Jacques Rouché (1882), homme de théâtre et de musique

Dossier : ExpressionsMagazine N°657 Septembre 2010
Par Dominique GARBAN

Né en 1862 à Lunel, Jacques Rouché entre à l’X en 1882. Il y côtoie Jean Caze­ma­jou, explo­rateur ; Fer­di­nand Fer­ber, pio­nnier de l’avi­a­tion ; Charles Nol­let, général et min­istre de la Guerre sous Édouard Her­riot ; et deux écrivains, Édouard Estau­nié et Mar­cel Prévost.

Antécé­dents polytechniciens
Eugène Rouché (1852), père de Jacques Rouché, a été pro­fesseur à l’É­cole cen­trale et à Poly­tech­nique où il ter­mine sa car­rière comme exam­i­na­teur de sor­tie. Auteur de plusieurs ouvrages de math­é­ma­tiques dont un célèbre Traité de géométrie, écrit en col­lab­o­ra­tion avec Charles de Comber­ousse, il est élu à l’A­cadémie des sci­ences en 1896.

Après Sci­ences poli­tiques et l’in­spec­tion des Finances, il par­ticipe à l’Ex­po­si­tion uni­verselle de 1889 en tant que chef du com­mis­sari­at, ce qui lui vaut la Légion d’hon­neur à 27 ans.

De l’administration à la parfumerie

Réaf­fec­té dans les min­istères, il ne songe qu’à s’en évad­er. Il écrit des pièces de théâtre, vis­ite les prin­ci­pales scènes lyriques européennes, est l’un des pre­miers abon­nés de Bayreuth. En 1891, il pos­tule sans suc­cès à la direc­tion du Théâtre de l’Odéon. Con­va­in­cu que seuls d’im­por­tants moyens financiers lui per­me­t­tront de diriger une salle de spec­ta­cle, il épouse en 1893 Berthe Piv­er qui lui apporte en dot la plus anci­enne mai­son de par­fums française.


Car­i­ca­ture de Jacques Rouché
Dessin d’Adrien Barrère,1913 Coll. part.

Nou­veaux parfums

Bien qu’ig­no­rant tout de la par­fumerie, Jacques Rouché com­prend vite qu’en rai­son des décou­vertes récentes de la chimie, elle est à un tour­nant de son his­toire. Avec le con­cours d’ingénieurs chimistes, il met au point une nou­velle généra­tion de par­fums élaborés à par­tir de molécules aro­ma­tiques de syn­thèse. Ces pre­mières décou­vertes ont pour cadre le lab­o­ra­toire de Poly­tech­nique : bel exem­ple de coopéra­tion entre une grande école et une entre­prise privée.


Pour assur­er le suc­cès des pro­duits L.-T. Piv­er, il mène une poli­tique com­mer­ciale dynamique : inven­tion de la carte par­fumée, mod­erni­sa­tion du fla­con­nage avec les maisons Lalique et Bac­carat, instal­la­tion de comp­toirs à l’é­tranger. En quelques années, l’en­tre­prise retrou­ve une prospérité qu’elle n’avait pas con­nue depuis longtemps. Dès lors, Jacques Rouché reçoit dans l’hô­tel par­ti­c­uli­er qu’il s’est fait con­stru­ire non loin du parc Mon­ceau, organ­isant con­certs et soirées musicales.

Il se con­stitue un céna­cle d’artistes

Pour les ani­mer, il prend con­tact avec Claude Debussy, Rey­nal­do Hahn, Mau­rice Rav­el, Ricar­do Viñes, Albert Besnard, Mau­rice Denis et beau­coup d’autres. Il se con­stitue ain­si un petit céna­cle d’artistes. 

La Grande Revue


Por­trait de Jacques Rouché, vers 1910. Coll. part.

En 1907, Jacques Rouché achète La Grande Revue à Fer­nand Labori, avo­cat d’Émile Zola. Voulant cou­vrir ” le mou­ve­ment con­tem­po­rain des idées et des faits”, il con­va­inc uni­ver­si­taires, poli­tiques, sci­en­tifiques, écrivains de le rejoindre.

C’est cepen­dant dans le domaine lit­téraire que ses résul­tats sont les plus spec­tac­u­laires : Gabriele d’An­nun­zio, André Gide, Jules Renard, George-Bernard Shaw, Alain- Fournier, Jean Girau­doux, Octave Mir­beau y font paraître romans, nou­velles, pièces de théâtre, essais, cri­tiques. Les rubriques ren­dant compte de l’ac­tu­al­ité sont signées Jacques Copeau et Léon Blum (théâtre), Romain Rol­land et Louis Laloy (musique), George Desval­lières et Mau­rice Denis (pein­ture), Gas­ton Doumer­gue (poli­tique). André Suarès tient une chronique inti­t­ulée ” Sur la vie “. Il réu­nit ain­si quelques- uns de ceux qui par­ticiper­ont plus tard à l’aven­ture de la Nou­velle Revue française (NRF).

Par la var­iété des sujets traités, la qual­ité de ses rédac­teurs, le sérieux de ses analy­ses, La Grande Revue est un péri­odique général­iste à forte inflex­ion lit­téraire, occu­pant une place à part dans la presse française. Elle dis­pose rapi­de­ment d’un lec­torat fidèle, sen­si­ble au plu­ral­isme des idées. Jacques Rouché dirige La Grande Revue jusqu’en 1939, date à laque­lle elle cesse de paraître.

Le Théâtre des Arts

Pein­tres décorateurs
Par­ti­san d’une nou­velle approche de la scéno­gra­phie con­sis­tant à “met­tre le décor au ser­vice du drame”, Jacques Rouché s’at­tache le con­cours de pein­tres qui, par leur sen­si­bil­ité, sont sus­cep­ti­bles de traduire l’e­sprit du spec­ta­cle dont ils doivent réalis­er décors et cos­tumes. Une trentaine est ain­si mise à con­tri­bu­tion par­mi laque­lle Maxime Dethomas, Jacques Drésa, René Piot, André Dunoy­er de Segon­zac, Georges d’Es­pag­nat, Charles Guérin, André Hellé.

En 1910, il a l’op­por­tu­nité de réalis­er enfin un vieux rêve en louant pour trois ans le Théâtre des Arts (actuel Théâtre Héber­tot). Il met aus­sitôt sur pied un pro­gramme éton­nant de moder­nité : le théâtre con­tem­po­rain est représen­té par des écrivains français tels Jean-Louis Vau­doy­er, Hen­ri Ghéon, Georges Duhamel ; par­mi les auteurs étrangers fig­urent Friedrich Hebbel avec Marie-Madeleine, Piotr-Ilitch Dos­toïevs­ki avec Les Frères Kara­ma­zov, où trois jeunes tal­ents écla­tent : Jacques Copeau qui en assure l’adap­ta­tion, Charles Dullin et Louis Jou­vet qui jouent respec­tive­ment Smer­diakov et le père Zos­si­ma ; enfin, George-Bernard Shaw est à l’af­fiche avec La Pro­fes­sion de Madame War­ren, pièce sul­fureuse inter­dite en Grande-Bre­tagne et aux États-Unis.

Pro­fondé­ment impres­sion­né par la nou­veauté que con­stituent les Bal­lets russ­es, il monte leur équiv­a­lent français. C’est ain­si qu’en avril 1912 nais­sent qua­tre chefs-d’œu­vre du réper­toire choré­graphique français : Istar de Vin­cent d’Indy, La Tragédie de Salomé de Flo­rent Schmitt, La Péri de Paul Dukas et Adélaïde ou le Lan­gage des fleurs de Mau­rice Ravel.

Enfin, il pro­pose des œuvres baro­ques qui n’avaient pas été jouées depuis plus d’un siè­cle : Idoménée de Mozart, Thésée de Lul­li, Le Couron­nement de Pop­pée de Mon­tever­di, Pyg­malion de Rameau. La cri­tique et le pub­lic font un tri­om­phe à ces opéras que le XIXe siè­cle avait com­plète­ment éclip­sés. Arrivant trop tôt, cette expéri­ence est sans lende­main, et il faut atten­dre les années 1950 pour qu’une telle musique trou­ve ses admirateurs.

L’Opéra de Paris

Les trois saisons du Théâtre des Arts frap­pent si fort les esprits que le min­istre des Beaux-Arts songe à Jacques Rouché pour suc­céder à André Mes­sager et à Leimistin Brous­san à la tête de l’Opéra de Paris :

Sa nom­i­na­tion à l’Opéra fait grin­cer bien des dents

une ascen­sion prodigieuse pour cet homme qui, en quelques années, se retrou­ve à la tête de la plus pres­tigieuse insti­tu­tion cul­turelle française.

En sep­tem­bre 1914, la fer­me­ture des théâtres nationaux vient sus­pendre une mise en route à peine com­mencée. Suiv­ent quinze mois d’i­n­ac­tiv­ité durant lesquels Jacques Rouché mesure l’am­pleur de la tâche qui l’attend.


Jacques Rouché, Éli­ette Schen­neberg et Jean Cocteau.

Si le chant a été main­tenu à un haut niveau de qual­ité par ses prédécesseurs, le corps de bal­let pèche par un recrute­ment mar­qué par le favoritisme et un enseigne­ment très académique. Pour y porter remède, il cherche à s’ad­join­dre le tal­ent de danseurs russ­es. Ain­si, dès 1914, il entre en pour­par­lers avec Vaslav Nijin­s­ki. Plus tard, il con­vie Michel Fokine, Ida Rubin­stein, Nico­la Ser­gueev, Anna Pavlo­va et Bro­nisla­va Nijin­s­ka à choré­gra­phi­er pour l’Opéra, espérant que l’un d’en­tre eux accepte de pour­suiv­re une col­lab­o­ra­tion plus longue. En vain.

Finale­ment, le bal­let ne retrou­ve son lus­tre qu’avec l’ar­rivée de Serge Lifar en 1929. Sous son impul­sion, les ini­tia­tives se mul­ti­plient : inter­dic­tion faite aux abon­nés de fréquenter le foy­er de la danse ; créa­tion des mer­cre­dis de la danse, pro­fes­sion­nal­i­sa­tion du méti­er, insti­tu­tion du titre de danseur étoile, pro­gram­ma­tion lais­sant une large place à cette dis­ci­pline. Un des plus beaux sym­bol­es de cette réno­va­tion est Icare où les séquences choré­graphiques dictent le rythme musi­cal et con­cré­tisent de manière sin­gulière la fusion entre la musique et la danse.

Dans le domaine lyrique, les trans­for­ma­tions opérées par Jacques Rouché sont tout aus­si déci­sives. Il invite une généra­tion de com­pos­i­teurs français à créer pour l’Opéra tout en ouvrant très large­ment le réper­toire aux œuvres étrangères.

Par­mi les réal­i­sa­tions les plus remar­quables, retenons Pad­mâ­vatî d’Al­bert Rous­sel, Le Jardin du Par­adis d’Al­fred Bruneau, Le Cheva­lier à la rose et Elek­tra de Richard Strauss, Mârouf, saveti­er du Caire d’Hen­ri Rabaud, Turan­dot de Gia­co­mo Puc­ci­ni, La Tour de feu de Vit­to­rio Rieti, Œdipe de Georges Enesco, L’En­fant et les sor­tilèges de Mau­rice Rav­el, Le Marc­hand de Venise de Rey­nal­do Hahn, Médée de Dar­ius Milhaud.

Le souci de l’innovation
Par sa for­ma­tion, Jacques Rouché est très atten­tif aux inno­va­tions tech­niques pou­vant amélior­er la présen­ta­tion de ses spec­ta­cles. Il met ain­si en place un cyclo­rama, adopte la scène tour­nante, les prat­i­ca­bles et les décors pro­jetés. On lui doit égale­ment les pre­mières retrans­mis­sions radio­phoniques et le bal de l’X.

En con­viant Léo Blech, Bruno Wal­ter et Wil­helm Furtwän­gler à venir diriger à Paris, il offre au pub­lic français l’oc­ca­sion d’é­couter des oeu­vres étrangères dans leurs langues d’o­rig­ine et de décou­vrir quelques stars de cette époque : Loritz Mel­chior, Fri­da Lei­der, Lotte Lehmann, Alexan­der Kip­nis, Her­bert Janssen. C’est égale­ment lui qui lance la car­rière de Ger­maine Lubin, Georges Thill, Fan­ny Heldy, Ninon Vallin, José Luc­cioni, Géori Boué, Paul Cabanel et de beau­coup d’autres. 

L’Occupation

Jacques Rouché se trou­ve à Cahors avec une par­tie de l’orchestre de l’Opéra quand, en juil­let 1940, le gou­verne­ment du maréchal Pétain l’en­joint de remon­ter sur Paris. Âgé de 78 ans il ne souhaite pas pour­suiv­re ses fonc­tions à la direc­tion de la RTLN. Dans les con­di­tions imposées par l’Oc­cu­pant, il refuse. C’est finale­ment son per­son­nel qui, craig­nant d’avoir un admin­is­tra­teur alle­mand, arrive à le fléchir.

Le directeur de l’Opéra, qui a ordre de faire tourn­er son insti­tu­tion, doit alors faire face au même type de prob­lèmes et de dilemmes que tous ses homo­logues des théâtres parisiens ou des sociétés de pro­duc­tion ciné­matographiques : atten­tion portée au choix du réper­toire, exi­gences de l’oc­cu­pant en matière de présence dans la salle, par­fois plus que pesante, et surtout appui au per­son­nel dont les con­di­tions de vie sont de plus en plus dif­fi­ciles. Si, à l’au­tomne 1940, les lois d’ex­clu­sion à l’en­con­tre des Juifs l’oblig­ent à se sépar­er d’une cinquan­taine de per­son­nes, il main­tient leur rémunéra­tion jusqu’en décem­bre 1942. Bien que la Charte du tra­vail d’oc­to­bre 1941 ait dis­sous les syn­di­cats, il con­tin­ue à négoci­er avec eux des indem­nités de vie chère, des sec­ours pour les salariés mobil­isés et l’ob­ten­tion de cartes de tra­vailleurs de force pour les machin­istes afin de leur éviter le S.T.O. Enfin, il aide finan­cière­ment plusieurs artistes juifs à quit­ter l’Eu­rope, notam­ment Dar­ius Mil­haud et Ernest Klausz.

Traduit devant une cham­bre civique en 1945, syn­di­cal­istes et résis­tants des deux scènes lyriques français­es vien­nent témoign­er à son procès, affir­mant qu’il a fait preuve d’une neu­tral­ité plus que bien­veil­lante à leur égard. Lavé des soupçons de col­lab­o­ra­tion, il est acquit­té et se retire en son hôtel par­ti­c­uli­er de la rue de Prony où il meurt en 1957.

Une aven­ture unique
Dans l’his­toire de l’Opéra, les trente ans de direc­tion de Jacques Rouché n’ont pas d’équiv­a­lent : 160 créa­tions, 700 décors, 5 000 cos­tumes, un réper­toire large­ment renou­velé, une troupe de danseurs dev­enue l’une des plus pres­tigieuses au monde, une pléi­ade d’artistes sol­lic­ités, com­pos­i­teurs, musi­ciens, pein­tres, chanteurs, danseurs, choré­graphes. À telle enseigne que Jean Cocteau a pu dire à son pro­pos : “S’il fal­lait faire la liste des artistes que Jacques Rouché a aidés, encour­agés, propul­sés sur le devant de la scène, un dic­tio­n­naire n’y suf­fi­rait pas.”

Poster un commentaire