Introduction à une prospective de protection sociale

Dossier : L'Europe socialeMagazine N°530 Décembre 1997Par : Alain LOUBEYRE (50)

La com­mu­nau­té euro­péenne, deve­nue Union euro­péenne depuis le trai­té de Maas­tricht, pour­suit sa construc­tion au tra­vers du mar­ché inté­rieur, de l’u­nion éco­no­mique et moné­taire et d’un espace social.

Le contexte de la construc­tion com­mu­nau­taire est donc triple, poli­tique, éco­no­mique et social, mais avec des poids et des impacts dif­fé­rents pour chaque volet, quoique aucun ne soit négli­geable et que l’Eu­rope ait besoin de ce tré­pied pour avan­cer et gar­der sa stabilité.

L’espace social

C’est un élé­ment com­plé­men­taire et paral­lèle à l’es­pace éco­no­mique, c’est un élé­ment indis­pen­sable à la cré­di­bi­li­té de l’U­nion pour les citoyens et à la réus­site de la cohé­sion euro­péenne, car sans un mini­mum de consen­sus social, la réus­site des objec­tifs éco­no­miques pour­rait être compromise.

Or ce volet de la construc­tion euro­péenne est en retrait par rap­port aux autres volets, poli­tique et éco­no­mique, mal­gré l’Acte Unique de 1986 qui a vou­lu mettre l’ac­cent sur les aspects sociaux de la construc­tion euro­péenne, un peu négli­gés depuis le trai­té de Rome de 1957 et mal­gré la Charte Sociale de 1989, non signée par la Grande-Bre­tagne. Une rai­son bien simple en est que, dès l’o­ri­gine, le social est res­té de la com­pé­tence presque exclu­sive des États membres (prin­cipe de sub­si­dia­ri­té) ; l’Acte Unique est res­té d’une por­tée limi­tée et insuf­fi­sante, car l’u­na­ni­mi­té des États membres est res­tée de rigueur pour tout ce qui concerne les droits et inté­rêts des travailleurs.

La constuc­tion euro­péenne étant triple, peut-elle abou­tir si un des volets reste en arrière, au risque d’ar­ri­ver alors à une impasse ou à un rejet ?

Perspective de la protection sociale

La pro­tec­tion sociale peut être défi­nie comme l’en­semble des méca­nismes de trans­fert qui visent à pro­té­ger les habi­tants d’un pays contre les risques sociaux, quels que soient les sec­teurs d’ac­tion de ces méca­nismes, pri­vés ou publics. Dans cette pro­tec­tion sont inclus des méca­nismes rele­vant de la soli­da­ri­té (RMI, pres­ta­tions fami­liales…,) et des pres­ta­tions qui sont plus proches de dis­po­si­tifs d’as­su­rance (acci­dents du tra­vail, chô­mage de courte durée…,) ; cette pro­tec­tion se mani­feste tant par sa voca­tion à cou­vrir l’en­semble de la popu­la­tion que par l’ab­sence de pro­por­tion­na­li­té entre les coti­sa­tions pré­le­vées pour son finan­ce­ment et la vul­né­ra­bi­li­té indi­vi­duelle des per­sonnes couvertes.

Cette pro­tec­tion sociale est ain­si un vec­teur essen­tiel de la cohé­sion sociale. C’est une com­po­sante fon­da­men­tale et en même temps un trait dis­tinc­tif du modèle euro­péen de socié­té ; c’est veiller à ce que per­sonne ne soit aban­don­né à son sort en cas de pau­vre­té, de mala­die ou d’invalidité.

Ce terme de pro­tec­tion sociale revêt un sens plus large que d’autres expres­sions, telles que celui de sécu­ri­té sociale ; l’ef­fort social de la nation recouvre tota­le­ment ou par­tiel­le­ment les charges pesant sur les ménages (cf. annexe au pro­jet de loi de finances pour 1997) pour cause :
– de maladie,
– de maternité,
– d’ac­ci­dents du tra­vail et de mala­dies professionnelles,
– d’invalidité,
– de vieillesse et de décès,
– de situa­tions de famille,
– de logement,
– de chô­mage et de for­ma­tion professionnelle,
– de divers risques sociaux (pau­vre­té, précarité).

Or la mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie, les défi­cits publics accu­mu­lés et l’in­té­gra­tion euro­péenne laissent de moins en moins de marges de manoeuvre aux États pour cher­cher à amé­lio­rer les condi­tions de vie de leurs citoyens ; un domaine, où les pos­si­bi­li­tés d’a­gir sub­sistent et demeurent entre leurs mains, est celui de la pro­tec­tion sociale.

Mais le ren­for­ce­ment pro­chain de l’UEM avec l’ar­ri­vée de l’eu­ro et l’a­dop­tion de cri­tères de conver­gence pour l’é­co­no­mie vont contri­buer à ren­for­cer les contraintes finan­cières aux­quelles est sou­mise l’a­dap­ta­tion de la pro­tec­tion sociale, d’où une ques­tion fon­da­men­tale : les choix en matière de cohé­sion et de soli­da­ri­té peuvent-ils être impli­ci­te­ment pré­dé­ter­mi­nés par les choix qui pré­valent dans d’autres domaines d’ac­tions ? ou bien n’y a‑t-il pas contra­dic­tion d’o­ri­gine ou dia­lec­tique entre nos objec­tifs (la crois­sance, l’emploi et la pro­tec­tion sociale) et les ins­tru­ments choi­sis pour les atteindre (union éco­no­mique et moné­taire appro­fon­die, dou­blée seule­ment d’une union sociale molle).

C’est un pro­blème de fond qui mérite la contri­bu­tion au débat de tous. Il n’est donc pas éton­nant que la ques­tion ait été posée au groupe X‑Europe et rien n’in­ter­dit de sor­tir à cette occa­sion des sen­tiers consensuels.

Importance relative de l’effort social, cas de la France

Nous allons exa­mi­ner sur le cas de la France ce que repré­sente glo­ba­le­ment la pro­tec­tion sociale, les efforts glo­baux des autres États euro­péens étant sen­si­ble­ment simi­laires (État-pro­vi­dence), quoique avec des dif­fé­rences dans le mode de cou­ver­ture des dépenses (plus ou moins de coti­sa­tions sociales et plus ou moins d’im­pôts ou de res­sources publiques affec­tées), dans la répar­ti­tion des res­pon­sa­bi­li­tés (plus ou moins d’É­tat), dans le choix des risques cou­verts (plus ou moins d’aides à la famille, aux chô­meurs, etc.).

En France, les dépenses sociales s’é­lèvent en 1995 à 2 299,9 mil­liards de francs, en regard d’un PIB (pro­duc­tion inté­rieure brute) de 7 674,8 mil­liards de francs et d’un bud­get de l’É­tat de 1 596,8 mil­liards, soit en pourcentages :
– dépenses sociales/PIB ~ 30 %
– dépenses sociales/budget ~ 144 %.
– dépenses sociales/consommation natio­nale ~ 62 % (hors investissements).

Les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires effec­tifs des admi­nis­tra­tions et des ins­ti­tu­tions com­mu­nau­taires (impôts et coti­sa­tions sociales réelles, en évi­tant les dou­blons) repré­sentent 44,2 % du PIB, soit beau­coup plus que le Japon et les USA, aux alen­tours cha­cun de 32 % (pour ces pays, il est vrai, une part impor­tante des dépenses de pro­tec­tion sociale est lais­sée à l’i­ni­tia­tive de cha­cun, en rai­son d’un choix de socié­té plus libé­ral et moins social-démo­crate, sans vou­loir por­ter de juge­ment de valeur sur les effi­ca­ci­tés réci­proques de ces choix).

Pour la France, la ten­dance à pres­ta­tions et légis­la­tion constantes, sans intro­duire de pres­ta­tions nou­velles, serait un alour­dis­se­ment d’en­vi­ron 30 % pour les vingt pro­chaines années. Les pres­ta­tions sociales ont un coût d’op­por­tu­ni­té, le reve­nu natio­nal n’é­tant pas illi­mi­té, ni non plus obli­ga­toi­re­ment crois­sant ; leur accrois­se­ment res­trein­drait les res­sources publiques ou pri­vées dis­po­nibles pour d’autres usages, d’où l’in­flé­chis­se­ment récent vers le strict mini­mum de la pres­ta­tion de grande dépen­dance par rap­port à ce qui avait été pro­mis, les efforts actuel­le­ment déployés pour mettre un frein aux pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et les dis­cus­sions, confé­rences, trac­ta­tions…, en de mul­tiples enceintes.

Sujets et perspectives retenus pour cette prospective

Cer­tains pensent que le volet social de la construc­tion euro­péenne peut se construire ex abrup­to, par lui-même et pro­posent à cet effet des pro­grammes nou­veaux d’ac­tion (ser­vice civil, temps de tra­vail par­ta­gé, etc.), en les met­tant en cohé­rence avec l’existant.

Nous ne le pen­sons pas, compte tenu des impacts mutuels du social avec les volets poli­tique et économique.

En s’en tenant au seul volet social et sans vou­loir som­brer dans l’é­pi­ce­rie comp­table, compte tenu de l’in­te­rac­tion mutuelle entre les divers aspects de l’a­mé­lio­ra­tion de la pro­tec­tion sociale, des res­sources limi­tées à lui consa­crer, des inté­rêts non-concor­dants des divers inter­ve­nants sur chaque thème, invi­tés ou s’in­vi­tant d’eux-mêmes, nous avons esti­mé ne pas devoir sou­li­gner, sauf en cas d’é­vi­dence mani­feste, ces inter­ac­tions mutuelles entre les dif­fé­rents domaines concer­nés par la pro­tec­tion sociale ou entre les dif­fé­rents inter­ve­nants, de même que les consé­quences vrai­sem­blables sur la construc­tion euro­péenne, tout cela reste du domaine du sub­jec­tif et du politique.

Les études pré­sen­tées sont de simples coups de pro­jec­teurs sur des points bien ciblés tenant à cœur à chaque signa­taire, en met­tant en évi­dence cer­taines inco­hé­rences ou insuf­fi­sances dans les dis­po­si­tifs de pro­tec­tion sociale, ce qui n’en­lève rien à la volon­té de pré­sen­ter des pro­po­si­tions ou sug­ges­tions bien pré­cises et jus­ti­fiées pour chaque sujet trai­té. Nous avons cher­ché à gar­der un équi­libre dans ces pro­po­si­tions, car une course en avant vers le tou­jours plus ou le sys­té­ma­ti­que­ment moins ne serait pas la plus adap­tée dans une pers­pec­tive européenne.

Par contre il était envi­sa­gé un plus grand nombre de contri­bu­tions pour élar­gir la palette des sujets. Don­nons-en un sommaire :
– variables de com­mande des régimes de retraite,
– quel finan­ce­ment pour une pro­tec­tion sociale européenne ?
– niveau opti­mum de pro­tec­tion sociale,
– effets d’ex­ter­na­li­té du prin­cipe de pro­tec­tion sociale,
– éco­no­mie de la santé.

Espé­rons néan­moins que ces articles, même s’ils ne couvrent pas tout le spectre, per­met­tront d’ap­por­ter des éclai­rages ori­gi­naux sur des points bien pré­cis, nous étant conten­tés de juger pour chaque sujet de l’in­té­rêt des pro­po­si­tions faites, à la lumière des quatre prin­cipes qui étayèrent les débats sur la Sécu­ri­té sociale dès l’o­ri­gine et qui avaient déjà étayé du XVIIe au XIXe siècle les débats sur les « Poor Laws » anglaises : fata­li­té, soli­da­ri­té, res­pon­sa­bi­li­té et réciprocité.

Poster un commentaire