La chimie supramoléculaire

Dossier : La chimie nouvelleMagazine N°572 Février 2002
Par Jean-Marie LEHN
Par Bernard DIETRICH

Les racines de la chimie supramolécu­laire remon­tent sinon explicite­ment, du moins implicite­ment, à la fin du XIXe siè­cle et trois noms peu­vent y être rat­tachés. En 1893 Alfred Wern­er en un arti­cle volu­mineux et révo­lu­tion­naire jetait les bases de la chimie de coor­di­na­tion. Par­tant des nom­breux com­plex­es de type cation métallique-amine con­nus à l’époque il réus­sit à établir une clas­si­fi­ca­tion sys­té­ma­tique de ces pro­duits et à par­tir de là de pro­pos­er une théorie de la coor­di­na­tion expli­quant la for­ma­tion et les pro­priétés des complexes.

La chimie supramolécu­laire est la général­i­sa­tion de la chimie de coor­di­na­tion à tous types de parte­naires et d’in­ter­ac­tions. En étu­di­ant l’ac­tion d’en­zymes sur cer­tains sucres Emil Fis­ch­er en 1894 con­sta­ta que cette réac­tion était haute­ment spé­ci­fique. Par exem­ple que l’ac­tion sur deux glu­co­sides, l’un image de l’autre dans un miroir, s’ex­erçait sur un seul des énan­tiomères ce qui impli­quait que l’en­zyme pos­sé­dait un site act­if ayant une con­fig­u­ra­tion unique­ment adap­tée à l’un des glu­co­sides. Cette spé­ci­ficité était inter­prétée en pro­posant que sub­strat et enzyme devaient s’a­juster comme ” clef et ser­rure ” ; c’est-à-dire qu’une com­plé­men­tar­ité géométrique exis­tait entre les deux parte­naires. Ce principe clef-ser­rure pure­ment géométrique com­plété main­tenant par les aspects énergé­tiques est devenu la recon­nais­sance moléculaire.

Enfin en 1897 Paul Ehrlich lors de ses études sur le sérum antidiph­térique con­tenant l’an­ti­tox­ine de la mal­adie pro­posa qu’une asso­ci­a­tion tox­ine-anti­tox­ine se fai­sait grâce à la présence sur l’an­ti­tox­ine de chaînes latérales ayant une affinité pour la tox­ine ; peu après il a intro­duit le terme de récep­teur qui est devenu d’un usage courant dans sa lit­téra­ture dès 1901. Ain­si au début du vingtième siè­cle les racines pro­fondes de ce qui allait devenir la chimie supramolécu­laire étaient en place, mais env­i­ron soix­ante-dix années allaient se pass­er avant de voir le domaine naître puis exploser.

Pen­dant cette longue péri­ode la chimie et la biolo­gie allaient con­naître des développe­ments prodigieux. La syn­thèse organique se dévelop­pa rapi­de­ment, enrichissant sans cesse la panoplie de ses out­ils par la décou­verte de nou­velles réac­tions et la mise au point de straté­gies d’ob­ten­tion de sub­stances naturelles de plus en plus com­pliquées. Les pro­grès réal­isés sont tels qu’il n’est pas exagéré de dire qu’actuelle­ment la syn­thèse des molécules les plus com­plex­es de la nature est pos­si­ble, la chimie molécu­laire est en quelque sorte au som­met de son art.

Plus tar­di­ve­ment, au début des années cinquante, débu­ta l’ère des méth­odes physiques per­me­t­tant l’analyse des struc­tures et des pro­priétés des com­posés. Les pro­grès inces­sants des appareil­lages pla­cent entre les mains du chercheur actuel des out­ils de hautes per­for­mances (spec­tro­scopies IR, UV, RMN flu­o­res­cence, spec­trométrie de masse, dif­frac­tion des rayons X, etc.). Au vu de la com­plex­ité des sys­tèmes vivants les pro­grès de la biolo­gie sont encore plus impres­sion­nants. Par­tant des con­sti­tu­ants de la cel­lule, les biol­o­gistes ont su à la manière d’un zoom se rap­procher de la struc­ture ultime des com­posés et décou­vrir peu à peu que tous les con­sti­tu­ants étaient des sub­stances chimiques.

Le large fos­sé qui séparait encore la chimie et la biolo­gie au début du vingtième siè­cle se combla gradu­elle­ment en même temps que nais­sait la biolo­gie… molécu­laire. Tous les com­posés vivants sont donc des entités dis­crètes dont la cohé­sion est assurée, comme pour les com­posés organiques, par la liai­son cova­lente. Mais d’autres inter­ac­tions, plus faibles, allaient se révéler grâce surtout aux études physic­ochim­iques et cristal­lo­graphiques. La struc­ture de la dou­ble hélice de l’acide nucléique révéla que la force motrice de sa for­ma­tion était l’ap­pariement des bases com­plé­men­taires à l’aide de liaisons hydrogène intermoléculaires.

Les pre­mières struc­tures cristallines de pro­téines (myo­glo­bine, hémo­glo­bine, lysozyme) mon­trèrent que la forme active de ces sub­stances résul­tait d’un rigoureux arrange­ment tridi­men­sion­nel de la molécule, cet ordre étant obtenu à l’aide de liaisons hydrogène intramolécu­laires (d’autres inter­ac­tions peu­vent aus­si être observées telles que les forces de Van der Waals, les inter­ac­tions élec­tro­sta­tiques, hydrophobes, π‑π et d’autres) et la for­ma­tion dans cer­tains cas de ponts disul­fure entre des résidus cys­téine. Pour obtenir cet arrange­ment, il est clair que l’in­for­ma­tion néces­saire est stock­ée dans la molécule, cha­cun des quelque 20 aminoacides naturels pos­sède des car­ac­téris­tiques par­ti­c­ulières, ce qui fait que l’a­gence­ment de la pro­téine est déter­miné par la com­po­si­tion en aminoacide, la présence de cer­taines séquences de ces con­sti­tu­ants entraî­nant la for­ma­tion d’a­gence­ments car­ac­téris­tiques (hélice α, feuil­let plis­sé β).

Enfin, il fut aus­si établi que la fix­a­tion d’un sub­strat à une enzyme fait habituelle­ment appel à la for­ma­tion de plusieurs liaisons non cova­lentes. Au début des années soix­ante les out­ils étaient en place et la chimie supramolécu­laire pou­vait naître.

La con­jonc­tion de la mise en évi­dence des pro­priétés de trans­fert d’ions de cer­tains antibi­o­tiques naturels, la décou­verte for­tu­ite des pro­priétés com­plex­antes d’une nou­velle classe de com­posés macro­cy­cliques (les éthers couronnes) et de l’in­térêt pour la con­duc­tion de l’in­flux nerveux (due à la présence de gra­di­ents ion­iques à tra­vers la mem­brane des ions Na+ et K+) allaient nous entraîn­er à effectuer la syn­thèse d’une nou­velle classe de com­posés, les cryptants (fig­ure 1). Ceux-ci per­me­t­tent de réalis­er la réac­tion de recon­nais­sance la plus sim­ple que l’on puisse con­cevoir, à savoir la cap­ture sélec­tive des sub­strats sphériques que sont les cations des métaux alcalins (par ordre crois­sant de taille, les ions lithi­um, sodi­um, potas­si­um, rubid­i­um et césium).

Les dif­férences entre les diamètres sont très faibles, il est cepen­dant pos­si­ble d’obtenir des molécules récep­tri­ces capa­bles d’en­glober préféren­tielle­ment en leur sein l’une de ces espèces sphériques. Les cryptants sont des polyéthers mac­ro­bi­cy­cliques dont la taille de la cav­ité récep­trice est à chaque fois (grâce à une syn­thèse ori­en­tée) adap­tée à la taille du cation à com­plex­er. Les com­plex­es obtenus sont les cryptates (fig­ure 2) dans lesquels les cations sont main­tenus dans la cav­ité grâce à de mul­ti­ples inter­ac­tions ion-dipôle. Au fil des ans, un très grand nom­bre de cryptants ont été syn­thétisés dont le champ d’ap­pli­ca­tion s’est éten­du à une grande par­tie des cations de la clas­si­fi­ca­tion périodique.

Un autre exem­ple de recon­nais­sance molécu­laire con­cerne les com­posés de forme tétraé­drique tel l’ion NH4+. La liai­son sélec­tive d’un tel sub­strat néces­site une molécule dont le site de recon­nais­sance soit tétraé­drique. À cette fin une molécule macrotri­cy­clique a été conçue et syn­thétisée, con­tenant qua­tre atom­es d’a­zote et six atom­es d’oxygène situés respec­tive­ment au som­met d’un tétraè­dre et d’un octaè­dre (fig­ure 3). Cette molécule cap­ture l’ion ammo­ni­um en for­mant un ensem­ble très sta­ble, une espèce supramolécu­laire présen­tant une excel­lente com­plé­men­tar­ité à la fois géométrique et inter­ac­tion­nelle entre les deux parte­naires, sa cohé­sion étant assurée à la fois par un arrange­ment tétraé­drique de qua­tre liaisons hydrogène +N‑H…N et par des inter­ac­tions élec­tro­sta­tiques avec les six atom­es d’oxygène. La forte com­plex­a­tion du cation NH4+ dans la cav­ité a pour con­séquence de ren­dre plus dif­fi­cile sa dépro­to­na­tion, son car­ac­tère acide est donc forte­ment dimin­ué ; exprimé autrement on peut dire que la com­plex­a­tion sta­bilise l’ion NH4+. Ces con­stata­tions illus­trent com­bi­en les pro­priétés d’un sub­strat peu­vent être mod­i­fiées lorsque celui-ci est lié met­tant ain­si en lumière les pro­priétés nou­velles d’un ensem­ble supramolécu­laire, de la super­molécule, par rap­port aux molécules qui la composent.

Le moment est oppor­tun pour définir la chimie supramolécu­laire. La chimie supramolécu­laire est le domaine dans lequel règne la chimie des inter­ac­tions molécu­laires, des asso­ci­a­tions de deux ou plusieurs espèces chim­iques et des liaisons non cova­lentes. Un grand nom­bre de récep­teurs arti­fi­ciels ont été syn­thétisés, capa­bles de recon­naître tous les types de sub­strats possibles :

  • cations organiques de toutes géométries,
  • anions inor­ganiques et organiques, . molécules neutres,
  • espèces chirales.


De nom­breuses class­es de nou­veaux com­posés sont nées à la suite des éthers couronnes et des cryptants. Des travaux de nom­breux lab­o­ra­toires on peut citer les sphérants, les cal­ixarènes, les cryp­to­phanes. Cha­cune de ces familles est riche de dizaines voire de cen­taines de représen­tants. La descrip­tion des syn­thès­es et des pro­priétés de ces molécules laisse une lit­téra­ture extrême­ment vaste et dont le rythme de pro­duc­tion est tou­jours croissant.

Ce qui fait le suc­cès de la chimie supramolécu­laire et qui explique l’im­pres­sion d’en­vahisse­ment de la lit­téra­ture par ce domaine c’est son car­ac­tère inter­dis­ci­plinaire. À la suite des chimistes organi­ciens ont con­tribué à l’ex­pan­sion de cette dis­ci­pline les chercheurs de nom­breux autres domaines : chimie physique, chimie théorique et mod­éli­sa­tion, cristal­lo­gra­phie, biochimie. Les appli­ca­tions déjà réelles et celles que l’on peut imag­in­er de la chimie de la recon­nais­sance molécu­laire sont innom­brables : extrac­tions sélec­tives des cations (y com­pris radioac­t­ifs), trans­port de cations, enrichisse­ment iso­topique, con­fec­tion d’élec­trodes spé­ci­fiques, élim­i­na­tion des métaux lourds, cryptates pho­toac­t­ifs, for­ma­tion d’al­calures et d’électrures.

Toutes ces appli­ca­tions con­cer­nent les cations métalliques. Pour les cations (ou anions) organiques on peut citer la recon­nais­sance linéaire par des lig­ands appro­priés de sels de diammo­ni­um (ou de dicar­boxy­lates). Les récep­teurs incor­po­rant des sites de com­plex­a­tion chi­raux opèrent une recon­nais­sance de sub­strats chi­raux (ammo­ni­um, car­boxy­late). Des hydro­car­bu­res aro­ma­tiques, des dérivés halogénés d’hy­dro­car­bu­res peu­vent aus­si être com­plexés sélec­tive­ment. Une autre appli­ca­tion très util­isée est l’ac­ti­va­tion anion­ique qui résulte de la sol­u­bil­i­sa­tion en milieu organique non sol­vatant de nom­breux sels métalliques (halogénures, car­boxy­lates, alcoolates, etc.), la com­plex­a­tion du cation libère l’an­ion qui devient beau­coup plus réac­t­if ; des réac­tions cat­aly­tiques sont aus­si possibles.

L’ensem­ble des résul­tats présen­tés jusque-là con­stitue le pre­mier volet de la chimie supramolécu­laire. Cette chimie s’est fondée sur les récep­teurs molécu­laires syn­thé­tiques organ­isés de façon plus ou moins rigide pour effectuer des proces­sus de recon­nais­sance molécu­laire, de catal­yse et de trans­port. L’u­til­i­sa­tion des struc­tures macro­cy­cliques et macrop­oly­cy­cliques a été dic­tée par la néces­sité de bien con­trôler la géométrie et la rigid­ité des récep­teurs molécu­laires, en d’autres ter­mes, de préor­gan­is­er le récep­teur pour le ren­dre apte à rem­plir l’opéra­tion souhaitée. Au-delà de cette préor­gan­i­sa­tion, fondée sur la liai­son cova­lente, on peut con­cevoir des sys­tèmes subis­sant une auto-organ­i­sa­tion, c’est-à-dire des sys­tèmes capa­bles de génér­er spon­tané­ment à par­tir de leurs com­posants, et dans des con­di­tions don­nées, une archi­tec­ture bien définie et fonctionnelle.

On peut citer de nom­breux exem­ples de struc­tures supramolécu­laires biologiques telles que la for­ma­tion spon­tanée de la dou­ble hélice des acides nucléiques par enroule­ment des deux brins com­plé­men­taires, l’éd­i­fi­ca­tion du virus de la mosaïque du tabac à par­tir de nom­breuses briques pep­tidiques for­mant un tube autour de son acide nucléique, la for­ma­tion de canaux à K+ à par­tir de qua­tre sous-unités pro­téiniques iden­tiques, canal dont la struc­ture cristal­lo­graphique a été décrite récem­ment, la struc­ture du cen­tre pho­to­syn­thé­tique de la bac­térie Rhodopseudomonas viridis.

Quelques exem­ples per­me­t­tront au lecteur d’ap­préci­er le deux­ième volet de la chimie supramolécu­laire. Un pre­mier mode d’or­gan­i­sa­tion a été obtenu à l’aide des com­plex­es de lig­ands acy­cliques poly(bipyridine) répéti­tifs (BP2, BP3, BP4, BP5). En présence du cation Cu(I) il se pro­duit un assem­blage spon­tané en héli­cates à dou­ble brins con­tenant deux molécules de lig­and et un ion Cu(I) par groupe bipyri­dine de chaque lig­and (fig­ure 4).

La struc­ture en dou­ble hélice résulte de la coor­di­na­tion tétraé­drique imposée par chaque site Cu(bipy)2 +.

Avec d’autres lig­ands poly(bipyridine) et en présence de cations Ni2+ de coor­di­na­tion octaé­drique l’au­to-organ­i­sa­tion con­duit à une triple hélice (fig­ure 5).

De nom­breuses autres archi­tec­tures organiques ou inor­ganiques ont été réal­isées grâce à la con­fec­tion sur mesure de lig­ands appro­priés, sont for­més ain­si des cages cylin­driques, des grilles (fig­ure 6). L’éd­i­fi­ca­tion spon­tanée mais con­trôlée d’ar­chi­tec­tures supramolécu­laires très com­plex­es offre aus­si aux nanosciences et à la nan­otech­nolo­gie une voie pour la généra­tion d’éd­i­fices fonc­tion­nels très élaborés, autre que la nanofab­ri­ca­tion et les nanoma­nip­u­la­tions telles quelles sont envis­agées actuelle­ment. Sig­nalons encore la for­ma­tion de polymères supramolécu­laires obtenus par auto-assem­blage de com­posés monomériques com­plé­men­taires (fig­ure 7).

Au terme de cet arti­cle il est impor­tant de réalis­er que le fil con­duc­teur de l’ensem­ble du domaine de la chimie supramolécu­laire est l’in­for­ma­tion con­tenue dans les molécules. En effet, les pro­priétés d’un récep­teur, l’a­gence­ment d’un vaste édi­fice supramolécu­laire, sont inscrits, pro­gram­més lors de la syn­thèse des com­posés con­sti­tu­tifs. Un autre aspect de l’im­pact de la chimie supramolécu­laire est donc la per­cep­tion de la chimie non seule­ment comme une sci­ence met­tant en œuvre matière et énergie mais aus­si comme une sci­ence de l’in­for­ma­tion, celle-ci étant portée par la struc­ture moléculaire.

Le défer­lement de la lit­téra­ture témoigne de l’emprise de ce nou­veau domaine : des mil­liers de pub­li­ca­tions, des cen­taines de revues, des dizaines de livres, un ouvrage mul­ti-vol­umes de 7 000 pages, une ency­clopédie de 240 arti­cles en pré­pa­ra­tion. Plus impres­sion­nant encore est le fait que les développe­ments mul­ti­ples déjà réal­isés ne cessent d’ou­vrir la voie à de nou­veaux chemins d’investigations.

Trente ans après ses débuts la chimie supramolécu­laire est tou­jours pleine de promesses.

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