Jean Couzy

Jean Couzy (42) Un alpiniste d’exception, des Pyrénées à l’Himalaya

Dossier : ExpressionsMagazine N°641 Janvier 2009Par : Vincent GINABAT (90)
Par Vincent GINABAT (90)

Il y a un peu plus de cin­quante ans, le 2 novembre 1958, Jean Cou­zy (42) était vic­time d’une chute de pierres au cours de l’as­cen­sion du Roc des Ber­gers, dans les Hautes-Alpes. Alpi­niste d’ex­cep­tion, » il a ouvert ou répé­té, de l’O­lan au Maka­lu, les plus beaux iti­né­raires du Monde « .

Une nuit étoi­lée, froide et lim­pide, peu­plée d’a­rêtes gra­ni­tiques comme d’au­tant de cathé­drales, dont le cor­tège rocheux ferme la haute val­lée du Lys. Au fond de cet amphi­théâtre, une paroi abrupte où s’ar­rête le regard : le pic orien­tal des Crabioules.

Nous sommes le 27 juin 1948. La mon­tagne n’est pas encore cette force contraire qui abré­ge­ra, dix ans plus tard, un des­tin hors du com­mun ; elle est le témoin secret de nos recherches d’ab­so­lu. Ce jour-là, Jean Cou­zy va enri­chir le pyré­néisme d’une contri­bu­tion majeure ; il signe­ra la seconde le 15 juin 1958, dans la face nord du Petit Vignemale.

Dans l’in­ter­valle, cette dis­ci­pline connaî­tra une nou­velle jeu­nesse, très tech­nique : le sixième degré enva­hit les topos et l’es­ca­lade arti­fi­cielle auto­rise toutes les audaces. Quant à Jean Cou­zy, des ascen­sions plus célèbres vont cou­ron­ner sa vie, « l’une des plus magni­fiques car­rières d’al­pi­niste de tous les temps« 1.

Un cheminement spirituel

Le Maka­lu (8463 m) au Népal.

Membre de l’ex­pé­di­tion à l’An­na­pur­na en 1950, Cou­zy s’illustre par son rayon­ne­ment com­mu­ni­ca­tif, des pre­mières recon­nais­sances au sau­ve­tage des cor­dées qui redes­cendent des 8078 mètres du som­met. « Mer­ci Cou­zy », écri­ra sim­ple­ment Louis Lache­nal, très éprou­vé, dans ses Car­nets du Ver­tige. Et Mau­rice Her­zog ajoutera2 : » Ter­ray ou Cou­zy auraient cer­tai­ne­ment été capables de diri­ger une telle expé­di­tion. » Pour­tant, à son retour en France, Cou­zy est lais­sé dans l’ombre des super­la­tifs qui célèbrent la vic­toire sym­bo­lique, sur la scène mon­diale, d’un pays conva­les­cent. Au demeu­rant, sa concep­tion de l’al­pi­nisme comme expres­sion d’un che­mi­ne­ment spi­ri­tuel ne s’ac­cor­dait pas aux médio­cri­tés d’une gloire facile.

En 1954, le Comi­té de l’Hi­ma­laya lui renou­velle sa confiance pour une ten­ta­tive au Maka­lu (8463 m). Il met au point des inha­la­teurs à oxy­gène, élé­ments déci­sifs de la réus­site bri­tan­nique à l’É­ve­rest un an plus tôt. L’ex­pé­di­tion n’at­teint pas le som­met du Maka­lu, mais le 22 octobre, Cou­zy et Ter­ray enlèvent à marche for­cée le Cho­mo Lön­zo (7 796 m), en ter­ri­toire tibétain.

La seconde expé­di­tion natio­nale au Maka­lu, en 1955, est un suc­cès sans mélange : des études géo­lo­giques remar­quées cou­ronnent l’a­ven­ture spor­tive, et toute l’é­quipe, gal­va­ni­sée par Cou­zy, foule la cime de la cin­quième plus haute mon­tagne du monde. Notre cama­rade André Via­latte (36) est au nombre des vain­queurs3.

Les ascen­sions de Jean Cou­zy s’imposent comme des défis à l’intelligence sur des mon­tagnes parfaites

Les parois les plus difficiles

Entre deux entraî­ne­ments à Fon­tai­ne­bleau, Cou­zy enchaîne aus­si les parois les plus dif­fi­ciles des Alpes, sou­vent avec René Des­mai­son : la face nord directe de la Cima Grande, la face nord-ouest de l’O­lan, la pre­mière hiver­nale de la face ouest des Drus, l’a­rête nord de l’Ai­guille Noire de Peu­te­rey, et un triple iti­né­raire dans la face nord des Grandes Jorasses. Mor­ceaux de bra­voure à l’a­vant-garde de l’al­pi­nisme ou enjeux d’une com­pé­ti­tion géo­po­li­tique, les ascen­sions de Jean Cou­zy s’im­posent toutes comme des défis à l’in­tel­li­gence sur des mon­tagnes par­faites, archétypales.

Cin­quante ans plus tard, ses cri­tères esthé­tiques, rapi­di­té d’exé­cu­tion et pure­té tech­nique du geste, font tou­jours référence.

Droit comme une épée

Nous qui n’a­vons pas eu l’heur de le connaître, nous voi­ci enga­gés, en quête de mémoire, dans la face nord-est des Cra­bioules, ouverte comme une par­ti­tion que l’on peut rejouer indé­fi­ni­ment. On ne compte guère plus d’une cor­dée par an dans cette voie trop sau­vage pour deve­nir clas­sique. Seuls les schistes sur­plom­bants du socle brisent la pers­pec­tive, avec la consis­tance trou­blante d’une pile d’as­siettes ; mais bien­tôt la muraille se remonte « droit comme une épée « , sur un gra­nit franc et compact.

La face nord-est des Cra­bioules (3116 m).

Le pas­sage-clé se fran­chit en esca­lade arti­fi­cielle, deux lon­gueurs au-des­sus du petit névé sus­pen­du à mi-hau­teur, lors­qu’on bute sous un toit pro­émi­nent, lézar­dé de grandes fis­sures. À gauche, où nous envoie la des­crip­tion de Patrice de Bel­le­fon, les pitons ne tiennent pas. N’en déplaise à ce dis­tin­gué pyré­néiste, dont les Cent plus belles courses font l’é­loge de » la Cou­zy « , nous sor­tons fina­le­ment à droite, dans une ambiance aérienne extra­or­di­naire. Le toit fran­chi, on s’en­vole lit­té­ra­le­ment jus­qu’à la cime fron­ta­lière, d’un seul trait.

Les plus beaux itinéraires du monde

En cours de route nous dépas­sons de vieux pitons, non sans émo­tion. Jean Pui­seux, le com­pa­gnon de sa der­nière course, aurait peut-être recon­nu ces » pitons qui sont signés Cou­zy : très solides, mais plan­tés dans des posi­tions où ils sont rela­ti­ve­ment faciles à récu­pé­rer« 4.

La séré­ni­té loin­taine de ceux qui ont échan­gé une par­tie d’eux-mêmes

Quand la val­lée nous recueille après treize heures d’ef­fort et d’é­mer­veille­ment, nous goû­tons la séré­ni­té loin­taine de ceux qui ont échan­gé une par­tie d’eux-mêmes, selon le mot de Saint-Exu­pé­ry. La par­ti­tion se referme, Cou­zy le com­po­si­teur n’est plus.

Notre émi­nent cama­rade est décé­dé d’une chute de pierres le 2 novembre 1958 au cours de l’as­cen­sion du Roc des Ber­gers, dans les Hautes-Alpes. Il repose dans le cime­tière du vil­lage de Mont­maur, où l’on peut lire cette épi­taphe : » Jean Cou­zy, 1923–1958. Alpi­niste d’ex­cep­tion qui a ouvert ou répé­té, de l’O­lan au Maka­lu, les plus beaux iti­né­raires du monde. »

Père de quatre enfants, il était ingé­nieur mili­taire de l’air et che­va­lier de la Légion d’honneur.

1. L. Ter­ray, Les conqué­rants de l’i­nu­tile, 1961.
2. Annales 2000 du Groupe de Haute Mon­tagne – Entre­tien avec Mau­rice Herzog.
3. Via­latte, ingé­nieur géné­ral de l’ar­me­ment, est décé­dé le 15 mai 2007. De l’é­quipe du Maka­lu, seuls sur­vivent Serge Cou­pé et Gui­do Magnone.
4. J. Pui­seux, La Mon­tagne et Alpi­nisme, décembre 1958.

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