Maquette de la ville de Versoix, réalisée par Follenfant, projet de l’ingénieur Querret, 1774.

A la recherche de la cité idéale

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Christian MARBACH (56)

Présentation

Présentation

En déci­dant, à la sug­ges­tion de l’In­sti­tut Claude Nico­las Ledoux, respon­s­able de la saline royale d’Arc-et-Senans, de con­sacr­er un numéro spé­cial de cette année 2000 à la cité idéale, La Jaune et la Rouge ne se con­tente pas de s’in­scrire dans le cal­en­dri­er du sou­venir de toutes les utopies, recom­posé à l’oc­ca­sion de l’an 2000. Elle ne se con­tente pas d’ac­com­pa­g­n­er l’ex­po­si­tion que la Bib­lio­thèque nationale de France organ­ise à par­tir du 4 avril : ” Utopie, la quête de la société idéale en Occi­dent “, ni de com­menter l’ex­po­si­tion ” À la recherche de la cité idéale “, qui s’ou­vri­ra fin mai pré­cisé­ment à Arc-et-Senans — elle pro­pose aus­si de porter sur ce thème le regard polytechnicien.

Car le sujet de la cité idéale inter­pelle notre respon­s­abil­ité. Certes, tout homme a son opin­ion sur la meilleure manière de ” vivre et tra­vailler ensem­ble ” ; tout homme par­ticipe à l’éd­i­fi­ca­tion de la cité idéale par ses actes, en sug­gérant, pro­posant, votant, con­stru­isant, mod­i­fi­ant, détru­isant, etc. ; cepen­dant, par­mi les philosophes, les archi­tectes, les urban­istes, etc., dont l’ap­port est essen­tiel, depuis des siè­cles, la con­tri­bu­tion des poly­tech­ni­ciens depuis 1794 mérite d’être soulignée. Nous avons aus­si apporté notre pierre à cette cité, à cette Cité ; par nos dessins et nos des­seins, par nos raison­nements, nos équa­tions et nos réal­i­sa­tions, par notre volon­té d’ex­péri­menter et de con­va­in­cre : nous avons été, aus­si, des ouvri­ers de cette cité idéale. Alors, parlons-en.

Dans l’al­lo­cu­tion pronon­cée à l’In­sti­tut de France le 22 mars 1994 pour le bicen­te­naire de notre École, Thier­ry de Mont­br­i­al avait ain­si décrit le rôle joué par les ingénieurs, et les X en par­ti­c­uli­er, dans le développe­ment des ” sci­ences de l’ac­tion ” : ” Homme de syn­thèse, penseur et acteur, donc stratège, l’ingénieur au sens le plus élevé est néces­saire­ment cul­tivé… Le mot ingénieur (…) véhicule le dou­ble sens de tal­ent, d’in­tel­li­gence, d’adresse, voire de ruse, et celui d’in­stru­ment ou de machine, machine de guerre à l’o­rig­ine... ”

Après avoir rap­pelé que l’ingénieur se doit d’être tout ensem­ble sci­en­tifique, organ­isa­teur, écon­o­miste, et qu’il se situe à la fois sur le plan des choses et celui des êtres, Mont­br­i­al définit donc l’ingénieur comme un poly-tech­ni­cien. Si la ville néces­site bien l’u­nion de l’art, de la tech­nique et de l’or­gan­i­sa­tion, comme le sug­gère Peter Hall dans ” Cities in Civ­i­liza­tion“1, elle est évidem­ment un des lieux d’élec­tion pour le tra­vail de l’ingénieur poly­tech­ni­cien ain­si défini.

L’ex­po­si­tion d’Arc-et-Senans, riche de maque­ttes, plans, objets, tableaux, sera égale­ment ” habitée ” par des sil­hou­ettes qui ont par­ti­c­ulière­ment influ­encé la réflex­ion sur la cité idéale.

On y retrou­ve Vauban — ce poly­tech­ni­cien ” avant la let­tre “, (dix­it Mont­br­i­al), édifi­ca­teur de cités, inven­teur, organ­isa­teur, stratège, écon­o­miste, et pro­poseur de mod­i­fi­ca­tions poli­tiques majeures pour la Cité.

On crois­era des philosophes, Thomas More bien sûr, inven­teur du terme de l’u­topie, mais aus­si les penseurs chré­tiens réfléchissant au décalquage et à la pour­suite de la Jérusalem céleste, ou les ” ingénieurs soci­aux ” comme les fouriéristes du XIXe attirés par le mod­èle d’une égal­ité accep­tée et même imposée : deux arti­cles de notre revue, signés Philippe Lécrivain et Michel Ver­nus, por­tent sur cette approche de la cité idéale, en met­tant en scène des per­son­nages (les jésuites du Paraguay ou notre cama­rade Vic­tor Con­sid­érant, X 1826) qui ont poussé jusqu’à l’ap­pli­ca­tion réelle les idées aux­quelles ils croyaient.

On trou­vera des sci­en­tifiques, dont l’ap­port et l’op­ti­misme ont en par­ti­c­uli­er nour­ri tout le courant du sci­en­tisme au XIXe siè­cle, (et qui est ici illus­tré par l’ar­ti­cle sur Jules Verne).

On trou­vera des archi­tectes et des paysag­istes : l’ar­ti­cle de Jean-Claude Viga­to rap­pelle la manière dont le con­cept de cité idéale a par­fois priv­ilégié l’ap­proche formelle des canons styl­is­tiques, alors que les notes de Xavier de Buy­er nous pro­posent quelques pistes sur la nature dans la ville idéale.

On trou­vera, enfin, des ingénieurs, et c’est tout naturelle­ment que cet aspect se retrou­ve par­ti­c­ulière­ment traité dans notre numéro : Alexan­dre Ossad­zow évoque des fig­ures du XIXe qui ont joué un rôle majeur dans l’amé­nage­ment de quelques cités au XIXe siè­cle (Mar­seille, Dijon…) ; Claude Mar­ti­nand rap­pelle la prob­lé­ma­tique essen­tielle de la maîtrise des réseaux pour les villes et les enjeux du ” génie urbain “, et à l’oc­ca­sion de la présen­ta­tion d’un sujet de recherche sur des galeries souter­raines de réseaux, Michel Gérard, dont l’aide m’a été pré­cieuse pour la pré­pa­ra­tion de ce numéro, retrou­ve tout naturelle­ment les dialec­tiques urbaines de la mod­i­fi­ca­tion des stan­dards, du pro­grès tech­nologique, de l’équili­bre entre pat­ri­moine à préserv­er et crois­sance à permettre.


Maque­tte de la ville de Ver­soix, réal­isée par Fol­len­fant, pro­jet de l’ingénieur Quer­ret, 1774.
© INSTITUT CLAUDE NICOLAS LEDOUX-PHOTO DENIS CHANDON

La cité idéale n’est pas sim­ple­ment un sujet pour des livres écrits par des per­son­nes ” en cham­bre “, même si leur capac­ité à éclair­er reste utile et si l’u­topie doit rester actuelle, nous rap­pelle Serge Antoine ; c’est aus­si un objet ” à vivre “, capa­ble de fournir un abri et de per­me­t­tre les échanges (les deux fonc­tions prin­ci­pales de la ville), capa­ble d’évoluer avec la tech­nolo­gie et la démo­gra­phie, capa­ble d’as­sur­er l’équili­bre entre la liber­té indi­vidu­elle et l’or­gan­i­sa­tion de la vie col­lec­tive — enjeux essen­tiels pour notre époque où la planète Terre devient une planète-cité, compte tenu de l’ex­plo­sion des villes que nous rap­pel­lent Jean-Marie Cour et Michel Arnaud.

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De l’u­topie à la réal­ité, de la réal­ité à l’u­topie : les ” auteurs ” des cités idéales, qu’ils les aient imag­inées ou édi­fiées, ont tou­jours tra­vail­lé à la fois ” in vivo ” et ” in vit­ro “. De Pla­ton à Jules Verne, de Fran­cis Bacon à Fénelon, des ” pré­cep­teurs ” ont pro­posé leurs pré­ceptes pour con­stru­ire ou recon­stru­ire la cité. Mais l’ad­mirable est que de nom­breux prophètes ont aus­si pris le par­ti de met­tre en appli­ca­tion leur vision et sont devenus décideurs — ou ont pu influ­encer les décideurs.

Les jésuites du Paraguay, ou déjà l’évêque Vas­co de Quiroga implan­tant au Mex­ique en 1532 les ” hos­p­i­dales pueb­los reales ” avaient bien sûr lu la Bible, mais aus­si Thomas More. Voltaire con­va­in­quant Choiseul de con­stru­ire Ver­soix, cité de la tolérance et du négoce, s’é­tait lu lui-même ; Cabet, Enfan­tin (X 1813) ou Con­sid­érant, entraî­nant dans des nou­veaux mon­des des col­lec­tiv­ités d’ou­vri­ers et d’ar­ti­sans, voulaient planter dans la réal­ité du sol leur image du bon­heur, pas encore écrasé par la per­ver­sion de l’u­topie en totalitarisme.

Dans un reg­istre voisin, de nom­breux patrons et indus­triels du XIXe et du XXe, comme Godin à Guise ou les Doll­fus à Mul­house, ont pen­sé à struc­tur­er usines et habi­tants dans des com­pro­mis orig­in­aux entre accep­ta­tion du libéral­isme, pater­nal­isme moral, recherche du bien-être global.

Quant aux décideurs poli­tiques, forts de leur autorité — ou de leur autori­tarisme -, ils nous ont par­fois aus­si lais­sé des exem­ples impres­sion­nants de cités qu’ils ont voulu idéales, et l’ex­em­ple qui me paraît le plus élo­quent à cet égard est celui de Pom­bal, faisant tra­vailler ses officiers du génie pour recon­stru­ire Lis­bonne après le trem­ble­ment de terre de 1755 et affichant la joie d’un tel ” chal­lenge ” : ” Heureuse cat­a­stro­phe, s’écria-t-il — et même si ce cri est apoc­ryphe il mérite atten­tion -, heureuse cat­a­stro­phe qui va nous per­me­t­tre de bâtir, libre­ment, la cité idéale ! ” Et cet idéal met­tait en avant les formes des bâti­ments, le dessin des quartiers, la salubrité des réseaux, la recherche de con­struc­tions ” sou­ples ” résis­tant aux séismes futurs, la facil­ité des échanges et donc le développe­ment grâce au négoce, etc. Il inté­grait dans une même vue l’af­fir­ma­tion des idées-forces, la répar­ti­tion des bâti­ments, le con­trôle des cir­cu­la­tions et des réseaux, la recherche de la sécu­rité et de l’hy­giène, etc. Alors, qu’est une cité idéale à l’aune de ces mul­ti­ples critères convergents ?

Questions à propos d’exemples

Idéale, Utopia ?

Thomas More, prêtre, human­iste, con­seiller auprès du roi Hen­ri VIII, nous décrit en 1516 cette cité d’in­ven­tion — inven­tant même son nom, Ou-top­ia ou Eu-top­ia, lieu de nulle part ou lieu ” où l’on est bien “. Utopie se trou­ve dans une île, comme beau­coup de ” cités idéales ” ain­si mis­es par leurs auteurs à l’abri des con­ta­gions et des con­tin­gences ; elle affiche ses équili­bres har­monieux pour les 600 familles qui y habitent ; elle demeure cepen­dant sur­prenante pour nous dans son immo­bil­isme démo­graphique, son accep­ta­tion des class­es (des ” castes ” ?) et de l’esclavage qui nous sem­blent aujour­d’hui totale­ment con­tra­dic­toires avec les exi­gences affichées de notre idéalité.

Il n’empêche que cette vision, de cri­tique autant que de pro­jet, fut con­sid­érée comme révo­lu­tion­naire en son temps et bien en cohérence avec le per­son­nage de Thomas More, qui sera décapité en 1534 pour avoir refusé les choix d’Hen­ri VIII.

Idéale, Sabbionetta ?

Voici une petite prin­ci­pauté de Lom­bardie dont le prince pro­prié­taire con­trôle avec rigueur le développe­ment. Cap­i­taine de guerre, Ves­pasien Gon­zague investit ses gages, ses ” stock-options ” et les impôts de ses sujets dans la con­struc­tion d’une cité aux fonc­tions bien séparées et jux­ta­posées, à l’équili­bre intel­li­gent entre com­merce et cul­ture ; il bâtit des mon­u­ments selon les canons ” Renais­sance ” qui sont à la fois des frag­ments d’idéal­ité et des signes de son pou­voir : palais, théâtre, galerie, église, jardins — et stat­ue équestre, bien sûr. Il rêve aus­si d’imiter et de sup­planter Urbino, Flo­rence, Pien­za, etc. Qu’en pen­saient les habi­tants ? N’avaient-ils pas l’im­pres­sion de vivre dans un décor en trompe-l’œil, comme le sug­géraient les fresques des murs ? Osaient-ils se pos­er la ques­tion de l’idéal­ité de leur prince, dont bien des his­to­riens pensent qu’il était une sorte de Barbe-Bleue ? Et que sa recherche éthique était à éclipse…

Idéales, New Lanark et New Harmony ?

New Harmony ( Indiana, Amérique du nord), lithographie du XIXe siècle.
New Har­mo­ny (Indi­ana, Amérique du nord), lith­o­gra­phie XIXe siècle.
 © INSTITUT CLAUDE NICOLAS LEDOUX-PHOTO GILLES ABEGG

Cette fois, c’est un cap­i­taine d’in­dus­trie que je voudrais évo­quer, Robert Owen : auto­di­dacte et ” man­ag­er ” de pre­mier plan, atten­tif au pro­grès des machines, il investit d’abord à New Lanark, près de Glas­gow, pour dévelop­per ses man­u­fac­tures de coton. Atten­tif à ses ouvri­ers, ” phil­an­thrope ” pour repren­dre le vocab­u­laire de ces temps, il théorise peu à peu sur leur bien-être et met en pra­tique ses idées sur l’é­d­u­ca­tion, la for­ma­tion per­ma­nente, la cor­rec­tion néces­saire du libéral­isme économique, les coopéra­tives d’ou­vri­ers, etc.

Il rêve de met­tre en pra­tique ses idées dans une cité archi­tec­turale­ment neuve, une sorte de fort-familistère dont il fait le dessin. Sen­tant qu’il a besoin d’e­space pour cette entre­prise, il affecte presque toute sa for­tune à l’étab­lisse­ment d’une com­mu­nauté qu’il veut idéale, New Har­mo­ny, que l’on peut encore vis­iter dans l’O­hio (USA) même si cette utopie a fait long feu. Mais a‑t-elle fait long feu ? Les con­tri­bu­tions d’Owen, de ses col­lègues de pen­sée français dont nous par­le Michel Ver­nus, de tous les chefs de con­vois créa­teurs de com­mu­nautés utopistes, anar­chistes, religieuses, sur le nou­veau con­ti­nent, aux États-Unis, au Brésil, au Paraguay, héri­tiers des villes-man­u­fac­tures, n’ont-elles pas aujour­d’hui encore des descendants ?

Cité idéale, Canberra ?

Ce n’est pas la seule ” cap­i­tale ” décidée et dess­inée à par­tir de rien. Cette fois-ci ce n’est pas un Alexan­dre le Grand ou un Pierre le Grand qui veut implanter une ville, mais une démoc­ra­tie. Un con­cours est ouvert en 1911 : des grands archi­tectes, comme Saari­nen et Agache offrent leurs ser­vices à l’Aus­tralie. C’est l’Améri­cain Grif­fin qui est choisi, son pro­jet s’in­scrit dans le paysage et remod­èle lacs et collines. Avant de trac­er des rues en damiers et d’op­ti­miser l’at­tri­bu­tion des lotisse­ments, il réflé­chit à l’har­monieuse coex­is­tence de la ville et de la nature (un ” bush ” domes­tiqué et tail­lé), il se veut ” land­scape archi­tect ” plus que con­struc­teur de bureaux.

Après Wash­ing­ton, avant Brasil­ia, cet exem­ple presque cen­te­naire peut plaire par son ambi­tion très sage­ment lim­itée, restée ” sous con­trôle “, ses per­spec­tives d’évo­lu­tion à tra­vers un germe orig­i­nal con­scient qu’il faut arbi­tr­er con­stam­ment entre le chaos des ini­tia­tives indi­vidu­elles et le dessin trop autori­taire des urban­istes démiurges…

Idéale, Shangri-La ?

C’est de la Shangri-La de Franck Capra que je veux par­ler ici. Le cinéaste a tourné en 1937 un film éton­nant, Lost Hori­zons. Dans une val­lée per­due du Tibet, des voyageurs décou­vrent une ville à l’ar­chi­tec­ture mod­erniste style Mal­let-Stevens, une approche formelle et que l’on retrou­vera plus tard dans des ban­des dess­inées. Ce n’est ni Métrop­o­lis ni Alphav­ille. Le bon­heur y est pos­si­ble, et même sûr ; car ce lieu pro­tégé, cette ” oasis “, cette île fondée par un vieux prêtre devenu une sorte de gourou chré­tien-zen a décou­vert comme un pre­mier pas, un pre­mier ” sas ” vers l’im­mor­tal­ité, tout en pro­posant des règles de vie (plus ou moins struc­turées que celles de saint Benoît).

Voilà, n’est-ce pas, un ingré­di­ent de cité idéale bien com­mode pour la sci­ence-fic­tion, et que Jules Verne aurait hésité à imag­in­er ; mais voici aus­si un thème de réflex­ion philosophique actu­al­isant les ouvrages utopiques de la Renais­sance, et faisant con­tre­poids aux ” con­tre-utopies ” à la Orwell inspirées de total­i­tarismes issus d’u­topies dégénérées.

Cité idéale et polytechniciens

Avant de laiss­er la parole aux auteurs qui vous pro­posent ces mul­ti­ples regards sur la cité idéale, je voudrais revenir sur la ques­tion ” poly­tech­ni­ci­enne ” en fin de cet avant-pro­pos de présen­ta­tion : sommes-nous par­ti­c­ulière­ment pré­parés et par­ti­c­ulière­ment légitimes pour faire pro­gress­er les réflex­ions vers des cités ” plus idéales ” ?

L’ex­po­si­tion ” À la recherche de la cité idéale ”

Claude Nico­las Ledoux a con­stru­it au XVIIIe siè­cle la saline royale d’Arc-et-Senans, dans le Jura, en rêvant de faire de cette petite ville indus­trielle une cité idéale où l’on pour­rait dans l’har­monie ” vivre et tra­vailler ensem­ble “. Restau­rée grâce à l’ef­fort de cer­tains décideurs, la saline abrite aujour­d’hui l’In­sti­tut Claude Nico­las Ledoux et reçoit des vis­i­teurs venant admir­er l’ex­cep­tion­nel équili­bre de son plan et de ses bâtiments.

C’est donc tout à fait logique­ment que la saline a décidé d’in­staller une grande expo­si­tion sur la cité idéale à par­tir du 31 mars 2000, pour porter des regards mul­ti­ples et com­plé­men­taires sur la prob­lé­ma­tique de la cité idéale, hier et aujour­d’hui. Mis en scène par Richard Ped­duzi, on ver­ra donc évo­qués quelques exem­ples de cités idéales, puis ” visions et volon­tés “, ” la per­fec­tion des formes “, ” rêves d’ingénieurs “, ” villes et ter­ri­toires “, ” réseaux de la ville ” ; on pour­ra aus­si se con­necter à douze villes du monde et s’in­ter­roger pour finir sur les enjeux de la ville d’aujourd’hui.

Le cat­a­logue de l’ex­po­si­tion, ” À la recherche de la cité idéale “, qui paraît fin mai (Edi­presse) reprend avec plus de détails et de références les thèmes de ce numéro de La Jaune et la Rouge.

L’his­toire peut plaider pour nous. Notre École a hébergé, enseigné, for­mé des écon­o­mistes et des philosophes, des ” sol­dats de la sci­ence sociale ” comme Vic­tor Con­sid­érant qui se plai­sait à rap­pel­er que l’É­cole l’avait aidé à porter un regard sci­en­tifique sur les rela­tions sociales, comme des apôtres d’autres courants de pen­sée : Auguste Comte, Enfan­tin, Le Play, Freycinet, Cheva­lier, Loucheur, Sauvy.

L’É­cole a, aus­si, for­mé des mil­i­taires dont beau­coup se sont trou­vés face à des tâch­es de con­struc­tion et de coloni­sa­tion, au sens noble du terme (con­stru­ire, amé­nag­er, implanter, ren­dre salu­bre, etc.) : j’aimerais que des com­men­taires objec­tifs soient à l’oc­ca­sion apportés dans nos revues sur les œuvres de bâtis­seurs menées par nos cama­rades mil­i­taires en Afrique, par exemple.

L’É­cole a for­mé des ingénieurs, et en con­ver­gence avec notre sujet, il s’ag­it d’abord de citer ceux act­ifs dans le domaine des ponts et chaussées… Issus en général des corps de l’É­tat, ils se sont retrou­vés en per­ma­nence au croise­ment de la tech­nique et du poli­tique, avec une très grande capac­ité de propo­si­tion et d’ini­tia­tive comme le rap­pelle Alexan­dre Ossad­zow, et comme ont pu le sen­tir les vis­i­teurs de l’ex­po­si­tion sur ” Le Paris des Poly­tech­ni­ciens ” organ­isée en 1994 à l’oc­ca­sion de notre bicentenaire.

L’É­cole a for­mé des sci­en­tifiques, appor­teurs de matéri­aux ou procédés nou­veaux (les Vicat, les Freycinet, les Caquot, etc.) qui ont per­mis des muta­tions dans les con­cepts du bâti­ment, comme de la car­togra­phie, de la géo­gra­phie, des moyens de trans­port bien sûr (publics ou privés), des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion, etc.

Lors du col­loque du 2 juin 1994, ” Du Siè­cle des lumières au XXIe siè­cle “, j’avais pro­posé quelques modes de lec­ture de l’ac­tion poly­tech­ni­ci­enne qui me parais­sent aujour­d’hui en cohérence avec notre sujet, et artic­ulé ma réflex­ion sur trois cou­ples de valeurs.

Le pre­mier, ” réal­isme du raison­nement et utopie de la pen­sée “. Con­stru­ire la cité idéale sup­pose bien la ratio­nal­ité, celle du sta­tis­ti­cien ou du géo­graphe qui mesurent, celle du fonc­tion­naire qui déchiffre les con­textes, celle de l’en­tre­pre­neur qui utilise avec per­ti­nence les moyens disponibles, celle du plan­i­fi­ca­teur, celle du savant avec ses mod­èles et ses équa­tions… Mais con­stru­ire une cité idéale sup­pose aus­si l’ac­cep­ta­tion de l’u­topie, l’ac­cep­ta­tion d’un niveau de con­nais­sance dépas­sant les seules sci­ences ” dures ” avec la volon­té de réfléchir à l’évo­lu­tion du con­trat social ou des enjeux poli­tiques (la poli­tique, c’est bien la réflex­ion sur la cité : pas besoin de rap­pel­er l’é­ty­molo­gie pour cela).

Le sec­ond cou­ple de valeurs que je citais met en com­plé­men­tar­ité la légitim­ité de l’ac­tion et le roman­tisme des com­porte­ments. Nos ingénieurs qui ont agi ou agis­sent dans les villes ont une incon­testable légitim­ité, celle de leur savoir, de leur ” élec­tion “, de leur respon­s­abil­ité admin­is­tra­tive ou budgé­taire, de leur loy­auté qui n’empêche pas de pro­pos­er des solu­tions imag­i­na­tives. Et de les pro­pos­er, par­fois, avec le roman­tisme d’un Vic­tor Con­sid­érant, avec une jeunesse d’e­sprit qui ne s’ef­face pas avec les hon­neurs et les richess­es, et qui se remet en cause ou au ser­vice si nécessaire.

L’ex­po­si­tion de la Bib­lio­thèque nationale de France.

Inti­t­ulée Utopie, la quête de la société idéale en Occi­dent, cette expo­si­tion sera présen­tée du 4 avril au 9 juil­let 2000 avant d’être instal­lée à la New York Pub­lic Library cet automne.

Selon un par­cours chronologique, elle évoque les sources de l’u­topie, les approches de la Renais­sance, les pro­jets de l’u­topie sociale ou roman­tique, enfin les deux faces de l’u­topie du xxe siè­cle, rêve ou cauchemar, utopie ou totalitarisme.

Pour ali­menter vos réflex­ions, 400 objets, livres, textes, dessins d’ar­chi­tec­ture, extraits de films, etc.

J’aime beau­coup à ce pro­pos l’ex­em­ple de Dufour, X 1807, ce cama­rade français puis suisse, mil­i­taire, pro­fesseur, ingénieur. Il appor­ta des amé­nage­ments majeurs à l’or­gan­i­sa­tion urbaine de Genève ; il réal­isa le relevé de la carte topographique de la Suisse en 1832 ; il accep­ta de jouer en 1847 les pacifi­ca­teurs, rigoureux et généreux tout à la fois, lors de la ” guerre du Son­der­bund ” qui menaça de séces­sion la con­fédéra­tion helvé­tique. Fonc­tion­naire, sol­dat, savant, ingénieur, human­iste… quel ” con­cen­tré ” de nos ambi­tions ! (et de nos possibilités ?)

Le troisième cou­ple de valeurs repre­nait une dialec­tique égale­ment pro­pre à la cité idéale, qui doit à tout moment con­cili­er pour ses habi­tants la liber­té indi­vidu­elle et l’or­gan­i­sa­tion néces­saire (donc des ” règles ”) : j’avais évo­qué ambi­tion et sol­i­dar­ité. Une ville est con­fron­tée à des mul­ti­ples con­tra­dic­tions reflé­tant ces objec­tifs con­tra­dic­toires, pat­ri­moine et crois­sance, bien indi­vidu­el et biens col­lec­tifs, dynamisme créa­teur d’en­tre­prise et équili­bre social, etc. Sommes-nous plus aptes que d’autres, par notre for­ma­tion sci­en­tifique et humaine, à décal­quer dans la vie publique cette dif­fi­cile coex­is­tence de l’am­bi­tion et de la sol­i­dar­ité qui nous inter­pelle tous les jours dans la vie pro­fes­sion­nelle ? Notre util­ité dépend aus­si de la réponse don­née à cette interrogation.

Voy­ager par­mi les cités idéales a tou­jours été un voy­age périlleux. Les explo­rateurs qui les ont cher­chées, ” décou­vertes “, recon­sti­tuées en archéo­logues, analysées en soci­o­logues ont heurté des écueils ou se sont per­dus dans des mirages, sou­vent ; des camps con­cen­tra­tionnaires, hélas, par­fois. Nous, voyageurs d’au­jour­d’hui, sommes ain­si ren­voyés à une inter­ro­ga­tion sur nous-mêmes au moment où le prob­lème de la cité est, peut-être, le plus essen­tiel à traiter dans sa globalité.

Il ne s’ag­it plus avec amuse­ment, de butin­er pour notre plaisir intel­lectuel dans le ” Guide de nulle part et d’ailleurs à l’usage du voyageur intrépi­de en maints lieux imag­i­naires de la lit­téra­ture uni­verselle2 et d’en vis­iter les îles, à la fois prophétie et mémoire, fan­taisies et sys­tèmes ; il s’ag­it, comme l’au­ront com­pris les lecteurs de notre revue, de réfléchir à l’un des prob­lèmes majeurs de notre temps.

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1. ” Cities in Civ­i­liza­tion “, com­men­té par Thier­ry Paquot dans Socié­tal, n° 27.
2. Édi­tions du Fanal.

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