Alexandre du Moncel

Alexandre du Moncel (X 1802) Polytechnicien-agriculteur

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°756 Juin 2020
Par François VULLIOD (70)

L’agriculture n’est pas un secteur où les travaux des poly­tech­ni­ciens soient par­ti­c­ulière­ment célèbres. Pour­tant Alexan­dre du Mon­cel (1784–1861), par ailleurs offici­er du Génie, dévelop­pa et géra lui-même, à par­tir de 1820, une très grande exploita­tion agri­cole qui fut con­sid­érée comme une des plus remar­quables de son temps.

Alexan­dre du Mon­cel naquit en 1784 dans une famille de petite noblesse du nord de l’actuel départe­ment de la Manche. Il entra à l’X en l’an XI (1802) et choisit à la sor­tie une car­rière mil­i­taire, dans le Génie, comme son père et nom­bre de ses ancêtres. À par­tir de 1809, il fut engagé dans les guer­res de l’Empire, dans l’armée d’Allemagne puis dans celle du Bra­bant ; il par­tic­i­pa à la cam­pagne de Russie et fut nom­mé chef de batail­lon et décoré de la Légion d’honneur par Napoléon sur le champ de bataille. Il fut fait pris­on­nier lors de la capit­u­la­tion de Dres­de en novem­bre 1813 et res­ta en cap­tiv­ité en Hon­grie jusqu’à la fin de l’Empire. À la Restau­ra­tion, il devint « directeur du caserne­ment » de la Mai­son mil­i­taire du roi et con­ser­va ce poste jusqu’en 1830.

Une vocation agricole

Ses nou­velles fonc­tions mil­i­taires n’épuisant apparem­ment pas toutes ses éner­gies, il déci­da en 1820 de pren­dre la ges­tion directe du domaine de Mar­t­in­vast, hérité de son père en 1809, qui s’étendait sur 160 ha à 7 km de Cher­bourg. Il s’en expli­qua plus tard en obser­vant qu’un des freins à la mod­erni­sa­tion de l’agriculture était « le peu de pro­prié­taires rich­es qui s’en occu­paient directe­ment » : les petits pro­prié­taires, peu instru­its, ou les fer­miers, avec des baux trop courts, n’avaient pas les ressources ou les inci­ta­tions néces­saires pour expéri­menter de nou­velles pra­tiques, amélior­er leur out­il­lage ou les races de leurs bes­ti­aux. À par­tir de 1821, il éten­dit ses pro­priétés à 420 ha puis à 520 ha en achetant à l’État des bois très dégradés qui fai­saient par­tie de l’ancienne forêt pri­maire de Brix, puis une lande et d’autres pro­priétés privées. Il fit défrich­er 120 ha des par­ties les plus abîmées de l’ancienne forêt et put ain­si dis­pos­er de 270 ha de ter­res agri­coles et de 250 ha de bois. Vers 1830, il employ­ait une trentaine de per­son­nes à l’année.

L’agriculture étant encore, à son époque, pré­sci­en­tifique (les pre­miers principes chim­iques de la végé­ta­tion, le cycle de l’azote, ne furent décou­verts qu’en 1840 par Jus­tus Liebig), il dut dévelop­per lui-même ses pra­tiques agri­coles, par l’observation et l’expérimentation. Nous ne savons pas en détail com­ment il se con­sti­tua une solide com­pé­tence agronomique, mais il avait lu les meilleurs traités de son temps et il avait vis­ité des fer­mes mod­èles en France, en Angleterre, en Bel­gique et en Hol­lande. Il expéri­men­ta énor­mé­ment par lui-même : il déclarait avoir « essayé presque toutes les cul­tures » et « fait venir et essayé suc­ces­sive­ment tous les instru­ments ara­toires nou­veaux qui ont été employés avec plus ou moins de suc­cès en France, en Angleterre ou en Bel­gique ». Il expéri­men­ta de même des croise­ments entre les races locales de mou­tons et de porcs et des sujets orig­i­naires d’Espagne ou d’Angleterre.

Un entrepreneur

Il adop­ta rapi­de­ment trois principes de base pour ses cul­tures. Le pre­mier était de bien net­toy­er la terre en plaçant en tête d’assolement des cul­tures sar­clées, comme la pomme de terre, dont la pré­pa­ra­tion élim­i­nait effi­cace­ment les mau­vais­es herbes. Le sec­ond était d’augmenter la masse des four­rages, afin d’accroître le chep­tel et donc la pro­duc­tion d’engrais, en adop­tant des herbacées pro­duc­tives (luzerne et trèfle incar­nat) et divers­es racines four­ragères. Le troisième était d’accroître la masse des engrais par tous les moyens pos­si­bles : non seule­ment il se dota d’installations per­me­t­tant de recueil­lir effi­cace­ment les déjec­tions des ani­maux, mais il prit à bail l’enlèvement d’une par­tie des « boues » de la ville de Cher­bourg, il se procu­ra du varech sur les côtes proches et enfin il s’organisa pour con­serv­er les sous-pro­duits de trans­for­ma­tion de ses récoltes.

Domaine de Martinvast (Manche)
Domaine de Mar­t­in­vast (Manche)

Il voulait en effet accroître la valeur ajoutée de ses pro­duc­tions. Dans ce but, il fit amé­nag­er le cours d’un ruis­seau qui tra­ver­sait sa pro­priété de façon à met­tre en mou­ve­ment plusieurs moulins hydrauliques. Il com­mença par mécan­is­er le battage et le van­nage de ses grains et instal­la un moulin mod­erne « à l’anglaise » (à rouleaux) ; puis il créa une hui­lerie pour traiter son colza, une fécu­lerie pour traiter ses pommes de terre et une ami­don­ner­ie. Il ne ven­dit donc plus que de la farine, de l’huile, de la fécule et de l’amidon, et con­ser­vait les résidus pour l’alimentation de son bétail ou pour ajouter des com­posts à ses engrais. Ain­si équipé, il acheta en quan­tité du blé et des pommes de terre pour les trans­former, en sus de sa pro­pre récolte : il amor­tis­sait mieux ses instal­la­tions et aug­men­tait encore la masse des résidus val­oris­ables. Il créa alors un ate­lier de pro­duc­tion d’aliments com­posés pour le bétail, dans lequel il fai­sait pré­par­er des « soupes » ou des « pains » con­sti­tués de pailles ou de racines hachées mécanique­ment et de résidus de mino­terie ou d’amidonnerie ; cela lui per­mit de porter son chep­tel, vers 1845, à 580 têtes. L’ensemble de ces « usines » finit par employ­er une trentaine de per­son­nes à plein temps. Il n’avait pas oublié d’équiper d’outils mod­ernes mus par les mêmes moulins (scie cir­cu­laire, machine à percer, etc.) un ate­lier dans lequel une dizaine d’artisans fab­ri­quaient les mécan­ismes de ces usines et tous les instru­ments agricoles.

Une gestion moderne

Il avait une vision claire de son marché. À une époque où les pro­duits agri­coles voy­ageaient dif­fi­cile­ment (le chemin de fer n’atteignit Cher­bourg que peu avant sa mort), la présence à peu de dis­tance d’une ville impor­tante et d’un port en rapi­de développe­ment était une oppor­tu­nité essen­tielle : il priv­ilé­gia la cul­ture des pommes de terre et l’élevage des porcs, dont la ville et la marine fai­saient une con­som­ma­tion impor­tante (12 000 porcs par an). Il se défi­ait des céréales dont il antic­i­pait que la con­cur­rence ferait ten­dan­cielle­ment baiss­er le prix relatif (on sait que l’arrivée de blés en prove­nance d’Amérique et de Russie déclen­cha en France, vers 1875, une crise agri­cole majeure) et, pro­gres­sive­ment, il don­na la pri­or­ité à l’élevage. En tout état de cause, les instru­ments de ges­tion dont il se dota lui per­me­t­taient d’adapter rapi­de­ment ses pro­duc­tions à l’évolution des cours. Il était par ailleurs oppor­tuniste : pen­dant les phas­es les plus intens­es de la con­struc­tion du port mil­i­taire de Cher­bourg, il reti­ra de la cul­ture tous ses chevaux, les rem­plaça par des bœufs et, avec une trentaine de chevaux et onze char­retiers, il for­ma une entre­prise de trans­port qu’il fit tra­vailler aux chantiers de la Marine.

Il avait adop­té des méth­odes de ges­tion très rigoureuses, dont cer­taines étaient inspirées par son expéri­ence mil­i­taire : il dis­tribuait les rations de nour­ri­t­ure du per­son­nel le same­di soir et celles des­tinées aux ani­maux le dimanche matin. Il demandait à chaque employé un compte ren­du d’activité quo­ti­di­en, qui ali­men­tait une compt­abil­ité générale et ana­ly­tique très détail­lée tenue par deux compt­a­bles à plein temps. Il con­nais­sait ain­si au fil de l’eau les coûts de revient de chaque pro­duc­tion et la rentabil­ité de chaque par­celle ; des doc­u­ments heb­do­madaires de syn­thèse lui per­me­t­taient de pilot­er son exploita­tion à dis­tance quand il était de service.

Vers 1845, il employ­ait 115 per­son­nes à plein temps, plus 40 à 60 jour­naliers, des nom­bres excep­tion­nels pour l’époque.

Plan du parc de Martinvast en 1842, extrait de l’ouvrage Notice sur l’exploitation rurale de Martinvast, près Cherbourg par Alexandre du Moncel.
Plan du parc de Mar­t­in­vast en 1842, extrait de l’ouvrage Notice sur l’exploitation rurale de Mar­t­in­vast, près Cher­bourg par Alexan­dre du Moncel.

Vers la reconnaissance

Les mérites de son exploita­tion furent très vite recon­nus. La Société royale et cen­trale d’agriculture (future Académie d’agriculture) lui décer­na une médaille d’or en 1837 et la grande médaille d’or en 1847. Elle déclara que ses résul­tats mon­traient que « la sci­ence des ingénieurs for­més à nos grandes écoles [pou­vait] s’appliquer avan­tageuse­ment aux travaux des cam­pagnes » et que son exem­ple devrait inciter « les jeunes gens des­tinés aux pro­fes­sions agri­coles [à] se livr­er avec courage à l’étude des sci­ences applic­a­bles » ! Il fut élu six fois prési­dent de la Cham­bre d’agriculture de l’arrondissement de Cher­bourg. En 1850, il pro­posa son domaine pour l’installation d’une ferme-école départementale.

En revanche, son avance­ment dans son corps ne fut pas très rapi­de après la Restau­ra­tion : il avait été nom­mé lieu­tenant-colonel en 1821, mais il dut atten­dre jusqu’en 1835 pour pass­er colonel. Il s’en était ému, à divers­es repris­es, auprès du min­istère de la Guerre. Les rap­ports que les inspecteurs généraux du Génie rédigèrent alors mon­traient qu’on n’ignorait pas l’attention qu’il por­tait à son exploita­tion agri­cole, au demeu­rant admirée. L’un de ces rap­ports obser­vait mali­cieuse­ment qu’Alexandre du Mon­cel n’était « plus très pro­pre à faire la guerre à cause de son embon­point fort pronon­cé » et que cet offici­er supérieur du Génie n’avait pas d’autre expéri­ence des con­struc­tions que celle de ses bâti­ments agri­coles… Il fut néan­moins nom­mé maréchal de camp (général de brigade) en 1843 et inspecteur général du Génie en 1844, peu avant sa mise à la retraite.

Les qual­ités de noble, mil­i­taire et grand pro­prié­taire désig­naient Alexan­dre du Mon­cel comme un des grands nota­bles de la monar­chie cen­si­taire et suf­firent pour qu’il fût très tôt élu deux fois à la Cham­bre des députés (1815–1816 et 1827–1830). Plus tard, il siégea deux fois au Con­seil général de la Manche (1840–1848 et 1852–1861) et il fut élevé à la pairie en 1846.

Ses obsèques, le 20 octo­bre 1861 à Mar­t­in­vast, furent solen­nelles, en con­sid­éra­tion de sa posi­tion sociale et de l’estime générale dont jouis­sait cet homme qui fut « sans con­tred­it un des grands pro­prié­taires qui ont ren­du le plus de ser­vices à la sci­ence agronomique et à l’industrie agri­cole en France ». Les cor­dons du poêle furent tenus par le sous-préfet, deux généraux et un colonel ; il reçut les hon­neurs mil­i­taires et son con­voi fut suivi par « plus de 3 000 personnes ».

Poster un commentaire