La Chute

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°538 Octobre 1998Par : Albert CAMUSRédacteur : Philippe OBLIN (46)

L’autre soir à La Baule, Pierre Tabard inter­pré­tait La Chute, d’Al­bert Camus. Ce devant un pub­lic con­sti­tué, pour l’essen­tiel, de lycéens. Les quelques adultes présents avaient plutôt des mines de pro­fesseurs, qu’en­touraient alors des garçons et filles à tête de pre­miers de la classe.

” Pre­mier de la classe “. C’est ain­si juste­ment que Mau­ri­ac qual­i­fi­ait l’au­teur de La Chute, son jeune con­frère. Sous la plume de ce grand bour­geois catholique scru­tant un bour­si­er méri­tant, mais issu de l’é­cole laïque et répub­li­caine, il ne s’agis­sait pas d’un compliment.

Mais que pen­saient nos bons élèves ? Quand ils écoutaient de la bouche de Tabard cette langue belle et sim­ple, avec quoi est bâtie l’oeu­vre de Camus, et capa­ble de con­fér­er une apparence de pro­fondeur à des banal­ités grave­ment dépourvues du moin­dre humour.

Étaient-ils là par néces­sité pro­fes­sion­nelle, si l’on peut dire, ou par con­vic­tion ? Voy­aient-ils en Camus un porte-parole de la con­science uni­verselle ou, plus plate­ment, un auteur du programme ?

On ne sait. Prob­a­ble­ment une com­bi­nai­son de tout cela, vari­able selon les indi­vidus. Et les moments : il y en avait de très ennuyeux.

En tout cas, ils écoutaient. Pierre Tabard, par son jeu et sa par­faite dic­tion, rendait presque attrayant ce texte, non écrit pour la scène, et qui sera tombé des mains de bien des lecteurs·- plusieurs me l’ont jadis avoué — dès les pre­mières pages. Mir­a­cle du théâtre.

On con­naît le sujet de La Chute : médi­ta­tion, en forme de mono­logue, sur le sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité éprou­vé par l’av­o­cat Cla­mence, après qu’il s’est trou­vé témoin, audi­tif et loin­tain, à peu près impuis­sant, d’une scène présen­tant les apparences d’un sui­cide par noy­ade, au cours d’une déam­bu­la­tion sur les quais de Paris, une nuit de novembre.

Il s’en veut, non pas de n’avoir rien pu faire — ce serait idiot — mais de n’avoir rien fait. Eu égard aux cir­con­stances, on ne peut d’ailleurs s’empécher de penser que cela revient presque au même, mais peu importe : Cla­mence tient là le thème de sa longue — ô com­bi­en — réflex­ion sur la cul­pa­bil­ité, qu’il estime inhérente à la con­di­tion humaine.

Il s’é­panche là-dessus dans un bar d’Am­s­ter­dam, par une nuit de brouil­lard. On se demande pourquoi en un tel lieu, qui n’a rien à voir avec le reste de l’his­toire. Peut-être les bars d’Am­s­ter­dam évo­quaient-ils dans l’e­sprit de Camus quelque asso­ci­a­tion d’idée, qu’il n’a pas dite. Ce sont des choses qui arrivent chez les lit­téra­teurs. Elles présen­tent l’a­van­tage de don­ner du grain à moudre aux cri­tiques mais lais­sent les lecteurs indif­férents ou per­plex­es, selon leur degré d’attention.

Doit-on dire que Cla­mence décou­vre ain­si quelque chose comme le péché ? Pas vrai­ment. Point n’est besoin de Dieu, affirme-t-il, pour qu’il y ait cul­pa­bil­ité ; la seule human­ité y pour­voit très bien. Car, pour lui, les rela­tions entre l’homme et Dieu se lim­it­eraient à celles exis­tant entre coupable et juge.

Par­tant de cette prémisse — sans doute un peu courte — il tend à en con­clure à l’inu­til­ité de Dieu : la con­science uni­verselle suf­fit à don­ner aux hommes l’idée de leur état de cul­pa­bil­ité, au besoin sans méme qu’ils sachent très bien de quoi.

On ne voit rien là-dedans qui vaille de se pâmer, me semble-t-il.

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