de la cité com­mence par ce rêve.

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