L’oeil dessiné par Claude Nicolas Ledoux pour les plans du théâtre de Besançon.

Actualités de la cité idéale,

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Serge ANTOINE

Le mot d’u­topie, s’il se rat­tache à ” l’eu­to­pos ” (lieu du bon­heur) ou à ” l’outo­pos ” (lieu de nulle part ou de l’ailleurs) n’ap­pelait pas spon­tané­ment ce lien avec la ville, d’au­tant qu’il a fal­lu atten­dre le XXe siè­cle pour qu’en Europe, par exem­ple, plus de la moitié des habi­tants habitent des villes. Si l’ar­rim­age s’est fait très tôt en utopie, c’est grâce à la réflex­ion pla­toni­ci­enne sur la ” cité ” et à la réal­ité ter­ri­to­ri­ale de la Grèce du VIIe siè­cle av. J.-C.

La ” cité ” méditer­ranéenne à dimen­sions socié­tale, ter­ri­to­ri­ale et insti­tu­tion­nelle (polis) à la fois a dess­iné le ” lieu ” de la plu­part des utopies qui, depuis 2500 ans, ont jalon­né cette lit­téra­ture ; implicite dans cer­tains cas, explicite et presque urban­is­tique dans d’autres (Hip­po­damos de Milet, vers 550 av. J.-C.), la réflex­ion utopique a, en tout cas, été con­duite à cul­tiv­er la liai­son entre société et ville.

Tous ceux qui, aujour­d’hui, ont l’en­vie de repenser la ville lui sauront gré, en tout cas, d’avoir dévelop­pé cette rela­tion, encore trop absente aujour­d’hui, entre l’or­gan­i­sa­tion de l’e­space, l’ar­chi­tec­ture, les insti­tu­tions et la société. La ville n’est-elle pas d’abord une envie de vivre en société ?

” D’au­cuns pensent que le lien entre les hommes vient de la com­mu­nauté dans la mai­son et de la com­mu­nauté dans les habi­ta­tions. D’abord, la mai­son, puis la même rue, puis le même quarti­er. … Il y a l’as­so­ci­a­tion dans la ville. ” (Al Fara­bi)2

Il faut relire l’his­toire des utopies pour s’apercevoir com­bi­en est forte la liai­son entre la société mod­èle et la ville mod­èle, même si le lieu est par­fois, pour éviter le dia­logue, une île déserte — référence très fréquente chez les utopistes — ou un ensem­ble clos de bâti­ments : l’ab­baye de Thélème, (Gar­gan­tua, 1534), la New Har­mo­ny d’Owen (1825), le pha­lanstère de Guise (1859), etc.

La ” cité ” de Pla­ton (427–347 : ” la République ”) est assuré­ment l’un des exem­ples les plus clairs de cette liai­son autour de villes dont la taille alors (50 000 habi­tants), il est vrai, était mod­este3 ; l’ago­ra cen­tral et les trois grandes class­es de la société, prêtres, guer­ri­ers et arti­sans (mais aus­si esclaves et agricul­teurs) la caractérisent.

” Il fau­dra amé­nag­er des tem­ples tout alen­tour de la place publique, de même que la ville entière devra se bâtir en cer­cle con­tre les par­ties élevées de son ter­ri­toire, en vue d’as­sur­er à celles-ci sécu­rité et propreté.

Si nous pas­sons main­tenant à la ques­tion des rem­parts, là-dessus, quant à moi, je me rangerais à la con­cep­tion spar­ti­ate, de les laiss­er dormir en terre et de ne pas les en faire lever ! plutôt que des amas de pierre, c’est l’airain et le fer, aux mains des guer­ri­ers, qui sont les rem­parts d’une cité “4.

L’his­toire de l’u­topie nous fait pass­er sous silence la péri­ode romaine, trop occupée, dit-on, par le quo­ti­di­en de l’or­gan­i­sa­tion de l’Em­pire pour rêver5, et le Moyen Âge trop branché sur l’au-delà6

Avec Thomas More (1478–1533), en tout cas, la ville est au cœur de l’u­topie avec ses six mille familles (40 000 habi­tants) élisant, chaque année, un phy­lar­que pour diriger les affaires de la cité. Pour lui, comme pour la plu­part des utopistes d’a­vant le xxe siè­cle, la ville est encore réduite à ses murailles, à une échelle de com­mu­nauté réduite à sa défense.

” Amau­rote se déroule en pente douce sur le ver­sant d’une colline. Sa forme est presque un car­ré. Sa largeur com­mence un peu au-dessous du som­met de la colline, se pro­longe deux mille pas env­i­ron sur les bor­ds du fleuve Any­dre et aug­mente à mesure que l’on côtoie ce fleuve. […] À la marée mon­tante, l’Océan rem­plit de ses flots le lit de l’Any­dre sur une longueur de trente miles, et le refoule vers sa source. Alors, le flot salé com­mu­nique son amer­tume au fleuve ; mais celui-ci se puri­fie peu à peu, apporte à la ville une eau douce et potable, et la ramène sans altéra­tion jusque près de son embouchure, quand la marée descend.
Une cein­ture de murailles hautes et larges enferme la ville. […] Der­rière et entre les maisons se trou­vent de vastes jardins. Chaque mai­son a une porte sur la rue et une porte sur le jardin. Ces deux portes s’ou­vrent aisé­ment d’un léger coup de main, et lais­sent entr­er le pre­mier venu “
;7.

Cam­panel­la (1568–1639), fils d’un cor­don­nier anal­phabète, lui aus­si, sous-tend dans sa Cité du Soleil (en 1602) une ville idéale mais elle y est très sché­ma­tique­ment présen­tée. D’autres utopistes postérieurs (Fran­cis Bacon [l’At­lantide, 1627], Cyra­no de Berg­er­ac [États et Empires de la lune, 1657‑, avec son vil­lage de Morel­ly], Fontenelle avec sa Cité des ajaoiens [1768]) sont moins explicites encore.

Quant à Louis Sébastien Merci­er (1771–1786), il place son utopie de 2240, en antic­i­pant de près de sept cents ans la vie quo­ti­di­enne mais dans un Paris dont le plan et l’ur­ban­isme le lais­sent indifférents.

Les archi­tectes, con­struc­teurs et ingénieurs de la Renais­sance ital­i­enne8 sont exubérants sur la forme des cœurs des villes dont cer­taines voient le jour, admirables. Ils sont trop sou­vent les par­ents pau­vres de l’his­toire de l’u­topie. C’est un oubli qu’il faut répar­er tant l’imag­i­na­tion est vive, davan­tage, il est vrai, que la réflex­ion sociétale.

Deux siè­cles après firent irrup­tion les archi­tectes français par­mi lesquels Ledoux, Lequeu et Boul­lée qui, dans cette fin du XVIIIe siè­cle, don­nent au monde une belle leçon d’ar­chi­tec­tures volon­taires, mais aus­si, plus qu’il n’y paraît, de cités.

Claude Nico­las Ledoux (1736–1806) aura lais­sé de nom­breuses œuvres archi­tec­turales : le château de Bénou­ville, des demeures en Île-de-France, les octrois de Paris, le théâtre de Besançon et surtout, la saline royale d’Arc-et-Senans en Franche-Comté con­stru­ite en 1778, année de l’indépendance des États-Unis.

L’oeil dess­iné par Claude Nico­las Ledoux pour les plans du théâtre de Besançon.
Ce théâtre aujourd’hui mal­heureuse­ment remanié à l’intérieur après un incendie dans les années 60 inno­vait par l’attention portée aux spec­ta­teurs pour qu’ils puis­sent sans priv­ilège par­ticiper tous à la vue du spec­ta­cle.
 
© INSTITUT CLAUDE NICOLAS LEDOUX

L’ap­port excep­tion­nel de Charles Fouri­er (1772–1837) ne fut pas le dessin des villes ni l’idée d’un pha­lanstère qui ne sus­ci­ta aucune voca­tion ; mais on lui doit tant de force et tant de dis­ci­ples qu’on n’ou­bliera pas son apport, aus­si bien pour l’ex­al­ta­tion de l’homme-pas­sion que pour son bilan sci­en­tifique, lui qui annonça par exem­ple l’ef­fet de serre un siè­cle avant les autres.

Les utopies du XIXe siè­cle9 ont été, pour une grande part essen­tielle­ment socié­tales, bâties sur la réal­ité sociale, sur la con­di­tion ouvrière et la trans­for­ma­tion espérée de cette réal­ité par une organ­i­sa­tion col­lec­tive, imag­inée alors pour un monde indus­triel en crois­sance et déjà inter­na­tion­al. Babeuf (1760–1797), Cabet (1788–1856), Proud­hon (1809–1865) en France en sont quelques expres­sions. Faut-il ranger par­mi les utopistes les pre­miers social­istes et Marx dont les pro­jets ont ensuite pris racine ? Un utopiste est-il fatale­ment un rêveur qui ne change rien au cours de l’his­toire du monde ?

En tout cas, ces utopies sociales s’embarrassèrent peu de spécu­la­tions sur la ville, l’essen­tiel étant mis sur le champ socioé­conomique en un temps où, pour­tant, on savait ce que généraient les quartiers pau­vres des villes.

Il serait intéres­sant d’aller cepen­dant plus loin que cette impres­sion et utile d’analyser les références implicites, voire explicites, des utopistes de cette péri­ode sur l’or­gan­i­sa­tion et la forme des aggloméra­tions10.

Dans cette péri­ode, une excep­tion : Robert Owen (1771–1858) ouvri­er puis patron d’une man­u­fac­ture tex­tile en Écosse à New Lanark et qui a tra­ver­sé l’At­lan­tique pour fonder New Har­mo­ny dont l’ex­péri­ence dura deux années ; elle est sûre­ment plus sig­ni­fica­tive que d’autres cités implan­tées dans le ” nou­veau monde ” : celle de Cabet qui a pour­tant duré cinquante et un ans (1847–1898), celle de Cecil­ia au Brésil (1890–1894), celle imag­inée par Considérant.

” Con­tem­plons le panora­ma qui se développe sous nos yeux. Un splen­dide palais s’élève du sein des jardins, des parter­res et des pelous­es ombragées, comme une île mar­moréenne baig­nant dans un océan de ver­dure. C’est le séjour roy­al d’une pop­u­la­tion régénérée. “11.

Page du Traité de l’architecture de LEDOUX
Ledoux a esquis­sé, dans son Traité de l’architecture… écrit à 64 ans, la ren­con­tre prospec­tive entre la cité, l’architecture, la nature, l’industrie (15), les lois et les moeurs sur un fonds d’imagination, “ celle qui grandit tout et peut embel­lir, je dis plus, chang­er l’ordre immuable du monde. ”
Il a voulu prou­ver que les lieux publics avaient droit à une belle archi­tec­ture, comme Vauban pour les for­ti­fi­ca­tions, un siè­cle plus tôt. C. N. Ledoux voulut “ des colonnes pour une usine ” (16), l’architecture, plus que l’art de la pierre, était un mes­sage et une antic­i­pa­tion et devait s’inscrire dans un plan.
“ Un des grands mobiles qui lie les gou­verne­ments aux résul­tats intéressés de tous les instants, c’est la dis­po­si­tion générale d’un plan qui rassem­ble à un cen­tre éclairé toutes les par­ties qui le composent. ”
“ L’imagination qui grandit tout et peut embel­lir, je dis plus, chang­er l’ordre immuable du monde, rap­pelle pour­tant à sa vue les objets les plus imposants. ”
“ Ici, c’est l’Art qui développe les ressources des lieux : c’est lui qui pré­pare l’abondance des siè­cles à venir. ”

Dans les années 1920 c’est, à nou­veau, le retour des archi­tectes, vingt ans après Tony Gar­nier (1869–1948) qui s’ef­for­cent, même de manière fruste, de reli­er la ville à l’évo­lu­tion sociale. Si Wal­ter Gropius (1883–1969) et le Bauhaus se con­sacrent davan­tage à la révo­lu­tion de l’ar­chi­tec­ture, Le Cor­busier (1887–1965), lui, veut pren­dre la société à bras le corps. Son dia­logue avec elle a beau­coup évolué entre 1922 où Le Cor­busier, jeune, brosse un tableau à l’emporte-pièce de la société de demain dans son ” plan pour une ville de trois mil­lions d’habi­tants ” et Chandi­garh qu’il con­stru­it à 65 ans sur le ter­rain à par­tir de 1952. En 1922 il systématise.

” Ceux du pou­voir, les con­duc­teurs, siè­gent au cen­tre de la ville. Puis leurs aux­il­i­aires, jusqu’aux plus mod­estes, dont la présence est néces­saire à heure fixe au cen­tre de la ville, mais dont la des­tinée lim­itée tend sim­ple­ment à l’or­gan­i­sa­tion famil­iale. La famille se loge mal en grande ville. Les cités-jardins répon­dent mieux à sa fonction.
Clas­sons trois sortes de pop­u­la­tion : les citadins à demeure ; les tra­vailleurs dont la vie se déroule moitié dans le cen­tre et moitié dans les cités-jardins ; les mass­es ouvrières partageant leur journée aux usines des ban­lieues et dans les cités-jardins.
Dis­tants de 400 mètres d’axe en axe, larges de 200 mètres avec 200 mètres libres entre leurs points extrêmes, ils pour­raient abrit­er cha­cun de 40 000 à 60 000 employés (avec une super­fi­cie moyenne de 10 mètres car­rés par employé). Ils cou­vrent quelques mil­liers de mètres car­rés, au lieu de 160 000 mètres de con­struc­tions bass­es étalées.
Les sur­faces plan­tées cou­vrent alors les 95 % du cen­tre des grandes villes défini­tive­ment expurgé de la vie de famille. ”

Entre 1920 et 1960 les utopies urbaines ont copieuse­ment fleuri ; Archi­gram, May­mont, Claude Par­ent, Yona Fried­man : toute une lit­téra­ture12 aus­si, qu’on ne trou­ve plus du tout aujour­d’hui sur le ray­on des libraires ; en com­pag­nie d’Is­maïl Ser­a­jel­dine13, j’en ai, en 1998, fait l’ex­péri­ence à la bib­lio­thèque et à la librairie de l’As­so­ci­a­tion des archi­tectes améri­cains à Washington.

Les grandes imag­i­na­tions se comptent sur les doigts de la main dans les livres et surtout sur le ter­rain : Lucio Cos­ta à Brasil­ia, Le Cor­busier à Chandi­garh sont de fortes excep­tions bien trop rares14.

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Une vraie prospec­tive urbaine reposant sur une dynamique socié­tale, une con­cep­tion de l’e­space, une économie de la ges­tion urbaine serait aujour­d’hui la bien­v­enue prenant bien en compte toutes les pos­si­bil­ités tech­nologiques, en par­ti­c­uli­er main­tenant sur celle de la com­mu­ni­ca­tion (plus que celle des matéri­aux, hier décisifs).

Est-ce utopie que de la rêver ?

Plusieurs raisons mili­tent pour que soient réac­tivées l’u­topie sur la cité et les réflex­ions qui la préparent.

La saline royale d’Arc-et-Senans, chef‑d’œuvre de l’architecte Claude Nico­las Ledoux, con­nue de la grande majorité des archi­tectes du monde, est l’une des grandes références à la “ cité idéale ”. Con­stru­ite au XVI­I­Ie siè­cle entre 1773 et 1779 elle est, comme bien des œuvres humaines entre ciel et terre ; Ledoux dira de lui que “ l’architecte a marché d’un pas égal à côté du poète ”.
Les pieds sur terre, la saline solide­ment ancrée sur la terre de Franche-Comté a épousé “ la course du soleil ” (ver­sion utopie) mais elle s’inscrit dans la géo­gra­phie d’une boucle de riv­ière (la Loue). Si elle mag­ni­fie l’ère mon­tante de “ l’industrie mère de toutes les ressources ”, que sym­bol­ise la grotte d’entrée ouverte sur la trans­for­ma­tion de la matière, elle est aus­si le résul­tat d’un cal­cul économique : le chauffage au bois du sel de Salins proche et exploité depuis les Romains avait épuisé la forêt d’alentour.
Or, à une ving­taine de kilo­mètres, la forêt de Chaux, la deux­ième de France, était intacte ; plutôt que d’y aller chercher le bois lourd, le cal­cul fut de trans­porter par grav­ité le sel en saumure près de la forêt de Chaux. La saline, con­traire­ment aux idées par­fois répan­dues, fonc­tion­na bien pen­dant près d’un siè­cle (com­bi­en de man­u­fac­tures et d’usines peu­vent en dire autant ?).
Archi­tec­ture au futur, la saline ne l’est ni par la prouesse ni par le matéri­au : sa sobriété et sa solid­ité n’en font pas, en pre­mière lec­ture, une archi­tec­ture vision­naire : mais elle l’est délibéré­ment par sa force, son plan fonc­tion­nel, ses sym­bol­es et les con­struc­tions inno­vantes des bâti­ments d’alentour (bâti­ment des gardes, mai­son du directeur de la Loue). Utopie, elle l’est par son mes­sage sur la “ cité idéale ” rêvée autour du bâti­ment cen­tral, lieu de tra­vail et d’industrie (la “ mai­son du directeur ”) avec plusieurs bâti­ments publics à voca­tion sociale ou cul­turelle : la mai­son de la paix, la mai­son de l’amour, la mai­son de l’éducation, les bains publics, le marché, l’hôpital, le tem­ple de mémoire… C’est un peu le germe de ville que l’on retrou­ve à Brasil­ia, à Chandi­garh. Toute cette “ cité idéale ” pro­longe l’existant con­stru­it au cen­tre en demi-cer­cle et se sub­lime avec l’écriture de son ouvrage L’architecture con­sid­érée sous le rap­port de l’art, des mœurs et de la lég­is­la­tion (pub­lié en 1804).

La saline d’Arc-et-Senans aujourd’hui : seul a été construit le demi-cercle.
La saline d’Arc-et-Senans aujourd’hui : seul a été con­stru­it le demi-cer­cle. “ Cité idéale ” imag­inée en cer­cle com­plet autour de la “ mai­son du directeur ” et, hors les murs, des bâti­ments publics, ger­mes de la cité.
© INSTITUT CLAUDE NICOLAS LEDOUX-PHOTO DENIS CHANDON

  • La pre­mière est l’ac­tu­al­ité du phénomène urbain d’abord pour les pays en développe­ment qui con­nais­sent et vont encore subir une très forte crois­sance dans le demi-siè­cle qui vient. Même si l’on refuse l’aligne­ment de tous les pays à un taux d’ur­ban­i­sa­tion de 80 %, déjà atteint dans les pays rich­es et s’il faut laiss­er à des pays la place à d’autres voies de développe­ment (je pense à l’Inde), les besoins sont con­sid­érables aujour­d’hui17 et plus encore, demain : dans les trente prochaines années, par exem­ple, la pop­u­la­tion urbaine du sud de la Méditer­ranée se sera accrue de l’équiv­a­lent de la pop­u­la­tion de toutes les villes actuelles d’Es­pagne, d’I­tal­ie et de France !
     
  • La sec­onde est l’i­nadéqua­tion des rap­ports entre les formes urbaines, la ges­tion urbaine et les évo­lu­tions socié­tales. Nos sys­tèmes urbains (ce terme est préférable à celui de villes) ne sont plus adap­tés aux rap­ports soci­aux au point que les ” opti­mistes ” de la ville (René Dubos18 en est un) sont de moins en moins nombreux.
    La cité d’au­jour­d’hui con­naît tant de dys­fonc­tion­nements, de man­ques et de prob­lèmes qu’il n’est pas ques­tion de pro­longer les courbes ou de faire un arrêt sur image qui accroî­trait le décalage d’ob­so­les­cence. Dans nos cités, dis­ait déjà, en 1837, Lamar­tine : ” nous ne vivons que de restes “.
     
  • La société a ten­dance à per­dre ses ver­tus de sol­i­dar­ité et cherche depuis un demi-siè­cle un nou­veau ” con­trat social “. Les jeunes généra­tions s’y emploieront-elles ? Dans le même temps, la soli­tude est grande19 dans un monde qui, pour­tant, priv­ilégie la com­mu­ni­ca­tion. La réaf­fir­ma­tion des valeurs est aujour­d’hui une quête qui n’est plus l’a­panage des vieilles généra­tions se lamen­tant de leur perte.
    La société est fatiguée par les dogmes, les principes, les grandes théories sal­va­tri­ces qui ne nour­ris­sent plus ses espoirs ou ses révoltes. Mais elle reste encore bien ouverte à l’e­spérance con­crète, à l’avenir, à l’in­no­va­tion. La récente con­sul­ta­tion Inter­net sur le XXIe siè­cle, lancée par l’In­sti­tut Ledoux et le Comité 2120, mon­tre aus­si que l’ap­pétit est encore grand pour intro­duire l’ex­pres­sion des valeurs et la plac­er avant le reste.
     
  • La qua­trième rai­son vient de l’im­passe qu’il y a à traiter la ville en découpant les sujets l’un après l’autre — les trans­ports, l’habi­tat, les déchets, etc., — un peu comme on découpe par­fois un poulet21 sans faire atten­tion aux join­tures. Bien des fac­teurs appel­lent la vue d’ensem­ble ; on se référ­era ici aux travaux du pro­gramme ” Homme et Biosphère ” (MAB)22 : l’ap­proche de la ville, comme celle de la cité, doit être sys­témique et glob­ale. L’af­fir­ma­tion du philosophe manque autant que l’ex­pres­sion poli­tique de pro­grammes d’avenir à quinze, vingt ou vingt-cinq ans… La rup­ture entre la ville et l’é­colo­gie organique ajoute encore au besoin incon­testable de vue globale.
    De plus en plus, il fau­dra pren­dre en compte les intrants, les pro­duits, les exter­nal­ités, les déchets, les bilans énergé­tiques, la con­ges­tion urbaine, les rap­ports entre la ville et l’o­zone ou le réchauf­fe­ment des cli­mats : ce sont de réels défis dont les citadins ne mesurent pas encore la réelle ampleur.
    Al Fara­bi ne dis­ait-il pas déjà au xe siè­cle : ” Nos villes doivent être traitées comme un ani­mal vivant. ”
     
  • Le monde enfin a ter­ri­ble­ment besoin d’ex­péri­men­ta­tions23 ; les inno­va­tions exis­tent, bien sûr, mais il s’ag­it bien plus d’arte­facts et de con­struc­tions isolées que de pro­to­types bien inté­grés à un devenir urbain plus glob­al. Rien, pas même le virtuel qui peut, certes, aider à l’an­tic­i­pa­tion, ne rem­plac­era la réal­i­sa­tion physique en grandeur réelle. Il faut tout faire pour l’en­cour­ager. On se gardera des expéri­men­ta­tions non reliées à un objec­tif claire­ment conçu et affiché relié à un pro­jet de ville, à des final­ités exprimées.
    Ces final­ités peu­vent être très divers­es. Ce peut être de faire face à une forte crois­sance de pop­u­la­tion, ou, au con­traire, à une réces­sion, à un déclin démo­graphique. Ce peut être de réus­sir une véri­ta­ble réduc­tion des iné­gal­ités et des ghet­tos. Ce peut être, s’il y a peu d’e­space, de rebâtir la ville sur la ville. D’af­fich­er une poli­tique de développe­ment durable. De don­ner une atten­tion par­ti­c­ulière aux jeunes. Ce peut être d’at­tein­dre une crois­sance zéro de la pol­lu­tion, etc. Un réel tra­vail doit être entre­pris pour iden­ti­fi­er des objec­tifs. Il faut, bien sûr, aller au-delà de ces exem­ples frustes.

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De vraies utopies utiles (ou con­crètes comme le dis­ait volon­tiers Philippe Vian­nay) man­quent aujour­d’hui à ceux qui s’in­ter­ro­gent et, surtout à ceux qui ne s’in­ter­ro­gent pas quant à l’avenir des cités.

Peut-on, à l’é­gard d’une nou­velle généra­tion d’u­topistes, for­muler encore plusieurs vœux ?

  • Le pre­mier est de tra­vailler aujour­d’hui à des échelles ouvertes et non plus à des entités isolées de 1 000 ou de 50 000 habi­tants. Les utopies de demain ne devraient plus sup­port­er — sauf pour les com­mod­ités du roman — l’u­nité de lieu bouclée sur des îles, des abbayes de Thélème ou des quartiers fermés.
    La réflex­ion sur la cité doit être ouverte sur un amé­nage­ment des ter­ri­toires et sur le monde aus­si, dans une logique plané­taire et avec des rap­ports accrus entre les ter­ri­toires, les autres hommes et femmes ; la com­mu­ni­ca­tion est une clef majeure
     .
  • L’ex­er­ci­ce doit se méfi­er des seuls gestes du cray­on ou de la seule con­struc­tion virtuelle par l’im­age. Ce sont des élé­ments utiles mais sans valeur si la réflex­ion sur l’évo­lu­tion socié­tale n’a pas un poids suff­isant ; quant à l’ap­proche économique, elle est indis­pens­able si elle intè­gre bien la ges­tion dans la durée : c’est le ” développe­ment durable “. Le champ de l’u­topie ne devrait plus être seule­ment celui de la créa­tion de cités nouvelles.
    ” Si les pro­gres­sions par­ti­c­ulières sont insen­si­bles, celles qui sont stim­ulées par des vues ultérieures qui s’as­so­cient à leur puis­sance sont très rapides. ”
     
  • Enfin la for­mu­la­tion des utopies était le plus sou­vent le résul­tat de la pen­sée d’un précurseur. Peut-on aujour­d’hui con­cevoir des utopies col­lec­tives en con­cer­ta­tion ? L’u­topie de démoc­ra­tie est-elle pens­able ? Les sys­tèmes virtuels devraient faciliter un tel proces­sus. L’u­topie à plusieurs voix est une per­spec­tive pos­si­ble et souhaitable.

 
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L’his­toire des utopies sur une péri­ode de plus de deux mille ans peut paraître déce­vante : que d’échecs, d’im­pass­es et même de total­i­tarismes au nom du pro­grès ! Mais la quête n’est-elle pas plus impor­tante que la récolte ? Car l’essen­tiel, c’est la démarche de l’u­topie, l’en­vie d’u­topie. Rien ne peut être con­stru­it s’il n’y a pas au départ la volon­té d’imag­in­er et d’aimer un futur souhaitable et ce jusqu’au sar­casme d’autrui.

” Ignorez-vous, dis­ait Ledoux, ce qu’il en coûte à ceux qui osent chang­er la masse des idées reçues ? ”

” Pitié, dis­ait Apol­li­naire, pour ceux qui com­bat­tent aux fron­tières de l’il­lim­ité de l’avenir. ”

Et mer­ci à ceux qui s’y aventurent.

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1. Et que Renan appelait gen­ti­ment ” l’amie de l’impossible “.
2. De l’opin­ion des habi­tants des cités idéales, Xe siè­cle, Librairie philosophique J. Vrin, reprint oct. 1990, 158 p.
3. Mais Alexan­drie eut jusqu’à 700 000 habitants.
4. Pla­ton, Les lois, IVe siè­cle av. J.-C.
5. Vit­ruve Ier siè­cle av. J.-C.
6. Cf. Saint-Augustin (354–430), La Cité de Dieu.
7. Thomas More, Utopie, 1516.
8. Le Filarete (1400–1469), di Gior­gio (1438–1501), Pietro Cata­neo (1544), da San­gal­lo le Jeune (1484–1546), Colon­na, Francesco Doni (1513–1563), Francesco de Marchi (1504–1576), Vicen­zo Scamozzi (1522–1616), Jean-Bap­tiste Piranese. Cf. Vir­gilio Ver­cel­loni, La cité idéale en Occi­dent, éd. Philippe Legaud, mai 1996.
9. Une place à part doit être faite à Saint-Simon (1760–1825). Con­sid­érant (1808–1893), Enfan­tin (1796–1864) et surtout à Fourier.
10. Cette analyse a été faite mais pour des archi­tectes hors, en par­tie, de l’or­bite socié­tale. Lis­sitzky, Svarikov, Golossov (1883–1945), Male­vitch (1878–1935), Vladiz­imov, Barch (1904–1976), Mil­iou­tine (1899–1924).
11. Vic­tor Con­sid­érant, Descrip­tion du pha­lanstère, 1846, rééd. Slatkine, 1980.
12. Cf. les ouvrages de Michel Ragon.
13. Archi­tecte d’o­rig­ine, vice-prési­dent de la Banque mondiale.
14. Aujour­d’hui Pao­lo Soleri, bien seul, est l’ar­ti­san d’Ar­co Santi.
15. ” Indus­trie, mère de toutes les ressources, rien ne peut exis­ter sans toi, si ce n’est la mis­ère : tu répands l’in­flu­ence qui donne la vie ; tu égayes les déserts arides et les ter­res mélancoliques. ”
16. ” Cha­cun se dit en riant : des colonnes pour une usine, des tem­ples, des bains publics, des marchés, des ponts, des maisons de com­merce, des jeux… etc. “, aujour­d’hui, la saline royale est pat­ri­moine mon­di­al : l’un des seuls 200 bâti­ments ayant pour orig­ine un lieu de travail.
17. 600 000 habi­tants de plus, chaque année, à Istanbul !
18. Choisir d’être humain, 1974, Les célébra­tions de la vie, 1982.
19. ” The lone­ly crowd “.
20. Cf. la revue Futuri­bles, févri­er 1998, n° 228.
21. Avec un gefluegelsheere.
22. Cf. les travaux sur la ville de Rome.
23. Depuis 1973, je milite pour que les expo­si­tions uni­verselles qui ont autre­fois servi beau­coup la cause de l’in­no­va­tion archi­tec­turale ne ser­vent plus à la créa­tion d’ensem­bles fac­tices et dis­parates par pays mais per­me­t­tent dans les pays en développe­ment la con­cep­tion et la réal­i­sa­tion de ger­mes de villes sur pro­gramme (arti­cle pub­lié dans la Revue 2000 et dans La Croix, 8 août 1973).
Cf. aus­si la Revue 2000, oct. 1969, n° 14, ” Pour une société plus expérimentale “.

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alexrépondre
13 décembre 2016 à 5 h 09 min

fort intéres­sant, la notion d
fort intéres­sant, la notion d’u­topie dans la façon de vivre s’est large­ment méta­mor­phosé, je tra­vaille dans une agence immo­bil­ière à la réu­nion et les per­son­nes que j’accueille cherchent avant tout la prox­im­ité, vous avez sur http://www.sunfimmo.com de belles maisons dans les hau­teurs mais les gens veu­lent vivre les uns sur les autres et l’u­topie est dev­enue un bâti­ment de 20 étages : les uns sur les autres, on a tro­qués nos vil­lages gaulois con­tre des hlm géant

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