Plan d’une Réduction de la “ République ” des Guaranis.

Une “terre heureuse”, les missions jésuites du Paraguay

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Philippe LECRIVAIN

Appelés par Fran­cis­co de Vit­to­ria, évêque de Tucumán, qui les avaient con­nus au troisième con­cile de Lima, les jésuites fondent donc un col­lège à Asun­ción en 1593 et de là ray­on­nent dans le Guayrá. En 1605, le P. Aqua­vi­va, le pré­posé général, crée la province jésuite du Paraguay sur un ter­ri­toire cou­vrant actuelle­ment l’est de la Bolivie, l’Ar­gen­tine, le sud-ouest du Brésil, l’U­ruguay et, jusqu’en 1625, le Chili. Le pre­mier provin­cial, Diego de Tor­res, est le véri­ta­ble pro­mo­teur des Réduc­tions. Pro­mo­teur et non inven­teur, car il faut ren­dre aux fran­cis­cains ce qui leur revient et admet­tre que, sans l’as­sis­tance de Her­man­darias, le gou­verneur d’A­sun­ción, rien n’au­rait pu se faire.

Au Paraguay, comme en d’autres lieux, il s’ag­it de regrouper (reducir) les autochtones en des vil­lages (pueb­los) ou des paroiss­es (doc­tri­nas) — les jésuites diront Réduc­tions — plus prop­ices à l’en­seigne­ment et à l’é­vangéli­sa­tion. Il y en eut bien­tôt trente chez les Guara­nis. Durant cent cinquante ans (1609–1768), cette ” République ” fut le théâtre d’une grande expéri­ence humaine et religieuse, qui per­mit aux Indi­ens d’ac­céder au statut de citoyens libres, en tous points égaux aux Espag­nols et, cul­turelle­ment, par­fois supérieurs à eux. C’est cette aven­ture que nous voudri­ons ici rap­pel­er en évo­quant sa dimen­sion ” mythique “, sa réal­ité vécue au quo­ti­di­en et cer­tains de ses enjeux plus méconnus.

Le lent déploiement d’un mythe

Quand A. Ruiz de Mon­toya pub­lie à Madrid son grand ouvrage, la Con­quête spir­ituelle du Paraguay, trente ans après la fon­da­tion de San Igna­cio Guazú, la pre­mière Réduc­tion, la curiosité des Espag­nols est piquée. Mais bien­tôt, c’est toute l’Eu­rope qui s’in­téresse à l’en­tre­prise jésuite. Les Let­tres annuelles, envoyées à la curie général­ice, l’His­toire de la Province du Paraguay de N. del Techo (1673) et surtout les Let­tres édi­fi­antes et curieuses entre­ti­en­nent au fil des années la curiosité.


Plan d’une Réduc­tion de la “ République ” des Guara­nis. © UNESCO

Mais tous ces textes ne sont pas sans idéalis­er ce qui se vit au Paraguay. Peu à peu, un mythe se crée : la ” République ” devient Utopie. Selon S. Abou, cette trans­for­ma­tion s’est faite de deux manières suiv­ant l’in­ter­pré­ta­tion que l’on donne des rap­ports entre l’idéal des jésuites et leur réalisation.

La pre­mière de ces deux atti­tudes est sim­ple. Elle cherche à mon­tr­er, au niveau des principes, cer­taines con­ver­gences dans l’or­gan­i­sa­tion des Réduc­tions et celle des Utopies célèbres. Deux ouvrages vont dans ce sens, ceux de L. A. Mura­tori, Le chris­tian­isme heureux dans les Mis­sions des Pères de la Com­pag­nie de Jésus (1752), et de P. de Charlevoix, His­toire du Paraguay (1757). Si le pre­mier voit dans l’œu­vre des jésuites quelque chose de la com­mu­nauté prim­i­tive des Actes des Apôtres ou du Télé­maque de Fénelon, le sec­ond n’hésite pas à join­dre à ces références la République de Pla­ton et la Nou­velle Atlantide de Bacon.

Quelques années plus tard, J. M. Pera­mas est plus explicite encore dans son Com­men­taire sur l’Ad­min­is­tra­tion guarani com­parée à la République de Pla­ton. Les ” philosophes ” tien­nent des pro­pos ana­logues. Voltaire voit au Paraguay une réplique de ” l’an­cien gou­verne­ment de Lacédé­mone “, quant à Mon­tesquieu, il invite ses con­tem­po­rains à imiter les principes pla­toni­ciens qui régis­sent ” l’É­tat ” paraguayen.

La sec­onde per­spec­tive, dévelop­pée davan­tage aux XIXe et XXe siè­cles, s’at­tache à mon­tr­er que les Réduc­tions sont la mise en œuvre d’un pro­jet claire­ment défi­ni. Les jésuites se seraient sci­em­ment inspirés de l’Utopie de T. More ou de La Cité du Soleil de Cam­panel­la. Cette thèse est celle d’E. Gotheim, un écon­o­miste alle­mand, qui, en 1883, sou­tient sans fonde­ment l’idée que la République du Paraguay est née dans l’e­sprit de Catal­di­ni et Manset­ta, deux jésuites com­pa­tri­otes de Cam­panel­la. Vingt ans plus tard, R. C. Gra­ham, un des fon­da­teurs du par­ti tra­vail­liste anglais, rap­proche les Réduc­tions de L’Arcadie de P. Sidney.

En France, allant dans le même sens mais sur la base d’une doc­u­men­ta­tion sérieuse, C. Lugon pub­lie en 1949 La République com­mu­niste chré­ti­enne des Guara­nis. Son hypothèse est que les jésuites, après avoir organ­isé leurs mis­sions selon les principes de l’Église prim­i­tive, durent y renon­cer sous la pres­sion de la couronne espagnole.

Bien d’autres exem­ples pour­raient être don­nés des spécu­la­tions dont les Mis­sions du Paraguay ont fait l’ob­jet depuis le XVIIIe siè­cle. Il serait aisé de les puis­er dans les 1 163 titres recen­sés en 1992 par B. Melià, dans les présen­ta­tions abon­dantes des expo­si­tions et même, au théâtre, avec le Sur la terre comme au ciel de F. Hochwälder, ou, au ciné­ma, avec le célèbre Mis­sions, de R. Joffé.

De tout cela, il résulte que l’ex­péri­ence paraguayenne a pro­fondé­ment mar­qué les imag­i­naires et que c’est comme telle qu’elle est vouée à devenir un mythe. Mais est-on en droit de par­ler à son pro­pos d’u­topie, c’est-à-dire d’un ” lieu de nulle part ” ? S’il est vrai que les Réduc­tions ont don­né une assise réelle et his­torique à la fic­tion de T. More, il faudrait mieux dire, pour les évo­quer, ” eutopie “, ce qui sig­ni­fie ” lieu heureux “. Dire cela est moins sub­til qu’il n’y paraît. En effet, si les jésuites désirent pro­téger les Guara­nis des esclavagistes de São Paulo, leurs Réduc­tions ne sont pas sans évo­quer pareille­ment le roy­aume indi­en dont les fran­cis­cains avaient rêvé au Mex­ique et la ten­ta­tive de Las Casas à La Paz.

Ici et là se retrou­vent cer­tains aspects du mil­lé­nar­isme joachimite. M. Haubert incline en ce sens, mais non sans forcer le trait, en attribuant le suc­cès de la Com­pag­nie au Paraguay à ” la ren­con­tre de deux mes­sian­ismes “. À la men­tal­ité apoc­a­lyp­tique des Guara­nis, qui attendaient les héri­tiers des héros civil­isa­teurs, répondrait celle des jésuites pen­sant avoir fait des Indi­ens, sur une ” Terre sans Mal “, les plus purs et les plus heureux des hommes. Mais qu’en fut-il réellement ?

Carte des Réductions et des estancias guaranis.
Carte des Réduc­tions et des estancias guara­nis. © UNESCO

La vie quotidienne dans les Réductions

Il est dif­fi­cile de percevoir la nou­veauté de l’œu­vre entre­prise par Diego de Tor­res sans tenir compte de son con­texte. Du point de vue économique, le pro­jet de la Com­pag­nie s’op­pose à l’en­comien­da qui, selon les Leyes de Indias, impose aux indigènes de fournir un tra­vail déter­miné au con­quérant espag­nol en échange de la sécu­rité, de la sub­sis­tance, de l’in­struc­tion et de l’é­vangéli­sa­tion. Dans les Réduc­tions, à l’ex­cep­tion d’une, ce sys­tème ne fut jamais appliqué.

À l’in­verse, sociale­ment, les jésuites suivirent à la let­tre l’en­cy­clique de Paul III (1537), les con­clu­sions de la Con­férence de Val­ladol­id (1551) et les nom­breuses cédu­las royales rap­pelant que les Indi­ens devaient être traités de la même manière que les Espag­nols. Sur le plan poli­tique enfin, si le ter­ri­toire des Réduc­tions guara­nis est espag­nol, les Por­tu­gais voudraient bien s’en empar­er pour domin­er le bassin du Rio de La Plata.

Vue perspective d’une Réduction guarani
Vue per­spec­tive d’une Réduc­tion guarani. © UNESCO

Cette moti­va­tion n’est pas étrangère aux batailles sanglantes que les ban­deirantes et les mamelu­cos paulistes livrèrent aux Indi­ens des Réduc­tions entre 1628 et 1640.

Alors que le pape Urbain VIII, infor­mé par Ruiz de Mon­toya, con­damne les exac­tions des paulistes, Philippe IV d’Es­pagne per­met d’armer les Indi­ens. Le P. Vitelleschi, le pré­posé général, per­met alors, puisque ” c’est le droit naturel de se défendre “, de con­seiller les Guara­nis, de les stim­uler et de soutenir leurs efforts. Cepen­dant, ajoute-t-il, il ne con­vient pas aux jésuites de pren­dre une part active aux combats.

En 1641, la vic­toire de Mbororé mar­que la fin des expédi­tions spec­tac­u­laires con­tre les Réduc­tions, mais ne met pas un terme à l’hos­til­ité des Espag­nols et, tout par­ti­c­ulière­ment, du clergé. Les séculiers, en effet, sup­por­t­aient mal d’une part que les Réduc­tions dussent leur prospérité au fait que les Indi­ens n’é­taient pas astreints à l’en­comien­da et, d’autre part, qu’au nom de leur exemp­tion, les jésuites ne dépen­dent que du patronat roy­al, ce qui les dis­pen­sait du paiement de la dîme.

Mais venons-en aux Réduc­tions dont la pop­u­la­tion ne dépas­sa jamais 150 000 habi­tants. Mal­gré cer­taines vari­antes, leurs plans sont iden­tiques. Toutes les rues con­ver­gent vers une place rec­tan­gu­laire, au cen­tre de laque­lle est plan­tée une croix. Au nord ou au sud se situent nor­male­ment l’asile-orphe­li­nat, le cimetière, l’église et deux cours. Dans la pre­mière s’élèvent la rési­dence des jésuites, qui ne sont jamais plus de trois, et quelques dépen­dances, dont les salles d’armes et de musique. La sec­onde est bor­dée de pro­cures et d’ate­liers mécaniques.

Sur les trois autres côtés de la place s’alig­nent en blocs les maisons des Guara­nis. Dans cet ensem­ble, l’église, qui peut recevoir jusqu’à six mille per­son­nes, tranche par sa beauté. Sa façade et ses trois ou cinq nefs sont ornées de stat­ues poly­chromes, tan­dis que ses autels et sa voûte sont revê­tus de lam­bris dorés.

Scènes d'agriculture
Aquarelle de Flo­ri­an Pancke, s. j.  © UNESCO

Chaque Réduc­tion est dotée d’un sys­tème de ser­vices publics : moulin et four à grain, gre­nier et dépôt ali­men­taire, abat­toir et boucherie, fourneau à brique et fonderie de métaux. L’ad­duc­tion d’eau et l’é­coule­ment des égouts y sont aus­si assurés. Vers le milieu du XVIIIe siè­cle, c’est-à-dire au temps de leur apogée, les Réduc­tions, du point de vue l’ur­ban­isme, dépassent large­ment les villes envi­ron­nantes, à l’ex­cep­tion de Buenos Aires et Córdoba.

Mais les mis­sions guara­nis ne sauraient se réduire à ces espaces con­stru­its. Éloignées de quelques cen­taines de kilo­mètres, elles pos­sè­dent, à plusieurs, d’im­menses estancias et vaque­rías. Quand les colons espag­nols se furent emparés de la Vaque­ría del Mar, les jésuites fondèrent la Vaque­ría de los Pinares qui atteignit un mil­lion de têtes. Mais quand cet éle­vage eut subi le même sort que le précé­dent, les Réduc­tions durent se con­tenter des trou­peaux de leurs estancias dont cer­taines atteignaient plus de 300 000 km2.

On perçoit, par ces chiffres, l’im­por­tance économique des Réduc­tions guara­nies. S’il est vrai que cha­cune con­stitue une unité autonome, ensem­ble, elles for­ment, du fait de leurs liens, un véri­ta­ble sys­tème géré à par­tir de Can­de­lar­ia où réside le supérieur de la Mis­sion. Mais il importe de pré­cis­er que, dans les Réduc­tions, le régime de la pro­priété est mixte. À côté de la part de l’homme (Amam­baé), il y a celle de la com­mu­nauté (Tavan­baé) et celle de Dieu (Tupam­baé).

Au nom de la pre­mière, chaque famille dis­pose d’un jardin à l’in­térieur de la local­ité et d’un lopin (chacra) à l’ex­térieur. Les out­ils de tra­vail lui appar­ti­en­nent, mais non les bêtes de trait et de trans­port. Les Guara­nis, cepen­dant, préfèrent tra­vailler en com­mun dans le Tavan­baé ou le Tupam­baé. Là, les jésuites dévelop­pèrent la cul­ture de la yer­ba mate, le ” thé du Paraguay “, qui devint bien­tôt l’une des ressources prin­ci­pales des Réduc­tions, avec le coton et la laine.

Mais la pro­duc­tion des ate­liers de menuis­erie et de fonderie était loin d’être nég­lige­able, pareille­ment la fab­rique des cha­peaux, des armes à feu et des instru­ments de musique. Tous ces pro­duits étaient échangés, à l’in­térieur, sur la base du troc, mais, à l’ex­térieur, ils étaient com­mer­cial­isés, hors tax­es, à San­ta Fe et à Buenos Aires où se trou­vaient les pro­cures des Réduc­tions qui pos­sé­daient une flotte de pirogues et de radeaux qu’elles con­stru­i­saient elles-mêmes.

L’ad­min­is­tra­tion de la ” République ” était aus­si com­plexe que son économie. Si les jésuites y sont l’in­stance suprême, l’au­torité immé­di­ate revient aux autochtones. En chaque Réduc­tion, un con­seil (cabil­do) exerce les pou­voirs lég­is­latif, exé­cu­tif et judi­ci­aire. Présidé par le cor­regi­dor ou le teniente cor­regi­dor, il est com­posé de juges (alcaldes) et de délégués de quartiers (regi­dores), du chef mil­i­taire (alfer­ez real) et des policiers (alguaciles), enfin d’un secré­taire (escrib­ano). Sont directe­ment soumis au cabil­do le pro­cureur (may­or­do­mo) et ses aux­il­i­aires chargés de la ges­tion des biens communautaires.

Aux jésuites et au cabil­do, il faut ajouter les caciques qui sont env­i­ron une cinquan­taine par local­ité. Avec les Pères, ceux-ci choi­sis­sent le cor­regi­dor, nom­mé cepen­dant par le gou­verneur de Buenos Aires, et, dans la vie courante, ils ser­vent d’in­ter­mé­di­aires entre le con­seil et leurs sujets qui vivent dans un même quarti­er. La jus­tice, toute­fois, est du seul ressort du cor­regi­dor et des alcaldes. Le Libro de ordenes (1649) décrit le Code civ­il et pénal mis en place. Fait unique à l’époque, la peine de mort n’ex­iste pas et la tor­ture est inter­dite. La sanc­tion la plus lourde est la réclu­sion pour dix ans, et la plus fréquente le fouet.

Sur la vie quo­ti­di­enne dans une Réduc­tion, nous avons, daté de 1711, le témoignage impar­tial d’un capucin de Bourges. Tôt le matin, le tam­bour annonce le réveil. Peu après, des aides-infir­miers s’en­quièrent de la san­té de cha­cun. Les enfants sont alors con­duits, par quelques alcaldes, à l’église pour la messe et le catéchisme, puis à l’é­cole où garçons et filles appren­nent la lec­ture, l’écri­t­ure et le cal­cul. Selon leur incli­na­tion, tous doivent aus­si s’ex­ercer à un méti­er manuel. Les plus doués sont ori­en­tés vers les car­rières admin­is­tra­tives et peu­vent, s’ils le désirent, appren­dre l’espagnol.

Quant aux adultes, hormis les deux jours où tous sont req­uis sur les ter­res com­mu­nau­taires, ils vaque­nt, mais jamais plus de six heures, soit sur leur chacra, soit dans les ate­liers. Si le plus grand nom­bre tra­vaille à l’in­térieur des Réduc­tions, cer­tains sont employés dans les estancias et d’autres ser­vent dans les mil­ices, placées sous la respon­s­abil­ité du Supérieur de la Mis­sion. Notons qu’en­tre 1644 et 1766 les forces guara­nis eurent à inter­venir plus de soix­ante fois.

Réduction de Saint-François-Xavier-de-Mocobies, sur le territoire actuel de Bolivie.
Réduc­tion de Saint-François-Xavier-de-Moco­bies, sur le ter­ri­toire actuel de Bolivie.
Aquarelle de Flo­ri­an Pancke, s. j., qui y séjour­na de 1748 à 1769. © UNESCO

Toutes ces activ­ités ne doivent pas occul­ter l’im­por­tance de la vie cul­turelle dans les Réduc­tions. Une imprimerie est mon­tée au Paraguay, presque un siè­cle avant qu’il n’y en ait une à Buenos Aires ; un obser­va­toire astronomique est instal­lé dans la Réduc­tion de San Cosme, qui sus­ci­ta l’in­térêt des uni­ver­sités européennes ; une phar­ma­copée est dévelop­pée pour traiter toutes sortes d’épidémies et, bien­tôt, ce sont deux hôpi­taux qui sont ouverts à Yapeyú et à Candelaria.

Mais si dans le domaine des sci­ences et des tech­niques, les Guara­nis sont d’ex­cel­lents aux­il­i­aires, dans celui des beaux-arts ils se révè­lent d’au­then­tiques maîtres. Leur tal­ent est man­i­feste en pein­ture, sculp­ture et archi­tec­ture, sous la con­duite, par­mi bien d’autres, de L. Berg­er et J. Brasanel­li, et, plus grand encore, dans les arts rythmiques.

Si, à Yapeyú, A. Sepo von Reinegg intro­duit la musique alle­mande et ital­i­enne, d’autres jésuites aident les Guara­nis à mêler leur sen­si­bil­ité à celle de l’Eu­rope. Mais celui qui exerça la plus grande influ­ence sur les Réduc­tions est, sans con­teste, D. Zipoli, qui, avant d’en­tr­er dans la Com­pag­nie, rival­isa avec Vival­di. Le dimanche et les jours chômés, la vis­ite du provin­cial, le pas­sage d’un évêque ou d’un haut fonc­tion­naire don­nent lieu à de mag­nifiques litur­gies, à de belles représen­ta­tions, voire à des parades mil­i­taires. Mais finale­ment, ce faisant, que cher­chaient donc les jésuites ?

La ” manière de procéder ” de la Compagnie de Jésus

Para­doxale­ment, au XVIIIe siè­cle, ce sont les philosophes qui don­nèrent les meilleures répons­es. Lorsque Voltaire, dans les Réduc­tions, voit ” un tri­om­phe de l’hu­man­ité “, que Mon­tesquieu y loue ” l’idée de la reli­gion jointe à celle de l’hu­man­ité ” et que Ray­nal affirme qu’a­vant d’être chris­tian­isés les Guara­nis sont d’abord ” policés “, ils soulig­nent un point fon­da­men­tal de la ” manière ” jésuite.

Mais pour le com­pren­dre, c’est peut-être moins Pla­ton ou Cam­panel­la qu’il faut inter­roger que l’Au­gustin de la Cité de Dieu et, plus sûre­ment encore, F. Suarez. Dans son De leg­ibus ac de Deo leg­is­la­tore, ce théolo­gien jésuite du XVIIe siè­cle ne présente-t-il pas une théorie de la com­mu­ni­tas au niveau de la famille et de l’É­tat ? Selon lui, le fonde­ment de la sou­veraineté n’est pas à chercher dans un con­trat, mais dans la volon­té pop­u­laire. Il pense égale­ment que la com­mu­nauté des biens peut être réelle­ment une dimen­sion sociale, surtout quand elle est mag­nifiée par la religion.

C’est sans doute dans les lim­ites de ces principes, mais avec le désir de respecter l’altérité guarani, que les jésuites se sont engagés sur la voie d’un ” com­pro­mis ” en faisant preuve de prag­ma­tisme et de psy­cholo­gie. S’ils main­ti­en­nent les hiérar­chies indigènes, ils les trans­for­ment sub­tile­ment en leur équiv­a­lent dans l’ad­min­is­tra­tion espagnole.

Pareille­ment, s’ils con­ser­vent le régime de la pro­priété et de l’usufruit des biens dans ses lignes essen­tielles, ils le ratio­nalisent par un lourd apport tech­nique. La polyg­a­mie est plus prob­lé­ma­tique. S’ils la tolèrent chez les adultes qui ne sont pas chré­tiens, ils s’ef­for­cent de con­va­in­cre les plus jeunes de l’ex­cel­lence de la monogamie et de célébr­er leur union avec solen­nité. Les garçons se mari­ent à 17 ans et les filles à 15 et, immé­di­ate­ment après la célébra­tion, les nou­veaux cou­ples reçoivent une mai­son et une chacra privées.

Plus sub­tile mais tout aus­si impor­tante est la con­tri­bu­tion lin­guis­tique des jésuites. En rassem­blant dans une même Réduc­tion des tribus divers­es, ils per­mirent à la longue l’élab­o­ra­tion d’un guarani com­mun, c’est-à-dire d’une ” langue franche ” qui s’im­posa à toute la région et qui demeure aujour­d’hui l’une des deux par­lées au Paraguay.

Mais, grâce aux gram­maires et aux vocab­u­laires de Ruiz de Mon­toya, ils aidèrent aus­si à la créa­tion d’un guarani écrit. Bien­tôt cepen­dant ce sont les Indi­ens eux-mêmes qui écrivent, ain­si Nico­las Yapuguay dont on pub­lia, en 1724 et 1727, une Expli­ca­tion du catéchisme et des Ser­mones y exem­p­los. Mais oral ou écrit, le ” nou­veau ” guarani demeure une langue très mal­léable, ce qui per­mit aux jésuites, par d’ha­biles sub­sti­tu­tions séman­tiques, de nom­mer Dieu à l’aide de con­cepts courants. Nous sommes là au cœur de la dif­fi­cile accul­tur­a­tion du chris­tian­isme au Paraguay.

Dimen­sion­née par une anthro­polo­gie du pos­si­ble, il s’ag­it d’une tâche qui dépasse de beau­coup la sim­ple idée de l’é­vangéli­sa­tion for­cée ou de l’as­sim­i­la­tion pré­caire par syn­crétisme dou­teux, même si ces fac­teurs sont à pren­dre en compte. Il s’ag­it de quelque chose de plus pro­fond, de plus per­ma­nent : il est en fait ques­tion de s’ap­pro­prier de l’in­térieur la sub­jec­tiv­ité de ” l’Autre ” vu comme per­son­ne spir­ituelle, comme sujet act­if entre la grâce du déter­min­isme et le choix offert par le libre arbi­tre. Entre alors en jeu une con­ver­sion dou­blée d’un trans­fert de valeurs — c’est celle de ” l’Autre “, qu’il intè­gre comme sienne et traduit dans une vision spir­ituelle. Les œuvres d’art réal­isées par les Guara­nis pren­nent là toute leur impor­tance. Elles expri­ment, à leur manière, que la ” Terre sans mal ” (Yvy maraê’y) qu’ils cher­chaient existe bien, mais en un point plus loin que la mort.

Les Réduc­tions du Paraguay furent-elles une ” utopie ” ou une ” eutopie ” ? Peu importe, ce fut une belle entre­prise. Mal­heureuse­ment, elle eut le tort d’avoir été pen­sée, selon l’e­sprit d’I­gnace de Loy­ola, aux fron­tières dan­gereuses des mon­des. Était-il raisonnable de mon­tr­er, non seule­ment en paroles mais en actes aus­si, que les Guara­nis étaient des hommes, tout autant que les Espag­nols et les Por­tu­gais ? Était-il pru­dent d’im­planter sept de leurs Réduc­tions aux ” lim­ites ” des empires colo­ni­aux de ceux-ci qui n’eurent de cesse, après 1750, que de s’en empar­er pour de bonnes ou de mau­vais­es raisons ? Peut-être pas, mais pourtant…

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12 septembre 2017 à 16 h 35 min

Ordi­na­tions
Est-il pos­si­ble de con­naître le nom­bre d’or­di­na­tions à la prêtrise dans la pop­u­la­tion indi­enne par les jésuites pen­dant leur présence au Paraguay ?

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