Dans nos réflexions sur la cité idéale… n’oublions pas les villes des pays en développement

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000Par : Michel ARNAUD (48) et Jean-Marie COUR (56)

Notre planète se peuple et s’urbanise

Notre planète se peuple et s’urbanise

Si cer­taines villes sont plusieurs fois mil­lé­naires, c’est avec la révo­lu­tion indus­trielle que s’est engagé le proces­sus d’ur­ban­i­sa­tion mas­sif qui affecte pro­gres­sive­ment toutes les régions du monde. Pour nous qui vivons dans un pays déjà peu­plé et urban­isé de longue date, un bref rap­pel de la crois­sance urbaine passée et prévue dans divers­es régions du monde (l’Eu­rope, l’Amérique du Nord, les pays dévelop­pés, les pays en développe­ment, dont l’Afrique) nous per­me­t­tra de mieux saisir les enjeux aux­quels notre généra­tion et les généra­tions à venir sont con­fron­tées, et d’abor­der dans des ter­mes dif­férents la ques­tion de la ” cité idéale “.

En Europe, la pop­u­la­tion urbaine totale a quadru­plé au cours de ce siè­cle, de 90 mil­lions en 1900 à près de 400 mil­lions d’habi­tants aujour­d’hui, elle devrait pla­fon­ner à moins de 500 mil­lions avant la fin du prochain siècle.

Les villes où nous con­sid­érons qu’il fait bon vivre ont sou­vent plus de mille ans d’ex­is­tence, leurs quartiers cen­traux ont été con­stru­its, incendiés, rasés et recon­stru­its plusieurs dizaines de fois : il existe un lien direct entre l’at­trait d’un quarti­er et le nom­bre de ” cadavres ” que ses habi­tants ont sous leurs pieds. Comme la pop­u­la­tion urbaine a quadru­plé au cours de ce siè­cle, au moins les trois quarts des super­fi­cies aujour­d’hui urban­isées ont moins de trois généra­tions d’ex­is­tence, un six­ième a moins d’une généra­tion : ces zones récem­ment urban­isées sont encore, pour la plu­part, des ” périphéries urbaines ” qui n’at­tein­dront la qual­ité et la com­plex­ité de nos villes anci­ennes que dans quelques généra­tions : entre-temps, il fau­dra rem­plir les vides du tis­su urbain récent, réha­biliter, cass­er et recon­stru­ire plusieurs fois l’e­space bâti.

Quant à l’Amérique du Nord, ce pro­longe­ment de l’Eu­rope, elle a vu sa pop­u­la­tion urbaine sep­tu­pler de 35 mil­lions en 1900 à 240 mil­lions aujour­d’hui, et ce chiffre ne devrait croître au plus que d’un tiers au cours du prochain siècle.

En dehors de la côte est des États-Unis, l’âge moyen des zones urbaines nord-améri­caines était en 1900 de l’or­dre d’une généra­tion : autant dire que nom­bre de ces espaces ressem­blaient plus à nos périphéries urbaines qu’à des villes dignes de ce nom. Aujour­d’hui, les quartiers les plus anciens de cer­taines villes améri­caines ont eu le temps d’être cassés et recon­stru­its une dizaine de fois — tout va plus vite en Amérique -, et les plus favorisés com­men­cent à pren­dre de la bouteille. Mais un bon quart de la super­fi­cie aujour­d’hui urban­isée ne compte encore qu’une généra­tion d’occupants.

Les pays dévelop­pés pris dans leur ensem­ble ont vu leur pop­u­la­tion urbaine totale sex­tu­pler de 160 mil­lions en 1900 à 950 mil­lions aujourd’hui.

Ces pays ont, en un siè­cle, créé assez d’e­space urban­isé pour accueil­lir quelque 800 mil­lions de citadins sup­plé­men­taires, en sus des efforts de recon­struc­tion et de restruc­tura­tion des quartiers préexistants.

Pour con­stru­ire en cent ans cinq fois plus d’e­space urbain que ce qui avait été accu­mulé depuis l’o­rig­ine des temps, les pays dévelop­pés ont dû con­sacr­er beau­coup de com­pé­tences et de ressources, met­tre sur pied des mécan­ismes de finance­ment adap­tés aux besoins, met­tre à con­tri­bu­tion des insti­tu­tions exis­tantes (cf. la Caisse des Dépôts en France), en créer de nou­velles. Cer­taines des ZAC et autres ZUP ain­si créées à la hâte, dev­enues inviv­ables, sont des­tinées à être entière­ment détruites.

Mais, de même que l’on a appris à maîtris­er le proces­sus de vini­fi­ca­tion et à faire un bon vin en un ou deux ans, on peut aujour­d’hui, en y met­tant les com­pé­tences et le prix, fab­ri­quer des villes nou­velles et des quartiers de ville qui, dès la pre­mière ébauche, ont la plu­part des qual­ités req­ui­s­es d’une vraie ville, mais il leur manque tou­jours le ” charme ” et la com­plex­ité qui ne s’ac­quièrent qu’avec le temps.

Au cours du siè­cle prochain, les pays dits dévelop­pés, dont la pop­u­la­tion urbaine n’aug­mentera plus guère, pour­ront, chez eux, con­sacr­er l’essen­tiel de leurs efforts à faire mûrir le pat­ri­moine urbain exis­tant, à cass­er et à recon­stru­ire un nom­bre de fois suff­isant pour attein­dre, vers la dix­ième généra­tion d’oc­cu­pants, l’âge de la matu­rité dans la plu­part des zones urbanisées.

Faut-il pour autant qu’ils s’ap­prê­tent à for­mer moins d’ur­ban­istes, moins d’ingénieurs des travaux publics, moins d’édiles ? Certes non, car nos voisins du Sud ont, dans tous ces domaines, des besoins gigan­tesques, aux­quels nous ne pou­vons rester indifférents.

Tournons en effet notre atten­tion vers les pays dits en voie de développe­ment. En 1900, ces pays comp­taient une pop­u­la­tion urbaine totale de 100 mil­lions d’habi­tants, soit les deux tiers de celle de l’ensem­ble des pays dévelop­pés. Aujour­d’hui, ces mêmes pays ont une pop­u­la­tion urbaine totale de 2 300 mil­lions d’habi­tants, soit deux fois et demi celle des pays dévelop­pés ! Depuis la fin de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, les pays en développe­ment ont vu leur pop­u­la­tion urbaine mul­ti­pliée par huit. Les deux tiers de la super­fi­cie occupée aujour­d’hui par les aggloméra­tions (et non un six­ième ou un quart comme en Europe ou en Amérique du Nord) ont moins d’une généra­tion. Et, con­traire­ment aux pays dévelop­pés, le proces­sus d’ur­ban­i­sa­tion est loin d’être achevé : la pop­u­la­tion urbaine de ces pays devrait encore plus que tripler d’i­ci la fin du prochain siècle.

Jetons un petit coup de pro­jecteur sur le con­ti­nent africain, notre voisin du Sud. En 1900, ce con­ti­nent ne comp­tait que 8 mil­lions d’ur­bains (soit onze fois moins que l’Eu­rope), dont 5 mil­lions en Afrique du Nord et 3 mil­lions en Afrique sub­sa­hari­enne. Aujour­d’hui, ce con­ti­nent compte autant d’ur­bains que l’Eu­rope, soit près de 400 mil­lions, dont 100 mil­lions en Afrique du Nord et près de 300 mil­lions en Afrique sub­sa­hari­enne : depuis 1960, date d’ac­cès à l’indépen­dance de la plu­part des pays africains, la pop­u­la­tion urbaine a plus que décu­plé, et il faut s’at­ten­dre à ce qu’elle quadru­ple encore avant la fin du siè­cle ! Près des trois quarts de la super­fi­cie aujour­d’hui urban­isée ont moins d’une génération.

Comment les pays développés et les institutions internationales réagissent face à ce processus d’urbanisation du Sud ?

Les pre­miers, surtout préoc­cupés par leurs affaires intérieures et par la défense de leurs intérêts, ne se posent guère de ques­tions sur les con­séquences de leur pro­pre com­porte­ment sur les pays les moins avancés qui comptent si peu sur l’échiquier mon­di­al. Quant aux insti­tu­tions spé­cial­isées dans l’aide au développe­ment, au lieu de chercher à répon­dre, sans préjugé, aux besoins des pays aidés, elles ont sou­vent ten­dance à dire et à faire ce qui est cen­sé plaire aux opin­ions publiques des pays dévelop­pés, comme le mon­trent les deux cita­tions ci-après :

Extrait d’un dis­cours de Sadrud­din Aga Khan, ancien haut-com­mis­saire HCR : ” Il faut arrêter l’ex­ode : un grand nom­bre de gens quit­tent la cam­pagne pour la ville, venant aug­menter la pop­u­la­tion des bidonvilles déjà dif­fi­cile à con­trôler… Dans la région aban­don­née, l’ex­ode des mus­cles est tout aus­si néfaste que l’ex­ode des cerveaux… Dans la région d’ac­cueil, l’ar­rivée des migrants pèse lour­de­ment sur les ser­vices mal équipés et inten­si­fie leur mar­gin­al­i­sa­tion… La meilleure façon d’éviter d’autres migra­tions est for­cé­ment d’é­pauler les pop­u­la­tions dans leur région d’o­rig­ine. Il faut les aider à attein­dre une plus grande auto­suff­i­sance… avant qu’elles soient ten­tées ou for­cées de s’ex­il­er vers les zones urbaines.

Extrait du doc­u­ment de stratégie d’un bailleur de fonds d’Eu­rope : ” Dans les pays d’Afrique de l’Ouest, le secteur agri­cole est le seul secteur pro­duc­tif sig­ni­fi­catif… L’ur­ban­i­sa­tion crois­sante y est à l’o­rig­ine d’une répar­ti­tion géo­graphique déséquili­brée de la pop­u­la­tion, qui ne fait qu’ac­centuer les con­séquences néga­tives de la crois­sance démo­graphique glob­ale… Cette urban­i­sa­tion rapi­de à laque­lle on a assisté dans la région du Sahel a appro­fon­di encore le fos­sé socio­cul­turel entre les villes et la cam­pagne. Les villes en expan­sion rapi­de abri­tent une pop­u­la­tion jeune qui tourne le dos aux valeurs tra­di­tion­nelles.

On sait pour­tant depuis longtemps que toute ten­ta­tive de frein­er la crois­sance urbaine dans les pays en développe­ment ne peut être au mieux qu’inopérante et au pire que con­tre­pro­duc­tive. Si effrayant qu’ap­pa­raisse le spec­tre de ces mul­ti­tudes de nou­veaux citadins du Sud, les pays déjà dévelop­pés et urban­isés n’ont pas d’autre choix que de pren­dre acte du car­ac­tère irré­press­ible de la crois­sance urbaine dans les pays en développe­ment et d’adapter en con­séquence les règles du jeu de l’é­conomie monde.

Les taux de crois­sance de la pop­u­la­tion urbaine que l’on con­state aujour­d’hui dans les pays en voie de développe­ment s’ex­pliquent à la fois par les taux de crois­sance démo­graphiques de ces pays, qui atteignent couram­ment 3 % par an pen­dant la phase de tran­si­tion démo­graphique, et par l’ou­ver­ture de ces pays au monde et à l’é­conomie de marché, d’essence urbaine.

Dans les pays qui entrent en tran­si­tion démo­graphique avec des niveaux d’ur­ban­i­sa­tion ini­tiale­ment faibles, de l’or­dre de 20 %, un pour cent d’émi­gra­tion rurale se traduit par un sur­croît de crois­sance urbaine de cinq pour cent, et les taux de crois­sance de la pop­u­la­tion de cer­taines villes peu­vent durable­ment dépass­er dix pour cent par an.

Reprenons l’ex­em­ple de l’Afrique dont la pop­u­la­tion totale aura décu­plé en un siè­cle. Une telle crois­sance ne peut évidem­ment pas être uni­for­mé­ment répar­tie dans l’e­space : la pop­u­la­tion tend à se con­cen­tr­er dans les régions les mieux dotées en ressources et les mieux inté­grées, d’abord au marché mon­di­al, puis aux marchés régionaux. Ain­si, du fait des migra­tions régionales, la Côte-d’Ivoire, qui était deux fois moins peu­plée que l’actuel Burk­i­na dans les années 1960, sera à terme deux fois plus peu­plée que ce pays. En Afrique aujour­d’hui comme cela a été le cas en Europe au siè­cle dernier, les villes jouent dans cette restruc­tura­tion néces­saire du peu­ple­ment et des économies locales (y com­pris du monde rur­al) un rôle essentiel.

L’ur­ban­i­sa­tion appa­raît ain­si comme l’une des clefs de la ” souten­abil­ité ” de la crois­sance démo­graphique des pays en développe­ment et comme la man­i­fes­ta­tion de la mod­erni­sa­tion et de l’ou­ver­ture à l’é­conomie de marché. Vouloir frein­er les migra­tions et la crois­sance urbaine de ces pays n’a pas plus de sens que d’y prôn­er la crois­sance zéro ou de chercher à met­tre ces pays à l’abri des influ­ences extérieures.

Sauf recours à la vio­lence, comme cela a été le cas dans des pays comme la Chine lors de la Révo­lu­tion cul­turelle et le Cam­bodge à l’époque des Khmers rouges, il n’y a pas plus de moyen de stop­per la crois­sance urbaine que de remède con­tre le pro­grès sci­en­tifique et tech­nique et con­tre la ten­dance à la mondialisation.

Reste à se deman­der ce qui doit être fait, et ce que nous, les pays dévelop­pés, pou­vons faire, pour ren­dre ce proces­sus aus­si effi­cace et souten­able que pos­si­ble, et, à tout le moins, pour ne pas le gêner.

La mondialisation n’a pas que des avantages pour les pays en voie d’urbanisation

Sans s’é­ten­dre davan­tage sur ce sujet d’ac­tu­al­ité, il faut au moins rap­pel­er le décou­plage crois­sant entre, d’une part, la crois­sance démo­graphique et l’ur­ban­i­sa­tion, qui se con­cen­trent dans les pays les moins avancés, et, d’autre part, la crois­sance de l’é­conomie mon­di­ale, qui se con­cen­tre dans un petit nom­bre de pays avancés ou émer­gents. Le PNB moyen par habi­tant des 44 pays à faible revenu, qui regroupent 2 mil­liards d’habi­tants, est aujour­d’hui 80 fois plus faible que celui des 24 pays à revenu élevé, qui comptent 800 mil­lions d’habitants.

De tels écarts sont plus de dix fois supérieurs à ce qu’ils ont jamais été dans l’his­toire de l’hu­man­ité, et ils sont d’au­tant plus dan­gereux que les com­mu­ni­ca­tions ont con­sid­érable­ment rap­proché les hommes et favorisé mimétisme et comparaisons.

Grâce à leurs faibles salaires, cer­tains pays en développe­ment peu­vent certes béné­fici­er des délo­cal­i­sa­tions d’in­dus­tries de main-d’œu­vre. Mais la plu­part sont surtout vic­times des impor­ta­tions à bas prix de nos sur­plus (pro­duits ali­men­taires, vête­ments, véhicules…) qui nuisent au développe­ment des mille et un petits métiers sur lesquels les villes de nos pays dévelop­pés ont pu se con­stru­ire. Ce pre­mier con­stat doit nous inciter à réfléchir à un code de bonne con­duite des pays rich­es à l’é­gard des pays en développement.

Le coût de l’urbanisation est proportionnellement plus élevé dans les pays en développement que dans les pays développés

L’une des con­séquences de l’ag­gra­va­tion con­tin­ue des dis­par­ités de PNB par habi­tant entre les pays rich­es et urban­isés et les pays en voie de peu­ple­ment est que le besoin de finance­ment engen­dré par l’ur­ban­i­sa­tion de ces pays et le con­tenu en impor­ta­tion des investisse­ments cor­re­spon­dants sont de plus en plus dif­fi­ciles à supporter.

Dans un pays dont le PNB par habi­tant est de 400 dol­lars, le mètre linéaire de voie urbaine et le mètre car­ré de bâti­ment pub­lic coû­tent certes moins cher que dans un pays dévelop­pé dont le PNB par habi­tant est de 20 000 dol­lars, mais pas dans ces pro­por­tions de un à cinquante, d’au­tant que la cul­ture tech­nique que nous dévelop­pons chez nous et les normes que nous nous imposons à nous-mêmes ser­vent de référence uni­verselle. Or, les besoins d’in­vestisse­ments publics de fonc­tion locale induits par la crois­sance urbaine des pays en développe­ment sont plus élevés que dans les pays déjà urbanisés.

En Afrique sub­sa­hari­enne, la capac­ité à dépenser des col­lec­tiv­ités locales est en général incroy­able­ment faible : le niveau moyen de dépense de fonc­tion­nement et d’in­vestisse­ment par habi­tant des munic­i­pal­ités, exprimé en dol­lars, est de l’or­dre de mille fois inférieur à celui des munic­i­pal­ités européennes, alors que les taux de crois­sance urbaine y sont cinq fois plus élevés et que le stock d’équipements publics hérité de l’his­toire est inex­is­tant ou en par­tie obsolète.

Ce deux­ième con­stat doit nous amen­er à réfléchir sur l’avenir de ” l’aide au développe­ment “, qu’il est de bon ton de con­sid­ér­er comme des­tinée à dis­paraître rapi­de­ment, alors que les trans­ferts de ressources du Nord vers le Sud, dont la pre­mière rai­son d’être est de con­tribuer au coût du peu­ple­ment de la planète, devraient forte­ment augmenter.

La maîtrise de la crois­sance urbaine impose d’adopter des objec­tifs réal­istes et de recourir con­join­te­ment à un large éven­tail de moyens de financement.

Après deux décen­nies d’a­juste­ment, qui ont entraîné une forte con­trac­tion de la dépense publique, un aban­don de la plan­i­fi­ca­tion et une cer­taine perte de con­trôle du proces­sus d’ur­ban­i­sa­tion, il est temps de rétablir des niveaux con­ven­ables d’in­vestisse­ment pub­lic urbain, à la mesure des enjeux, met­tant en œuvre des mécan­ismes de maîtrise d’ou­vrage et de finance­ment souten­ables et durables. Pour remet­tre à l’échelle la dépense publique urbaine, il est néces­saire de mobilis­er con­join­te­ment toutes les sources con­cev­ables, à com­mencer par les ressources locales, qui sont générale­ment loin d’être exploitées au mieux.

Il faut aus­si accepter d’é­taler dans le temps les investisse­ments d’ur­ban­i­sa­tion. Rêver de la ville idéale, c’est intéres­sant et stim­u­lant, mais cela ne doit pas servir d’al­i­bi pour ne pas s’oc­cu­per sérieuse­ment de la ville réelle.

Dans le con­texte de pour­suite de la crois­sance de la pop­u­la­tion urbaine, même ralen­tie struc­turelle­ment, et compte tenu du retard accu­mulé, il faut admet­tre, selon toute vraisem­blance, qu’il y aura à gér­er un ” retard durable ” de l’équipement urbain sur les objec­tifs com­muné­ment évo­qués dans les débats inter­na­tionaux : par exem­ple, pen­dant encore une ou deux généra­tions, seule­ment 50 ou 60 % de pop­u­la­tion urbaine aura un accès direct aux ser­vices urbains marchands et un niveau moyen du loge­ment durable­ment peu sat­is­faisant — comme ce fut d’ailleurs le cas en Grande-Bre­tagne au temps de la révo­lu­tion indus­trielle, aux États-Unis pen­dant toute la sec­onde moitié du XIXe siè­cle et comme c’est le cas dans la plu­part des pays émer­gents du Sud-Est asi­a­tique aujourd’hui.

On a d’ailleurs fait depuis longtemps le con­stat que toute opéra­tion périphérique béné­fi­ciant d’un équipement supérieur à celui de nom­breux quartiers exis­tants, si mod­este soit cet équipement, est inévitable­ment acca­parée par une clien­tèle de revenus moyens, sinon supérieurs, laque­lle n’a ensuite de cesse de faire pres­sion pour obtenir que l’in­vestisse­ment min­i­mum réal­isé soit rapi­de­ment amélioré aux frais de la collectivité.

Équiper des quartiers nou­veaux avant les quartiers exis­tants, a for­tiori avant qu’ils soient occupés, n’est d’ailleurs pas une façon de favoris­er la den­si­fi­ca­tion et d’amélior­er la rentabil­ité des ser­vices publics : on ne compte plus les ” lotisse­ments équipés ” et non bâtis…

À la recherche, toute théorique, de ” normes min­i­males ” en matière d’in­vestisse­ment urbain et à leur mise en œuvre inté­grée, le réal­isme et l’ef­fi­cac­ité imposent donc de sub­stituer le principe que pro­posent l’évo­lu­tion réelle des villes et les pra­tiques pop­u­laires, à savoir : la pro­gres­siv­ité général­isée de l’amé­nage­ment et de l’équipement urbains à par­tir du sim­ple lotisse­ment (bor­nage de lots à construire).

On con­state en effet qu’il est pos­si­ble de met­tre de côté toute exi­gence ” généreuse ” d’un équipement préal­able à toute ces­sion de ter­rains à con­stru­ire, fût-elle une exi­gence san­i­taire… à con­di­tion que l’oc­cu­pa­tion du sol, le découpage par­cel­laire se fasse cor­recte­ment, que les empris­es de voirie soient réservées, ain­si que les ter­rains pour cer­tains équipements futurs.

C’est là, dans l’or­dre fonci­er, que se situe, en l’é­tat actuel des choses, le véri­ta­ble min­i­mum préal­able à la con­struc­tion indi­vidu­elle des loge­ments. C’est un min­i­mum, parce que cette con­di­tion préal­able est loin d’être encore rem­plie, partout et tou­jours ; un min­i­mum sat­is­faisant, parce que l’or­dre dans le découpage fonci­er assure effec­tive­ment une ” maîtrise de l’ur­ban­i­sa­tion ” et donne l’as­sur­ance que les réseaux et ser­vices marchands pour­ront se dévelop­per, au fur et à mesure de la solv­abil­ité, d’abord col­lec­tive puis indi­vidu­elle, des ménages installés.

C’est un min­i­mum à ne pas dépass­er, puisque l’oblig­a­tion d’équipement min­i­mal a presque tou­jours eu l’ef­fet con­traire de celui désiré, savoir de repouss­er dans la clan­des­tinité et le désor­dre la pro­duc­tion fon­cière informelle (cou­tu­mière) qui n’a ni les moyens de faire, ni intérêt à faire un investisse­ment, alors qu’il existe une forte demande de ter­rains non équipés…

Les villes, comme Lomé, dans lesquelles le prob­lème fonci­er a été cor­recte­ment traité et où les opéra­tions publiques d’amé­nage­ment ou d’habi­tat sont restées mod­estes, voire inex­is­tantes, sont pré­cisé­ment celles où la maîtrise urbaine est la mieux assurée, où les dis­par­ités de niveau d’équipement entre quartiers sont les plus réduites et où, en con­séquence, la ségré­ga­tion des habi­tants par l’ar­gent est la plus faible.

Il faut encore faciliter l’ac­cès des col­lec­tiv­ités locales à l’emprunt, ce qui sup­pose, entre autres, la mise en place de nou­veaux instru­ments financiers. Si la crois­sance économique locale peut se main­tenir sur une ten­dance à long terme de l’or­dre de 5 % par an, l’emprunt, pro­gres­sive­ment sub­sti­tué aux dons, per­met de décu­pler le flux de ressources locales con­sacrées à l’in­vestisse­ment sans obér­er l’avenir.

Encore faut-il que les durées d’amor­tisse­ment et les taux d’in­térêt réel de ces emprunts soient adap­tés à la nature des investisse­ments publics ain­si financés : en France, les investisse­ments publics de fonc­tion locale ont pu béné­fici­er de prêts assor­tis de durées d’amor­tisse­ment de l’or­dre de trente ans dont cinq à dix ans de dif­féré, et de taux d’in­térêt réel négat­ifs. Ce type de finance­ment n’a pu être durable­ment assuré qu’en détour­nant au prof­it des col­lec­tiv­ités locales des ressources à bas prix (la col­lecte des livrets des Caiss­es d’É­pargne, les dépôts et consigna­tions…) par l’in­ter­mé­di­aire d’in­sti­tu­tions spé­cial­isées, telles que les fil­iales de la Caisse des Dépôts et Consigna­tions en France.

Une autre voie con­cev­able est le recours à l’émis­sion de bons ou oblig­a­tions munic­i­pales : c’est ain­si que les villes nord-améri­caines ont financé leur développe­ment. L’Afrique sub­sa­hari­enne est l’une des rares régions en développe­ment où ce mode de finance­ment n’est pas pratiqué.

Il faut aus­si peut-être repenser les poli­tiques moné­taires en ten­ant compte des néces­sités du peu­ple­ment et de l’ur­ban­i­sa­tion. Prenons l’ex­em­ple de la zone CFA. On doit se deman­der si la rigueur actuelle de la ges­tion moné­taire, indis­pens­able et béné­fique d’un point de vue macroé­conomique, ne con­stitue pas aus­si, dans les péri­odes posta­juste­ment, un frein à l’é­panouisse­ment des économies locales.

La sous-esti­ma­tion générale de l’é­conomie pop­u­laire dans les comptes nationaux et la mécon­nais­sance du car­ac­tère ” local ” d’une grande par­tie de l’é­conomie réelle con­duisent sans doute les autorités moné­taires à rationner exces­sive­ment la mon­naie. Ce rationnement pénalise évidem­ment davan­tage l’é­conomie pop­u­laire que l’é­conomie mod­erne (il suf­fit de pren­dre un taxi ou d’aller au marché pour voir à quel point la petite mon­naie est rare et les bil­lets de 500 F CFA sont usés jusqu’à la corde…).

Il pénalise évidem­ment davan­tage les régions éloignées de la cap­i­tale, où l’in­jec­tion de liq­uid­ités par la dépense du secteur mod­erne, pub­lic et privé, est large­ment con­cen­trée. Et il pénalise davan­tage les col­lec­tiv­ités locales, qui ne peu­vent ni emprunter aux con­di­tions du marché ni recourir au troc, que le secteur privé. Une réflex­ion mul­ti­dis­ci­plinaire et sans a pri­ori sur ce thème des rela­tions entre la ges­tion moné­taire, l’ur­ban­i­sa­tion, l’é­conomie réelle et le développe­ment local serait fort utile.

Et nos grandes écoles, sont-elles concernées par tout cela ?

En matière d’a­gronomie trop­i­cale, l’ef­fort de recherche et de for­ma­tion entre­pris au prof­it de l’empire colo­nial a en grande par­tie survécu. En matière de travaux publics, d’ur­ban­isme et de génie urbain, on ne peut en dire autant. Ne faudrait-il pas, en quelque sorte, réin­ven­ter les ” Ponts-Colo “, ain­si d’ailleurs que ” l’Éna-Colo ” ?

Ne faudrait-il pas aus­si réin­ven­ter le SMUH (Secré­tari­at des mis­sions d’ur­ban­isme et d’habi­tat) qui, dans les décen­nies 60–70, a for­mé toute une généra­tion d’ur­ban­istes et d’ingénieurs munic­i­paux, coopérants et ressor­tis­sants des pays en développe­ment, et que l’on a bête­ment enter­ré après l’af­faire du ” Car­refour du développe­ment ” sans se préoc­cu­per des con­séquences pour les pays partenaires ?

Aura-t-on encore besoin en 2020 d’une École des ponts et chaussées, alors que nos réseaux de trans­port seront achevés, que nos villes ne croîtront plus, et qu’il suf­fi­ra de gér­er l’ex­is­tant, voire la con­trac­tion du pat­ri­moine pub­lic ? Oui, bien sûr, car cette École devrait alors avoir, à Paris, des activ­ités de recherche et d’en­seigne­ment en par­tie trop­i­cal­isées, et des effec­tifs triples de ceux de l’É­cole actuelle, dont plus de la moitié d’élèves étrangers, orig­i­naires non seule­ment des autres pays dévelop­pés et des pays émer­gents, mais aus­si des pays en développe­ment, ain­si qu’une forte pro­por­tion d’élèves nationaux des­tinés à pass­er dans ces pays une par­tie de leur carrière.

Et cette École des ponts parisi­enne devrait être… la tête de pont d’un réseau d’é­coles régionales de haut niveau à créer dans les pays en développe­ment, notam­ment en Afrique. L’Eu­rope n’est-elle pas appelée à pren­dre sa part du prob­lème de peu­ple­ment mon­di­al con­tem­po­rain, en Afrique d’abord ? La France ne doit-elle pas mon­tr­er la voie ?

Les problèmes des pays en développement évoqués ici sont-ils si éloignés de nos problèmes hexagonaux ou de pays riches ?

Les pop­u­la­tions vieil­lies de nos pays sont relayées par l’im­mi­gra­tion (Maghrébins, Africains et Turcs en Europe, Lati­nos en Amérique du Nord). Nos plus grandes villes sont touchées par la crois­sance urbaine mon­di­ale, et les ban­lieues chaudes sont du ” tiers monde chez nous “. L’ex­péri­ence que nous pou­vons acquérir en tra­vail­lant dans les villes des pays en développe­ment peut aus­si nous être très utile chez nous. La coopéra­tion décen­tral­isée, de ville à ville, donne d’ailleurs déjà lieu à des expéri­ences intéres­santes dans ce sens.

Les pays en développe­ment sont aus­si un marché à exploiter, un marché dont l’im­por­tance rel­a­tive à terme dépasse très large­ment les quelques pour cent qu’ils sont cen­sés peser aujour­d’hui dans l’é­conomie mon­di­ale. Les États-Unis s’in­vestis­sent mas­sive­ment en Amérique latine, comme le fait le Japon dans son ère de coprospérité d’Asie du Sud. Notre Sud à nous, c’est l’Afrique.

Et c’est un Sud aus­si promet­teur que les autres, avec, bien­tôt, son mil­liard d’habi­tants : la con­cur­rence com­mence d’ailleurs à y être rude. Nous devons nous pré­par­er à inve­stir mas­sive­ment en Afrique. Cer­tains grands groupes français y sont déjà bien implan­tés. Mais, pour beau­coup de nos PME, c’est encore une ter­ra incog­ni­ta

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