L'euro est-il une monnaie moderne

Faire de l’euro une monnaie moderne permettant de poursuivre les objectifs énoncés dans le traité sur l’Union européenne

Dossier : ExpressionsMagazine N°760 Décembre 2020
Par Daniel PICHOUD (60)

L’euro répond bien aux trois cri­tères clas­siques d’une mon­naie : per­mettre les échanges de biens et ser­vices, être une uni­té de mesure de la valeur de ces biens et ser­vices, enfin être un moyen de sto­ckage de valeur, mais cette mon­naie n’est pas sou­ve­raine et les états, qui ne maî­trisent plus la créa­tion moné­taire, sont contraints de s’endetter auprès des mar­chés pour faire face à leurs obli­ga­tions régaliennes.
En contre­point de l’article « L’union moné­taire après le Brexit » (JR n°759 p. 41)

Notre pays et la plu­part des pays euro­péens se trouvent dans l’impossibilité de finan­cer à un niveau suf­fi­sant les mis­sions réga­liennes qui sont les leurs avec des consé­quences sérieuses. On peut citer notam­ment les dépenses de l’État employeur (édu­ca­tion, san­té, sécu­ri­té, défense), de l’État pour­voyeur de bien-être social (loge­ment, infra­struc­tures, ser­vices publics), de l’État stra­tège (recherche et déve­lop­pe­ment à long terme), de l’État mécène (asso­cia­tions, culture…).

Un besoin de financement des politiques publiques

Le chô­mage ne cesse de s’accroître alors qu’il existe un poten­tiel humain non uti­li­sé et en aug­men­ta­tion, ce qui ne devrait pas être accep­té. Sous pré­texte de ne pas endet­ter nos enfants, nous inter­di­sons à nombre d’entre eux de construire leur ave­nir et les pri­vons des moyens de vivre aus­si bien que nous vivions avant la crise Covid en dis­po­sant d’avantages com­pé­ti­tifs acquis avant l’adoption de l’euro.

Nous ne sommes plus au temps de l’étalon or depuis 1971 date à laquelle les États-Unis ont aban­don­né toute réfé­rence à l’or pour leur mon­naie. Est alors appa­rue la notion de mon­naie moderne théo­ri­sée à l’Université de Kan­sas City sous le nom de MMT (Modern Money Theory).

Qu’est-ce qu’une monnaie moderne ?

La mon­naie est un titre de dette. Elle est expri­mée en uni­tés de compte. Dans toutes les nations modernes l’unité de compte qui est offi­ciel­le­ment appe­lée mon­naie est choi­sie par l’État. Un État tota­le­ment sou­ve­rain est maître de sa mon­naie. L’État sou­ve­rain a le pou­voir sur la créa­tion monétaire.

La mon­naie est indis­pen­sable aux acteurs éco­no­miques parce qu’elle sert à payer les impôts à l’État qui l’émet et a cours légal dans cet État ; nul ne peut la refu­ser en règle­ment d’une dette et les prix des biens et ser­vices doivent au sein de l’État émet­teur être expri­més dans cette unité.

Dans un État sou­ve­rain les dif­fé­rents titres de dette uti­li­sés sont hié­rar­chi­sés en fonc­tion de la confiance qu’on leur accorde. C’est la dette de l’État (sa mon­naie) qui est la plus recher­chée car cette dette sera tou­jours rem­bour­sée à l’échéance, un État sou­ve­rain n’étant pas comme un ménage ou une entre­prise qui ne peuvent pas créer de monnaie.

Contrai­re­ment aux ménages et aux entre­prises l’État sou­ve­rain n’a pas de contrainte sur ses dépenses. Cela ne veut pas dire qu’il peut dépen­ser sans limite et géné­rer de l’inflation. L’objectif devrait être le plein emploi des res­sources humaines grâce à des com­mandes publiques. Cette remarque avait été faite dans un libre pro­pos de Mar­cel Macaire (42) dans le numé­ro de La Jaune et la Rouge daté de jan­vier 1991. Mar­cel Macaire a été à l’origine de l’association Chô­mage et Mon­naie dont le site inter­net est aujourd’hui un des meilleurs pour se docu­men­ter et réflé­chir sur la mon­naie. En 2008 avec mon ami le pro­fes­seur Alain Par­guez nous nous sommes rap­pro­chés des membres de cette asso­cia­tion pour éla­bo­rer un mani­feste pour le plein emploi qui a été publié sur nos sites inter­net res­pec­tifs : http://www.neties.com/manifeste.html et http://www.chomage-et-monnaie.org/2008/01/manifeste-2008/


Alain Par­guez, doc­teur d’État en éco­no­mie de l’Université de Paris‑I, a ensei­gné l’économie comme pro­fes­seur à l’Université de Franche-Com­té à Besan­çon de 1978 à 2009 et a été asso­cié du dépar­te­ment d’économie à l’Université d’Ottawa (Cana­da). Il a beau­coup tra­vaillé à déve­lop­per une véri­table théo­rie du capi­ta­lisme, éco­no­mie moné­taire de pro­duc­tion, qu’il a bap­ti­sée Théo­rie du cir­cuit monétaire.



L’euro n’est pas une monnaie moderne

L’euro n’est pas une devise moderne car les États membres ont aban­don­né leur sou­ve­rai­ne­té sur son émis­sion et sont deve­nus de simples uti­li­sa­teurs ce qui a fait dire à cer­tains que l’euro est pour les états membres une mon­naie étran­gère. La dif­fé­rence avec les États-Unis est patente.

Il faut bien consta­ter que la BCE n’a pas dans ses objec­tifs le plein emploi et ne dis­pose pas tota­le­ment de l’outil qui a per­mis aux États-Unis de réta­blir la situa­tion en 2008 ; le rachat mas­sif par la Fed de dettes publiques et pri­vées. Les dol­lars ain­si créés per­mettent de résis­ter aux crises et de main­te­nir le plein emploi des res­sources humaines du pays. C’est avec ces dol­lars que les com­pa­gnies amé­ri­caines ont rache­té des fleu­rons de l’industrie comme Alstom et quelques-unes de nos start-up pro­met­teuses. Ces dol­lars ont ser­vi aus­si à pas­ser des com­mandes à l’industrie amé­ri­caine consom­ma­trice d’importations. Ceci n’a pas empê­ché le dol­lar de s’apprécier et la Fed reste libre d’émettre la quan­ti­té de dol­lars néces­saire pour tout rem­bour­se­ment exi­gé par un créan­cier, il faut sim­ple­ment un vote du Congrès pour aug­men­ter la dette.

L’Euro n’est pas une mon­naie moderne au sens de la MMT (Modern Money Theo­ry). Dans les pays qui ont adop­té l’euro l’État ne peut pas émettre de la mon­naie et il est contraint de finan­cer tout défi­cit en emprun­tant sur les mar­chés, il peut ain­si se trou­ver en défaut de paiement.

Un euro moderne pour poursuivre les objectifs de l’Union européenne

À la décharge des Bri­tan­niques qui quittent l’Union euro­péenne et n’ont jamais vou­lu renon­cer à la Livre Ster­ling, force est de recon­naître que l’euro n’a pas per­mis de se rap­pro­cher des objec­tifs de l’Union. La mon­naie est la condi­tion d’existence de la pro­duc­tion. C’est aujourd’hui l’ajustement de la masse moné­taire aux besoins de finan­ce­ment des pro­jets utiles et pour les­quels il existe une main‑d’œuvre dis­po­nible qui peut être le moteur de la crois­sance néces­saire pour atteindre le plein emploi.

Pour atteindre les objec­tifs figu­rant dans le trai­té sur l’Union euro­péenne les États doivent être en mesure de rem­plir leurs fonc­tions réga­liennes à savoir notam­ment : l’emploi en pre­mier res­sort, l’enseignement, la sécu­ri­té, la san­té, la défense. Ils ont aus­si la res­pon­sa­bi­li­té du bien-être com­mun : le loge­ment, l’environnement, les infra­struc­tures, les ser­vices publics. Ils leur incombent la ges­tion de la pré­pa­ra­tion du futur : les recherches à long terme et le finan­ce­ment des déve­lop­pe­ments les plus coû­teux, la poli­tique indus­trielle. Et l’emploi en der­nier res­sort : sub­ven­tions aux asso­cia­tions d’intérêt géné­ral, mécé­nat… Le Conseil euro­péen, auto­ri­té sou­ve­raine de l’Union a la pos­si­bi­li­té de pro­po­ser d’exercer la sou­ve­rai­ne­té sur la mon­naie (l’euro n’est pas une mon­naie sou­ve­raine et les autres mon­naies euro­péennes ne le sont plus vrai­ment) et des règles de créa­tion moné­taire per­met­tant de se rap­pro­cher du plein emploi dans cha­cun des États de l’Union sont tout à fait envi­sa­geables (gou­ver­ne­ment éco­no­mique com­mun par le conseil entre nations responsables).


Les objectifs de l’Union européenne

L’Union est « char­gée de pro­mou­voir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples » (article 3 du trai­té sur l’Union).

« L’Union éta­blit un mar­ché inté­rieur. Elle œuvre pour le déve­lop­pe­ment durable de l’Europe fon­dé sur une crois­sance éco­no­mique équi­li­brée et sur la sta­bi­li­té des prix, une éco­no­mie sociale de mar­ché hau­te­ment com­pé­ti­tive, qui tend au plein emploi et au pro­grès social, et un niveau éle­vé de pro­tec­tion et d’amélioration de la qua­li­té de l’environnement. Elle pro­meut le pro­grès scien­ti­fique et technique.

Elle com­bat l’exclusion sociale et les dis­cri­mi­na­tions, et pro­meut la jus­tice et la pro­tec­tion sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la soli­da­ri­té entre les géné­ra­tions et la pro­tec­tion des droits de l’enfant.

Elle pro­meut la cohé­sion éco­no­mique, sociale et ter­ri­to­riale, et la soli­da­ri­té entre les États membres.

Elle res­pecte la richesse de sa diver­si­té cultu­relle et lin­guis­tique, et veille à la sau­ve­garde et au déve­lop­pe­ment du patri­moine cultu­rel européen. »

Elle res­pecte « l’identité natio­nale » des États membres.


Deux questions fondamentales

Le conseil avec l’assistance des moyens spé­cia­li­sés des États pour­rait alors se poser les deux ques­tions sui­vantes : Quels sont les inves­tis­se­ments publics utiles qui sont sacri­fiés sur l’autel de l’austérité ? Y a‑t-il dans les pays d’Europe des gens au chô­mage qui pour­raient tra­vailler pour que ces inves­tis­se­ments deviennent réalité ?

Pour finan­cer ces inves­tis­se­ments il fau­drait que les États dépensent (com­mandes publiques à l’industrie pri­vée) pour mettre les gens au tra­vail sans ne se pré­oc­cu­per ni du défi­cit ni de la dette. Les États devraient pou­voir créer de la mon­naie pour leurs inves­tis­se­ments en émet­tant des titres sous­crits par la BCE ou leur banque cen­trale à un taux faible fixé par le conseil afin de main­te­nir par leurs com­mandes le rythme de dépenses dans l’économie au niveau exi­gé pour atteindre le plein emploi.

Les chefs de gou­ver­ne­ments qui auraient alors la sou­ve­rai­ne­té sur la mon­naie (mais ensemble) pour­raient éla­bo­rer les règles d’une gou­ver­nance éco­no­mique confé­dé­rale de l’Europe et les mettre eux-mêmes en pra­tique. Cela sup­po­se­rait des réunions plus fré­quentes du conseil, la mise en place d’administrations natio­nales et régio­nales ad hoc tra­vaillant ensemble et une véri­table volon­té de soli­da­ri­té européenne.

Quelques propositions à méditer pour essayer de penser différemment

Think dif­ferent ! Tel est le slo­gan rete­nu par Steve Jobs fon­da­teur d’Apple. C’est l’investissement qui crée l’épargne (Keynes et les post­key­né­siens) ; il n’est pas néces­saire d’épargner pour inves­tir ; ce qui est vrai pour l’agriculture ne l’est pas pour une éco­no­mie moderne où la créa­tion moné­taire est la condi­tion essen­tielle de la production.

C’est le car­net de com­mande des entre­prises qui déter­mine le niveau de l’emploi et non pas des sub­ven­tions sans contre­par­tie clai­re­ment identifiée.

En temps de crise quand les com­mandes aux entre­prises sont insuf­fi­santes l’État doit dépen­ser plus pour ses acti­vi­tés réga­liennes (com­mandes publiques aux entre­prises). Ces dépenses sont à finan­cer par une créa­tion moné­taire de la banque cen­trale au pro­fit de l’État et non par l’impôt.

L’usage de l’impôt (poli­tique fis­cale) outre son rôle consti­tu­tion­nel (contri­bu­tion com­mune indis­pen­sable éga­le­ment répar­tie entre tous les citoyens, en rai­son de leurs facul­tés.) doit être employé à la lutte contre les effets d’aubaine et à la réduc­tion des inéga­li­tés par exemple en taxant les enri­chis­se­ments sans cause.

Les bons du Tré­sor ache­tés par la banque cen­trale ne consti­tuent pas une charge ; une dette de l’État devant l’État n’est pas une dette. Les inté­rêts que paye l’État à la banque cen­trale lui sont rever­sés par celle-ci.


Ressources

Site inter­net de l’association Chô­mage et Mon­naie, Pour ceux qui croient à une poli­tique moné­taire active : www.chomage-et-monnaie.org

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