Jean-Marie Domenach (1922–1997)

Dossier : ExpressionsMagazine N°535 Mai 1998Par : Emmanuel GRISON (37) et Jean-Pierre DUPUY (60)

De la chaire “d’histoire et littérature” au département d’humanités et sciences sociales

Emmanuel Gri­son (37)

Lorsque Tuffrau, héri­ti­er d’une longue tra­di­tion de pro­fesseurs d’his­toire et lit­téra­ture, con­férenciers mag­is­traux et tal­entueux plutôt que maîtres à penser, atteignit l’âge de la retraite en 1958, le Con­seil de per­fec­tion­nement, alors récem­ment rénové et présidé par Louis Armand, choisit un can­di­dat qui se récla­mait du nou­veau courant his­torique, les Annales : cette pre­mière ouver­ture à la moder­nité fut pilotée par Morazé qui, dix ans plus tard, après les réformes qui suivirent 1968, allait assumer la muta­tion des tra­di­tion­nelles con­férences du soir et la créa­tion d’un nou­veau départe­ment d’en­seigne­ment, “Human­ités et Sci­ences sociales”, à la visée beau­coup plus large, où com­mencèrent à s’or­gan­is­er de mul­ti­ples sémi­naires très diver­si­fiés dont cer­tains firent appel à des per­son­nal­ités de pre­mier plan, comme Alfred Sauvy.

Lors de la suc­ces­sion de Morazé, en 1978, l’É­cole venait de s’in­staller à Palaiseau et la palette du départe­ment HSS s’é­tait fort éten­due : le choix du nou­veau pro­fesseur n’al­lait pas de soi et ce ne fut qu’en 1980 que le Con­seil d’ad­min­is­tra­tion déci­da de nom­mer Dom­e­n­ach. Sa notoriété à la direc­tion de la revue Esprit qu’il avait menée plus de vingt ans à la suite d’Em­manuel Mounier et d’Al­bert Béguin, ses pris­es de posi­tion à Esprit, ses livres (son Ce que je crois venait de paraître chez Gras­set) don­naient à penser qu’il était en mesure d’ex­ercer cette sorte de mag­istère moral, de témoignage vis-à-vis des élèves, qu’on attendait du nou­veau tit­u­laire de HSS.

De fait, Dom­e­n­ach se pas­sion­na tout de suite, et pour son méti­er de pro­fesseur et, plus encore peut-être, pour l’É­cole, pour les élèves avec qui il aimait à dis­cuter longue­ment et famil­ière­ment, élab­o­rant pro­gres­sive­ment son cours qu’il ne pub­lia défini­tive­ment qu’en 1986 : Approches de la moder­nité (Paris, Ellipse).

Le côté mil­i­taire de l’É­cole n’é­tait pas pour déplaire, au con­traire, à la fibre “ancien com­bat­tant” de ce résis­tant de 1943–1944, de ce fidèle du Péguy des Cahiers de la Quin­zaine, comme lui intel­lectuel engagé dans la défense d’une mys­tique et dans la lutte con­tre quiconque la met­trait au ser­vice d’une politique.

C’est ici qu’il faut citer les accents véhé­ments de Notre Jeunesse (1910) où Péguy, drey­fu­siste, fustigeait les poli­tiques drey­fu­sistes : “Tout com­mence par la mys­tique, par une mys­tique, par sa (pro­pre) mys­tique et tout finit par de la poli­tique… L’in­térêt, la ques­tion, l’essen­tiel est que dans chaque ordre, dans chaque sys­tème, la mys­tique ne soit point dévorée par la poli­tique à laque­lle elle a don­né nais­sance. L’essen­tiel n’est pas, l’in­térêt n’est pas que telle ou telle poli­tique tri­om­phe, mais que dans chaque ordre, dans chaque sys­tème chaque mys­tique, cette mys­tique ne soit point dévorée par la poli­tique issue d’elle.”

Qui ne recon­naît là ce qui ani­mait Dom­e­n­ach, “l’an­cien com­bat­tant” fidèle à l’idéal à l’É­cole d’Uriage — au temps du refus du prêt-à-penser vichys­sois dans une zone (encore) libre — puis du maquis de la Thébaïde *, ce mes­sage qu’il devait délivr­er jusqu’à la fin de sa vie en divers essais ou pam­phlets : lib­erté, refus de l’ac­com­mode­ment et du con­formisme, foi en notre jeunesse ?

* Pierre Bitoun, Les Hommes d’Uriage, Paris, La Décou­verte, 1988.

De la Résistance à la recherche

Jean-Pierre Dupuy (60)

Jean-Marie Dom­e­n­ach sera resté toute sa vie le résis­tant courageux et téméraire qu’il fut dans les maquis du Ver­cors, à une époque où nom­bre de jeunes de son milieu s’ori­en­taient plutôt vers l’Ac­tion Française. Ce choix de la Résis­tance ne l’empêcha pas, bien au con­traire, de pren­dre la défense de l’É­cole des cadres d’Uriage, par laque­lle il était passé au début de la guerre, et dont le per­son­nal­isme fut accusé de pétain­isme. Le per­son­nal­isme, il l’avait ren­con­tré dans la per­son­ne d’Em­manuel Mounier, dont il prit la suc­ces­sion à la tête de la revue Esprit entre 1956 et 1976. C’est là, de son bureau de la rue Jacob, qu’il mena ses com­bats les plus célèbres, avec une générosité, une force et une sen­si­bil­ité qui for­cent l’ad­mi­ra­tion. Il mili­ta pour l’indépen­dance de l’Al­gérie, mais refusa de sign­er l’ap­pel à l’in­soumis­sion dit “des 121”, qu’il jugeait irre­spon­s­able. Catholique de gauche, il prit net­te­ment posi­tion con­tre le social­isme autori­taire. Après mai 1968, on le retrou­ve en com­pag­nie de Michel Fou­cault au sein du Groupe d’in­for­ma­tion sur les pris­ons. Il fait d’E­sprit l’un des fers de lance du com­bat anti-totalitaire.

Le jour­nal­iste engagé est aus­si un essay­iste remar­qué. Il faut relire, encore aujour­d’hui, son Retour du trag­ique (1967), Le Sauvage et l’Or­di­na­teur (1976), Enquête sur les idées con­tem­po­raines (1981), Une morale sans moral­isme (1992), et le très polémique Cré­pus­cule de la cul­ture française (1995), qui lui val­ut beau­coup d’inim­i­tiés. Polémiste, il l’é­tait, par­fois jusqu’à l’im­pru­dence, mais sans aucune méchanceté. Il s’é­ton­nait sincère­ment des coups sou­vent bas qu’il rece­vait en retour. C’est lui qui eut le flair et le courage de repér­er et de faire con­naître au pub­lic français deux œuvres puis­sam­ment orig­i­nales, mais qui heur­taient de front l’estab­lish­ment, tech­nocra­tique dans un cas, des sci­ences de l’homme dans l’autre : la cri­tique rad­i­cale de la société indus­trielle d’I­van Illich, et l’an­thro­polo­gie générale de René Girard.

C’est par Illich que je ren­con­trai Dom­e­n­ach, au pied des deux vol­cans sacrés qui sépar­ent Mex­i­co de Cuer­nava­ca. Une utopie lib­er­taire nous rassem­blait. Elle eut le don d’in­téress­er Jean Ull­mo, ce grand ratio­nal­iste qui avait été mon pro­fesseur à l’É­cole et qui fut une des émi­nences gris­es de notre Alma Mater, respon­s­able, en par­ti­c­uli­er, de la créa­tion du départe­ment d’é­conomie. Ce grand philosophe des sci­ences que fut Jean Ull­mo regret­tait qu’il n’y ait pas de recherch­es philosophiques à l’É­cole. C’est lui qui con­seil­la de sus­citer la can­di­da­ture de Dom­e­n­ach lors de la vacance du poste de pro­fesseur à l’É­cole, après qu’on eut échoué à y intéress­er des his­to­riens de pre­mier plan. C’est encore lui qui con­fia à Dom­e­n­ach et à moi la tâche de met­tre sur pied un cen­tre de recherche en épisté­molo­gie. Jean Ull­mo mou­rut avant de voir la nais­sance de ce cen­tre, en 1982.

Sur les années poly­tech­niques de Jean-Marie Dom­e­n­ach, je me con­tenterai de dire ceci : que ses élèves, sou­vent éber­lués, mais ravis, écoutaient avec admi­ra­tion ce pro­fesseur venu, sem­ble-t-il, d’un autre âge, leur dire les valeurs de l’en­gage­ment, à eux trop sou­vent habitués à croire que les prob­lèmes moraux et poli­tiques se réduisent à la technique.

Sur l’aven­ture du CREA, je rap­pellerai l’équipe sur­réal­is­te­ment hétéro­clite que nous con­sti­tu­ions au début : des intel­lectuels engagés comme lui, col­lab­o­rant avec des logi­ciens, des math­é­mati­ciens et des théoriciens de ce qu’on n’ap­pelait pas encore à l’époque les sci­ences cognitives.

Tout au long de ces vingt-cinq ans, j’ai vu Jean-Marie Dom­e­n­ach souf­frir de ce qu’il pen­sait être l’in­grat­i­tude de cer­tains de ses com­pagnons du moment. Peut-être exagérait-il, et pre­nait-il pour hos­til­ité ce qui n’é­tait que nég­li­gence ou paresse. J’ai bien peur de ne pas avoir fait excep­tion. Après sa retraite, le CREA est devenu une insti­tu­tion académique­ment sérieuse, trop sérieuse peut-être.

Il venait nous voir, régulière­ment, nous regar­dant comme on observe un enfant qui, en gran­dis­sant, en est venu à ne plus ressem­bler au mod­èle qu’on a suivi pour son édu­ca­tion, mais qui reste votre enfant néan­moins. Cepen­dant, généreux, il se félic­i­tait de la place que pre­naient la philoso­phie morale et l’éthique dans nos activ­ités ; il me dis­ait que ses livres, où son goût du para­doxe éclatait à chaque ligne, n’au­raient pas été ce qu’ils étaient sans ses années d’ap­pren­tis­sage au CREA.

Lui, qui avait tant don­né, ne par­lait que de ce qu’il avait reçu.

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