Plan d’une Réduction de la “ République ” des Guaranis.

Une “terre heureuse”, les missions jésuites du Paraguay

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Philippe LECRIVAIN

Appe­lés par Fran­cis­co de Vit­to­ria, évêque de Tucumán, qui les avaient connus au troi­sième concile de Lima, les jésuites fondent donc un col­lège à Asun­ción en 1593 et de là rayonnent dans le Guayrá. En 1605, le P. Aqua­vi­va, le pré­po­sé géné­ral, crée la pro­vince jésuite du Para­guay sur un ter­ri­toire cou­vrant actuel­le­ment l’est de la Boli­vie, l’Ar­gen­tine, le sud-ouest du Bré­sil, l’U­ru­guay et, jus­qu’en 1625, le Chi­li. Le pre­mier pro­vin­cial, Die­go de Torres, est le véri­table pro­mo­teur des Réduc­tions. Pro­mo­teur et non inven­teur, car il faut rendre aux fran­cis­cains ce qui leur revient et admettre que, sans l’as­sis­tance de Her­man­da­rias, le gou­ver­neur d’A­sun­ción, rien n’au­rait pu se faire.

Au Para­guay, comme en d’autres lieux, il s’a­git de regrou­per (redu­cir) les autoch­tones en des vil­lages (pue­blos) ou des paroisses (doc­tri­nas) – les jésuites diront Réduc­tions – plus pro­pices à l’en­sei­gne­ment et à l’é­van­gé­li­sa­tion. Il y en eut bien­tôt trente chez les Gua­ra­nis. Durant cent cin­quante ans (1609−1768), cette » Répu­blique » fut le théâtre d’une grande expé­rience humaine et reli­gieuse, qui per­mit aux Indiens d’ac­cé­der au sta­tut de citoyens libres, en tous points égaux aux Espa­gnols et, cultu­rel­le­ment, par­fois supé­rieurs à eux. C’est cette aven­ture que nous vou­drions ici rap­pe­ler en évo­quant sa dimen­sion » mythique « , sa réa­li­té vécue au quo­ti­dien et cer­tains de ses enjeux plus méconnus.

Le lent déploiement d’un mythe

Quand A. Ruiz de Mon­toya publie à Madrid son grand ouvrage, la Conquête spi­ri­tuelle du Para­guay, trente ans après la fon­da­tion de San Igna­cio Guazú, la pre­mière Réduc­tion, la curio­si­té des Espa­gnols est piquée. Mais bien­tôt, c’est toute l’Eu­rope qui s’in­té­resse à l’en­tre­prise jésuite. Les Lettres annuelles, envoyées à la curie géné­ra­lice, l’His­toire de la Pro­vince du Para­guay de N. del Techo (1673) et sur­tout les Lettres édi­fiantes et curieuses entre­tiennent au fil des années la curiosité.


Plan d’une Réduc­tion de la “ Répu­blique ” des Gua­ra­nis. © UNESCO

Mais tous ces textes ne sont pas sans idéa­li­ser ce qui se vit au Para­guay. Peu à peu, un mythe se crée : la » Répu­blique » devient Uto­pie. Selon S. Abou, cette trans­for­ma­tion s’est faite de deux manières sui­vant l’in­ter­pré­ta­tion que l’on donne des rap­ports entre l’i­déal des jésuites et leur réalisation.

La pre­mière de ces deux atti­tudes est simple. Elle cherche à mon­trer, au niveau des prin­cipes, cer­taines conver­gences dans l’or­ga­ni­sa­tion des Réduc­tions et celle des Uto­pies célèbres. Deux ouvrages vont dans ce sens, ceux de L. A. Mura­to­ri, Le chris­tia­nisme heu­reux dans les Mis­sions des Pères de la Com­pa­gnie de Jésus (1752), et de P. de Char­le­voix, His­toire du Para­guay (1757). Si le pre­mier voit dans l’œuvre des jésuites quelque chose de la com­mu­nau­té pri­mi­tive des Actes des Apôtres ou du Télé­maque de Féne­lon, le second n’hé­site pas à joindre à ces réfé­rences la Répu­blique de Pla­ton et la Nou­velle Atlan­tide de Bacon.

Quelques années plus tard, J. M. Per­amas est plus expli­cite encore dans son Com­men­taire sur l’Ad­mi­nis­tra­tion gua­ra­ni com­pa­rée à la Répu­blique de Pla­ton. Les » phi­lo­sophes » tiennent des pro­pos ana­logues. Vol­taire voit au Para­guay une réplique de » l’an­cien gou­ver­ne­ment de Lacé­dé­mone « , quant à Mon­tes­quieu, il invite ses contem­po­rains à imi­ter les prin­cipes pla­to­ni­ciens qui régissent » l’É­tat » paraguayen.

La seconde pers­pec­tive, déve­lop­pée davan­tage aux XIXe et XXe siècles, s’at­tache à mon­trer que les Réduc­tions sont la mise en œuvre d’un pro­jet clai­re­ment défi­ni. Les jésuites se seraient sciem­ment ins­pi­rés de l’Uto­pie de T. More ou de La Cité du Soleil de Cam­pa­nel­la. Cette thèse est celle d’E. Gotheim, un éco­no­miste alle­mand, qui, en 1883, sou­tient sans fon­de­ment l’i­dée que la Répu­blique du Para­guay est née dans l’es­prit de Catal­di­ni et Man­set­ta, deux jésuites com­pa­triotes de Cam­pa­nel­la. Vingt ans plus tard, R. C. Gra­ham, un des fon­da­teurs du par­ti tra­vailliste anglais, rap­proche les Réduc­tions de L’Arca­die de P. Sidney.

En France, allant dans le même sens mais sur la base d’une docu­men­ta­tion sérieuse, C. Lugon publie en 1949 La Répu­blique com­mu­niste chré­tienne des Gua­ra­nis. Son hypo­thèse est que les jésuites, après avoir orga­ni­sé leurs mis­sions selon les prin­cipes de l’É­glise pri­mi­tive, durent y renon­cer sous la pres­sion de la cou­ronne espagnole.

Bien d’autres exemples pour­raient être don­nés des spé­cu­la­tions dont les Mis­sions du Para­guay ont fait l’ob­jet depuis le XVIIIe siècle. Il serait aisé de les pui­ser dans les 1 163 titres recen­sés en 1992 par B. Melià, dans les pré­sen­ta­tions abon­dantes des expo­si­tions et même, au théâtre, avec le Sur la terre comme au ciel de F. Hochwäl­der, ou, au ciné­ma, avec le célèbre Mis­sions, de R. Joffé.

De tout cela, il résulte que l’ex­pé­rience para­guayenne a pro­fon­dé­ment mar­qué les ima­gi­naires et que c’est comme telle qu’elle est vouée à deve­nir un mythe. Mais est-on en droit de par­ler à son pro­pos d’u­to­pie, c’est-à-dire d’un » lieu de nulle part » ? S’il est vrai que les Réduc­tions ont don­né une assise réelle et his­to­rique à la fic­tion de T. More, il fau­drait mieux dire, pour les évo­quer, » euto­pie « , ce qui signi­fie » lieu heu­reux « . Dire cela est moins sub­til qu’il n’y paraît. En effet, si les jésuites dési­rent pro­té­ger les Gua­ra­nis des escla­va­gistes de São Pau­lo, leurs Réduc­tions ne sont pas sans évo­quer pareille­ment le royaume indien dont les fran­cis­cains avaient rêvé au Mexique et la ten­ta­tive de Las Casas à La Paz.

Ici et là se retrouvent cer­tains aspects du mil­lé­na­risme joa­chi­mite. M. Hau­bert incline en ce sens, mais non sans for­cer le trait, en attri­buant le suc­cès de la Com­pa­gnie au Para­guay à » la ren­contre de deux mes­sia­nismes « . À la men­ta­li­té apo­ca­lyp­tique des Gua­ra­nis, qui atten­daient les héri­tiers des héros civi­li­sa­teurs, répon­drait celle des jésuites pen­sant avoir fait des Indiens, sur une » Terre sans Mal « , les plus purs et les plus heu­reux des hommes. Mais qu’en fut-il réellement ?

Carte des Réductions et des estancias guaranis.
Carte des Réduc­tions et des estan­cias gua­ra­nis. © UNESCO

La vie quotidienne dans les Réductions

Il est dif­fi­cile de per­ce­voir la nou­veau­té de l’œuvre entre­prise par Die­go de Torres sans tenir compte de son contexte. Du point de vue éco­no­mique, le pro­jet de la Com­pa­gnie s’op­pose à l’en­co­mien­da qui, selon les Leyes de Indias, impose aux indi­gènes de four­nir un tra­vail déter­mi­né au conqué­rant espa­gnol en échange de la sécu­ri­té, de la sub­sis­tance, de l’ins­truc­tion et de l’é­van­gé­li­sa­tion. Dans les Réduc­tions, à l’ex­cep­tion d’une, ce sys­tème ne fut jamais appliqué.

À l’in­verse, socia­le­ment, les jésuites sui­virent à la lettre l’en­cy­clique de Paul III (1537), les conclu­sions de la Confé­rence de Val­la­do­lid (1551) et les nom­breuses cédu­las royales rap­pe­lant que les Indiens devaient être trai­tés de la même manière que les Espa­gnols. Sur le plan poli­tique enfin, si le ter­ri­toire des Réduc­tions gua­ra­nis est espa­gnol, les Por­tu­gais vou­draient bien s’en empa­rer pour domi­ner le bas­sin du Rio de La Plata.

Vue perspective d’une Réduction guarani
Vue pers­pec­tive d’une Réduc­tion gua­ra­ni. © UNESCO

Cette moti­va­tion n’est pas étran­gère aux batailles san­glantes que les ban­dei­rantes et les mame­lu­cos pau­listes livrèrent aux Indiens des Réduc­tions entre 1628 et 1640.

Alors que le pape Urbain VIII, infor­mé par Ruiz de Mon­toya, condamne les exac­tions des pau­listes, Phi­lippe IV d’Es­pagne per­met d’ar­mer les Indiens. Le P. Vitel­les­chi, le pré­po­sé géné­ral, per­met alors, puisque » c’est le droit natu­rel de se défendre « , de conseiller les Gua­ra­nis, de les sti­mu­ler et de sou­te­nir leurs efforts. Cepen­dant, ajoute-t-il, il ne convient pas aux jésuites de prendre une part active aux combats.

En 1641, la vic­toire de Mbo­ro­ré marque la fin des expé­di­tions spec­ta­cu­laires contre les Réduc­tions, mais ne met pas un terme à l’hos­ti­li­té des Espa­gnols et, tout par­ti­cu­liè­re­ment, du cler­gé. Les sécu­liers, en effet, sup­por­taient mal d’une part que les Réduc­tions dussent leur pros­pé­ri­té au fait que les Indiens n’é­taient pas astreints à l’en­co­mien­da et, d’autre part, qu’au nom de leur exemp­tion, les jésuites ne dépendent que du patro­nat royal, ce qui les dis­pen­sait du paie­ment de la dîme.

Mais venons-en aux Réduc­tions dont la popu­la­tion ne dépas­sa jamais 150 000 habi­tants. Mal­gré cer­taines variantes, leurs plans sont iden­tiques. Toutes les rues convergent vers une place rec­tan­gu­laire, au centre de laquelle est plan­tée une croix. Au nord ou au sud se situent nor­ma­le­ment l’a­sile-orphe­li­nat, le cime­tière, l’é­glise et deux cours. Dans la pre­mière s’é­lèvent la rési­dence des jésuites, qui ne sont jamais plus de trois, et quelques dépen­dances, dont les salles d’armes et de musique. La seconde est bor­dée de pro­cures et d’a­te­liers mécaniques.

Sur les trois autres côtés de la place s’a­lignent en blocs les mai­sons des Gua­ra­nis. Dans cet ensemble, l’é­glise, qui peut rece­voir jus­qu’à six mille per­sonnes, tranche par sa beau­té. Sa façade et ses trois ou cinq nefs sont ornées de sta­tues poly­chromes, tan­dis que ses autels et sa voûte sont revê­tus de lam­bris dorés.

Scènes d'agriculture
Aqua­relle de Flo­rian Pancke, s. j.  © UNESCO

Chaque Réduc­tion est dotée d’un sys­tème de ser­vices publics : mou­lin et four à grain, gre­nier et dépôt ali­men­taire, abat­toir et bou­che­rie, four­neau à brique et fon­de­rie de métaux. L’ad­duc­tion d’eau et l’é­cou­le­ment des égouts y sont aus­si assu­rés. Vers le milieu du XVIIIe siècle, c’est-à-dire au temps de leur apo­gée, les Réduc­tions, du point de vue l’ur­ba­nisme, dépassent lar­ge­ment les villes envi­ron­nantes, à l’ex­cep­tion de Bue­nos Aires et Córdoba.

Mais les mis­sions gua­ra­nis ne sau­raient se réduire à ces espaces construits. Éloi­gnées de quelques cen­taines de kilo­mètres, elles pos­sèdent, à plu­sieurs, d’im­menses estan­cias et vaquerías. Quand les colons espa­gnols se furent empa­rés de la Vaquería del Mar, les jésuites fon­dèrent la Vaquería de los Pinares qui attei­gnit un mil­lion de têtes. Mais quand cet éle­vage eut subi le même sort que le pré­cé­dent, les Réduc­tions durent se conten­ter des trou­peaux de leurs estan­cias dont cer­taines attei­gnaient plus de 300 000 km2.

On per­çoit, par ces chiffres, l’im­por­tance éco­no­mique des Réduc­tions gua­ra­nies. S’il est vrai que cha­cune consti­tue une uni­té auto­nome, ensemble, elles forment, du fait de leurs liens, un véri­table sys­tème géré à par­tir de Can­de­la­ria où réside le supé­rieur de la Mis­sion. Mais il importe de pré­ci­ser que, dans les Réduc­tions, le régime de la pro­prié­té est mixte. À côté de la part de l’homme (Amam­baé), il y a celle de la com­mu­nau­té (Tavan­baé) et celle de Dieu (Tupam­baé).

Au nom de la pre­mière, chaque famille dis­pose d’un jar­din à l’in­té­rieur de la loca­li­té et d’un lopin (cha­cra) à l’ex­té­rieur. Les outils de tra­vail lui appar­tiennent, mais non les bêtes de trait et de trans­port. Les Gua­ra­nis, cepen­dant, pré­fèrent tra­vailler en com­mun dans le Tavan­baé ou le Tupam­baé. Là, les jésuites déve­lop­pèrent la culture de la yer­ba mate, le » thé du Para­guay « , qui devint bien­tôt l’une des res­sources prin­ci­pales des Réduc­tions, avec le coton et la laine.

Mais la pro­duc­tion des ate­liers de menui­se­rie et de fon­de­rie était loin d’être négli­geable, pareille­ment la fabrique des cha­peaux, des armes à feu et des ins­tru­ments de musique. Tous ces pro­duits étaient échan­gés, à l’in­té­rieur, sur la base du troc, mais, à l’ex­té­rieur, ils étaient com­mer­cia­li­sés, hors taxes, à San­ta Fe et à Bue­nos Aires où se trou­vaient les pro­cures des Réduc­tions qui pos­sé­daient une flotte de pirogues et de radeaux qu’elles construi­saient elles-mêmes.

L’ad­mi­nis­tra­tion de la » Répu­blique » était aus­si com­plexe que son éco­no­mie. Si les jésuites y sont l’ins­tance suprême, l’au­to­ri­té immé­diate revient aux autoch­tones. En chaque Réduc­tion, un conseil (cabil­do) exerce les pou­voirs légis­la­tif, exé­cu­tif et judi­ciaire. Pré­si­dé par le cor­re­gi­dor ou le teniente cor­re­gi­dor, il est com­po­sé de juges (alcaldes) et de délé­gués de quar­tiers (regi­dores), du chef mili­taire (alfe­rez real) et des poli­ciers (algua­ciles), enfin d’un secré­taire (escri­ba­no). Sont direc­te­ment sou­mis au cabil­do le pro­cu­reur (mayor­do­mo) et ses auxi­liaires char­gés de la ges­tion des biens communautaires.

Aux jésuites et au cabil­do, il faut ajou­ter les caciques qui sont envi­ron une cin­quan­taine par loca­li­té. Avec les Pères, ceux-ci choi­sissent le cor­re­gi­dor, nom­mé cepen­dant par le gou­ver­neur de Bue­nos Aires, et, dans la vie cou­rante, ils servent d’in­ter­mé­diaires entre le conseil et leurs sujets qui vivent dans un même quar­tier. La jus­tice, tou­te­fois, est du seul res­sort du cor­re­gi­dor et des alcaldes. Le Libro de ordenes (1649) décrit le Code civil et pénal mis en place. Fait unique à l’é­poque, la peine de mort n’existe pas et la tor­ture est inter­dite. La sanc­tion la plus lourde est la réclu­sion pour dix ans, et la plus fré­quente le fouet.

Sur la vie quo­ti­dienne dans une Réduc­tion, nous avons, daté de 1711, le témoi­gnage impar­tial d’un capu­cin de Bourges. Tôt le matin, le tam­bour annonce le réveil. Peu après, des aides-infir­miers s’en­quièrent de la san­té de cha­cun. Les enfants sont alors conduits, par quelques alcaldes, à l’é­glise pour la messe et le caté­chisme, puis à l’é­cole où gar­çons et filles apprennent la lec­ture, l’é­cri­ture et le cal­cul. Selon leur incli­na­tion, tous doivent aus­si s’exer­cer à un métier manuel. Les plus doués sont orien­tés vers les car­rières admi­nis­tra­tives et peuvent, s’ils le dési­rent, apprendre l’espagnol.

Quant aux adultes, hor­mis les deux jours où tous sont requis sur les terres com­mu­nau­taires, ils vaquent, mais jamais plus de six heures, soit sur leur cha­cra, soit dans les ate­liers. Si le plus grand nombre tra­vaille à l’in­té­rieur des Réduc­tions, cer­tains sont employés dans les estan­cias et d’autres servent dans les milices, pla­cées sous la res­pon­sa­bi­li­té du Supé­rieur de la Mis­sion. Notons qu’entre 1644 et 1766 les forces gua­ra­nis eurent à inter­ve­nir plus de soixante fois.

Réduction de Saint-François-Xavier-de-Mocobies, sur le territoire actuel de Bolivie.
Réduc­tion de Saint-Fran­çois-Xavier-de-Moco­bies, sur le ter­ri­toire actuel de Bolivie.
Aqua­relle de Flo­rian Pancke, s. j., qui y séjour­na de 1748 à 1769. © UNESCO

Toutes ces acti­vi­tés ne doivent pas occul­ter l’im­por­tance de la vie cultu­relle dans les Réduc­tions. Une impri­me­rie est mon­tée au Para­guay, presque un siècle avant qu’il n’y en ait une à Bue­nos Aires ; un obser­va­toire astro­no­mique est ins­tal­lé dans la Réduc­tion de San Cosme, qui sus­ci­ta l’in­té­rêt des uni­ver­si­tés euro­péennes ; une phar­ma­co­pée est déve­lop­pée pour trai­ter toutes sortes d’é­pi­dé­mies et, bien­tôt, ce sont deux hôpi­taux qui sont ouverts à Yapeyú et à Candelaria.

Mais si dans le domaine des sciences et des tech­niques, les Gua­ra­nis sont d’ex­cel­lents auxi­liaires, dans celui des beaux-arts ils se révèlent d’au­then­tiques maîtres. Leur talent est mani­feste en pein­ture, sculp­ture et archi­tec­ture, sous la conduite, par­mi bien d’autres, de L. Ber­ger et J. Bra­sa­nel­li, et, plus grand encore, dans les arts rythmiques.

Si, à Yapeyú, A. Sepo von Rei­negg intro­duit la musique alle­mande et ita­lienne, d’autres jésuites aident les Gua­ra­nis à mêler leur sen­si­bi­li­té à celle de l’Eu­rope. Mais celui qui exer­ça la plus grande influence sur les Réduc­tions est, sans conteste, D. Zipo­li, qui, avant d’en­trer dans la Com­pa­gnie, riva­li­sa avec Vival­di. Le dimanche et les jours chô­més, la visite du pro­vin­cial, le pas­sage d’un évêque ou d’un haut fonc­tion­naire donnent lieu à de magni­fiques litur­gies, à de belles repré­sen­ta­tions, voire à des parades mili­taires. Mais fina­le­ment, ce fai­sant, que cher­chaient donc les jésuites ?

La » manière de procéder » de la Compagnie de Jésus

Para­doxa­le­ment, au XVIIIe siècle, ce sont les phi­lo­sophes qui don­nèrent les meilleures réponses. Lorsque Vol­taire, dans les Réduc­tions, voit » un triomphe de l’hu­ma­ni­té « , que Mon­tes­quieu y loue » l’i­dée de la reli­gion jointe à celle de l’hu­ma­ni­té » et que Ray­nal affirme qu’a­vant d’être chris­tia­ni­sés les Gua­ra­nis sont d’a­bord » poli­cés « , ils sou­lignent un point fon­da­men­tal de la » manière » jésuite.

Mais pour le com­prendre, c’est peut-être moins Pla­ton ou Cam­pa­nel­la qu’il faut inter­ro­ger que l’Au­gus­tin de la Cité de Dieu et, plus sûre­ment encore, F. Sua­rez. Dans son De legi­bus ac de Deo legis­la­tore, ce théo­lo­gien jésuite du XVIIe siècle ne pré­sente-t-il pas une théo­rie de la com­mu­ni­tas au niveau de la famille et de l’É­tat ? Selon lui, le fon­de­ment de la sou­ve­rai­ne­té n’est pas à cher­cher dans un contrat, mais dans la volon­té popu­laire. Il pense éga­le­ment que la com­mu­nau­té des biens peut être réel­le­ment une dimen­sion sociale, sur­tout quand elle est magni­fiée par la religion.

C’est sans doute dans les limites de ces prin­cipes, mais avec le désir de res­pec­ter l’al­té­ri­té gua­ra­ni, que les jésuites se sont enga­gés sur la voie d’un » com­pro­mis » en fai­sant preuve de prag­ma­tisme et de psy­cho­lo­gie. S’ils main­tiennent les hié­rar­chies indi­gènes, ils les trans­forment sub­ti­le­ment en leur équi­valent dans l’ad­mi­nis­tra­tion espagnole.

Pareille­ment, s’ils conservent le régime de la pro­prié­té et de l’u­su­fruit des biens dans ses lignes essen­tielles, ils le ratio­na­lisent par un lourd apport tech­nique. La poly­ga­mie est plus pro­blé­ma­tique. S’ils la tolèrent chez les adultes qui ne sont pas chré­tiens, ils s’ef­forcent de convaincre les plus jeunes de l’ex­cel­lence de la mono­ga­mie et de célé­brer leur union avec solen­ni­té. Les gar­çons se marient à 17 ans et les filles à 15 et, immé­dia­te­ment après la célé­bra­tion, les nou­veaux couples reçoivent une mai­son et une cha­cra privées.

Plus sub­tile mais tout aus­si impor­tante est la contri­bu­tion lin­guis­tique des jésuites. En ras­sem­blant dans une même Réduc­tion des tri­bus diverses, ils per­mirent à la longue l’é­la­bo­ra­tion d’un gua­ra­ni com­mun, c’est-à-dire d’une » langue franche » qui s’im­po­sa à toute la région et qui demeure aujourd’­hui l’une des deux par­lées au Paraguay.

Mais, grâce aux gram­maires et aux voca­bu­laires de Ruiz de Mon­toya, ils aidèrent aus­si à la créa­tion d’un gua­ra­ni écrit. Bien­tôt cepen­dant ce sont les Indiens eux-mêmes qui écrivent, ain­si Nico­las Yapu­guay dont on publia, en 1724 et 1727, une Expli­ca­tion du caté­chisme et des Ser­mones y exem­plos. Mais oral ou écrit, le » nou­veau » gua­ra­ni demeure une langue très mal­léable, ce qui per­mit aux jésuites, par d’ha­biles sub­sti­tu­tions séman­tiques, de nom­mer Dieu à l’aide de concepts cou­rants. Nous sommes là au cœur de la dif­fi­cile accul­tu­ra­tion du chris­tia­nisme au Paraguay.

Dimen­sion­née par une anthro­po­lo­gie du pos­sible, il s’a­git d’une tâche qui dépasse de beau­coup la simple idée de l’é­van­gé­li­sa­tion for­cée ou de l’as­si­mi­la­tion pré­caire par syn­cré­tisme dou­teux, même si ces fac­teurs sont à prendre en compte. Il s’a­git de quelque chose de plus pro­fond, de plus per­ma­nent : il est en fait ques­tion de s’ap­pro­prier de l’in­té­rieur la sub­jec­ti­vi­té de » l’Autre » vu comme per­sonne spi­ri­tuelle, comme sujet actif entre la grâce du déter­mi­nisme et le choix offert par le libre arbitre. Entre alors en jeu une conver­sion dou­blée d’un trans­fert de valeurs – c’est celle de » l’Autre « , qu’il intègre comme sienne et tra­duit dans une vision spi­ri­tuelle. Les œuvres d’art réa­li­sées par les Gua­ra­nis prennent là toute leur impor­tance. Elles expriment, à leur manière, que la » Terre sans mal » (Yvy maraê’y) qu’ils cher­chaient existe bien, mais en un point plus loin que la mort.

Les Réduc­tions du Para­guay furent-elles une » uto­pie » ou une » euto­pie » ? Peu importe, ce fut une belle entre­prise. Mal­heu­reu­se­ment, elle eut le tort d’a­voir été pen­sée, selon l’es­prit d’I­gnace de Loyo­la, aux fron­tières dan­ge­reuses des mondes. Était-il rai­son­nable de mon­trer, non seule­ment en paroles mais en actes aus­si, que les Gua­ra­nis étaient des hommes, tout autant que les Espa­gnols et les Por­tu­gais ? Était-il pru­dent d’im­plan­ter sept de leurs Réduc­tions aux » limites » des empires colo­niaux de ceux-ci qui n’eurent de cesse, après 1750, que de s’en empa­rer pour de bonnes ou de mau­vaises rai­sons ? Peut-être pas, mais pourtant…

Commentaire

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12 septembre 2017 à 16 h 35 min

Ordi­na­tions
Est-il pos­sible de connaître le nombre d’or­di­na­tions à la prê­trise dans la popu­la­tion indienne par les jésuites pen­dant leur pré­sence au Paraguay ?

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