Aides à l’emploi… ou aides au chômage ? Une autre exception française

Dossier : L'Europe socialeMagazine N°530 Décembre 1997
Par Jean-Pierre BRULÉ (50)

Par­mi les pays à l’é­co­no­mie déve­lop­pée, la France est l’un de ceux où le chô­mage est le plus éle­vé – et aus­si un de ceux où les aides publiques à l’emploi sont les plus nom­breuses et les plus coû­teuses. Coïn­ci­dence mal­heu­reuse ou rela­tion de cause à effet ?

Ne serait-ce pas que notre pays, depuis qu’il est tou­ché par cette grande souf­france sociale qu’est le chô­mage, a régu­liè­re­ment choi­si les cal­mants au lieu des remèdes ? Et que ces cal­mants finissent par aggra­ver la maladie ?

Les aides à l’emploi sont nombreuses

Rien que pour les aides à l’embauche, l’UIMM en dénom­brait déjà 22 types en 1996. Pour les curieux, en voi­ci la liste instructive :

  • contrat d’orientation,
  • contrat de qualification,
  • contrat d’adaptation,
  • contrat d’apprentissage,
  • stage d’ac­cès à l’entreprise,
  • conven­tion indus­trielle de for­ma­tion par la recherche,
  • aide au rem­pla­ce­ment de sala­riés en formation,
  • aide à l’embauche du pre­mier salarié,
  • aide à l’embauche du deuxième ou troi­sième salarié,
  • abat­te­ment de coti­sa­tion pour les emplois à temps partiel,
  • contrat ini­tia­tive emploi,
  • aide au pre­mier emploi des jeunes,
  • aide à l’embauche de sala­riés en conven­tion de conversion,
  • conven­tion de coopération,
  • conseil à l’embauche dans les PME-PMI,
  • aide à l’embauche de chercheurs,
  • conven­tion de recherche pour les tech­ni­ciens supérieurs,
  • aide au recru­te­ment des cadres,
  • contrat pour la mixi­té des emplois,
  • abat­te­ment de coti­sa­tions pour les emplois nou­veaux à l’étranger,
  • prime d’a­mé­na­ge­ment du territoire,
  • prime régio­nale à l’emploi.


Inven­taire éton­nant à la fois par son archi­tec­ture (qui en per­çoit la logique ? a‑t-elle une autre struc­ture que celle des dépôts sédi­men­taires des minis­tères suc­ces­sifs ?) et dans ses détails (pour­quoi finance-t-on la mixi­té ? pour­quoi seule­ment en faveur des femmes ? quel conseil à l’embauche donne-t-on aux PME ?).

Comme cha­cun le sait, cette liste est en train d’être com­plé­tée par le gou­ver­ne­ment1.

On assiste à l’ap­pa­ri­tion de nou­velles varié­tés non seule­ment d’aides mais même d’ac­ti­vi­tés (qui consti­tuent d’ailleurs sou­vent des occu­pa­tions plus que des emplois). Mais il n’y a pas que des aides à l’embauche ou à « l’in­ser­tion« 2. Il existe aus­si des aides à la baisse du coût du tra­vail (exo­né­ra­tion pour le pas­sage au temps par­tiel, réduc­tion des coti­sa­tions sociales pour les bas salaires, etc.) – qui sont des sub­ven­tions au tra­vail non qua­li­fié (est-ce bien celui qu’on doit encourager ?).

Il existe des aides aux restruc­tu­ra­tions (pré­re­traites et fonds natio­nal pour l’emploi) qui font finan­cer par le contri­buable des ajus­te­ments d’ef­fec­tif par­fois iné­luc­tables, mais aus­si par­fois cau­sés par des impré­voyances de ges­tion (par exemple, les pyra­mides des âges sans issue de cer­taines firmes ; pour d’autres, des masses sala­riales excessives).

Selon le minis­tère du Tra­vail, il y avait 55 types d’aide à l’emploi. Il y a gros à parier qu’on en trou­ve­rait encore un peu plus en explo­rant tous les sec­teurs pro­fes­sion­nels. Même le coût glo­bal pour le bud­get natio­nal varie lar­ge­ment de rap­port en étude.

Les aides à l’emploi coûtent cher… et rapportent peu

Nous nous en tien­drons au plus récent, le « rap­port Péri­card » qui a conclu en 1996 les tra­vaux de la com­mis­sion par­le­men­taire d’en­quête sur les aides à l’emploi. Il éva­lue le total de ces aides à envi­ron 150 mil­liards de francs par an en excluant les indem­ni­tés de chô­mage et les aides à la for­ma­tion. À titre d’ordre de gran­deur, on pour­ra dou­bler ce mon­tant si l’on ajoute l’in­dem­ni­sa­tion du chô­mage3 – et le tri­pler si l’on prend aus­si en compte les pertes de recettes (TVA, IR, coti­sa­tions sociales) subies par rap­port à une situa­tion de plein emploi.

Gros­so modo, le coût de nos aides à l’emploi a dou­blé depuis 1992 : il attei­gnait alors « seule­ment » 80 Mds. Glo­ba­le­ment, leur ren­de­ment ne peut être que très faible : la mon­tée conti­nue du chô­mage le prouve assez. Mais prises une par une, les diverses aides ont des coûts et des ren­de­ments très variables.

Cha­cun (ou presque) s’ac­corde à trou­ver utiles les contrats de qua­li­fi­ca­tion et les contrats d’ap­pren­tis­sage (on relève avec inté­rêt que ces der­niers datent de 1971). Ensemble, ils ont coû­té envi­ron 7 Mds au contri­buable en 1996. Envi­ron 120 000 per­sonnes en béné­fi­cient pour la qua­li­fi­ca­tion et 320 000 pour l’ap­pren­tis­sage. C’est beau­coup moins qu’en Alle­magne où le Chan­ce­lier Kohl se plaint pour­tant qu’un tiers seule­ment des entre­prises prennent des apprentis.

Dans les mesures peu coû­teuses mais d’ef­fet incer­tain (nul ne sait mesu­rer l’ef­fet d’au­baine ni les dis­tor­sions de concur­rence) on trouve les exo­né­ra­tions pour l’embauche du pre­mier, du deuxième ou du troi­sième sala­rié : 150 000 béné­fi­ciaires pour une charge bud­gé­taire d’en­vi­ron 3 Mds.

Et le reste est tout à fait décevant :

  • les CES (contrats emploi soli­da­ri­té) four­nissent du per­son­nel qua­si gra­tuit au sec­teur public ou asso­cia­tif – mais sans embauche à la sor­tie dans les trois quarts des cas. Il en coûte pour­tant plus de 10 Mds par an rien que pour les CES qui peuvent se pro­lon­ger en CEC (contrats emploi consolidé) ;
  • pour le sec­teur mar­chand, 12 Mds ont été bud­gé­tés en 1996 pour les CIE (contrat ini­tia­tive emploi). L’é­va­lua­tion du coût moyen d’un CIE pour le bud­get de l’É­tat est dis­cu­tée : de 100 000 à 170 000 francs par an, selon les sources. Il est clair cepen­dant que le nombre d’emplois créés reste très déce­vant : envi­ron 30 000 emplois net ;
  • on a bud­gé­té en 1996 plus de 35 Mds d’exo­né­ra­tions diverses de coti­sa­tions sur les bas salaires – tout en conti­nuant à aug­men­ter le SMIC (voir l’ar­ticle de Michel Gouix) ;
  • les pré­re­traites (et mesures assi­mi­lables) ont pour effet net de mettre à la charge de la col­lec­ti­vi­té les coûts consi­dé­rables (plus de 15 Mds) d’une mesure tota­le­ment contraire à ses inté­rêts : réduire encore la base contri­bu­tive alors que l’al­lon­ge­ment de la durée de vie aug­mente méca­ni­que­ment chaque année le nombre de retrai­tés par actif.

Ces mauvais rapports coût/performance sont connus de tous

Et d’a­bord, on l’i­ma­gine, des gou­ver­ne­ments qui ont sûre­ment lu le rap­port Péri­card. Son signa­taire, lui-même, trouve ces aides « inutiles, coû­teuses et lar­ge­ment inef­fi­caces ». Le rap­por­teur de la com­mis­sion d’en­quête dénonce leur poids (150 Mds repré­sentent près de la moi­tié de l’im­pôt sur le reve­nu) et épingle les CES et les CIE pour leur inef­fi­ca­ci­té : « on a dépen­sé beau­coup d’argent pour sim­ple­ment modi­fier l’ordre dans la file d’at­tente des can­di­dats à l’emploi « . Mais, ajoute-t-il,« la com­mis­sion ne sou­hai­tait pas être une com­mis­sion de la hache » et « son objec­tif pre­mier n’a donc pas été de cher­cher à opé­rer des coupes claires dans la dépense publique pour l’emploi ». Le mot de la fin reste à Michel Péri­card : ces aides « inutiles, coû­teuses et lar­ge­ment inef­fi­caces… qui ose­rait pro­po­ser leur sup­pres­sion, même si nous y avons pensé ? »

Mais tout ceci, dira-t-on, concerne l’an­cien gou­ver­ne­ment. C’est le pas­sé. Un chan­ge­ment de majo­ri­té par­le­men­taire donne l’oc­ca­sion de remettre à plat les aides, d’en éva­luer les résul­tats type par type sans besoin de ména­ger trop de sus­cep­ti­bi­li­tés. Jus­te­ment l’in­ven­taire en a été fait, le coût et l’ef­fi­ca­ci­té des divers types d’aide évalués.

C’est le moment idéal pour lais­ser tom­ber les plus inef­fi­caces. Pour­tant, nous assis­tons plu­tôt à l’in­verse : silence sur le ren­de­ment des mesures anté­rieures et ajout d’une nou­velle couche d’aides. Une nou­velle couche qui risque d’être par­ti­cu­liè­re­ment toxique pour l’é­co­no­mie – donc pour l’emploi – en alour­dis­sant les dépenses publiques des salaires de dizaines de mil­liers de postes de fonc­tion­naires tem­po­raires auxi­liaires (qui ne peuvent man­quer de deve­nir à terme des fonc­tion­naires tout court). Que la charge en soit un jour lais­sée aux col­lec­ti­vi­tés régio­nales n’y chan­ge­rait rien.

Le qualificatif d’aide inefficace est un délicat euphémisme

Une aide « coû­teuse et inef­fi­cace », pour reprendre les termes de Michel Péri­card, détruit for­cé­ment des emplois, puis­qu’elle est finan­cée par la col­lec­ti­vi­té au moyen de taxes et impôts qui pèsent sur l’ac­ti­vi­té géné­rale – que ce soit par la réduc­tion de la consom­ma­tion (sur­im­po­si­tion des ménages) ou par le défi­cit de créa­tion d’en­tre­prises nou­velles (pré­lè­ve­ment accru sur le capi­tal) ou par la moindre com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises exis­tantes (accrois­se­ment de leurs charges salariales).

Les gou­ver­ne­ments pré­cé­dents atten­daient beau­coup autour des baisses de charges sala­riales, cer­tai­ne­ment utiles. Leur tort a été de ne pas assez dire qu’il ne s’a­gis­sait là que d’une réduc­tion très par­tielle du lourd han­di­cap de nos entre­prises vis-à-vis de celles des pays indus­triels les plus conqué­rants (par­mi les­quels, mal­heu­reu­se­ment, on ne peut plus comp­ter l’Al­le­magne). Ne pas le sou­li­gner a été une erreur de péda­go­gie et une erreur poli­tique : le grand public a seule­ment consta­té que le chô­mage ne se rédui­sait pas. Il en a conclu qu’il fal­lait cher­cher autre chose.

La loi de Robien a été « l’autre chose » de la droite : une ten­ta­tive de redis­tri­bu­tion en nature, par le par­tage du tra­vail, cou­ron­nant la redis­tri­bu­tion par les aides finan­cières et basée sur l’i­dée fausse que le tra­vail est une den­rée rare qu’il faut par­ta­ger. Le « suc­cès » de la loi de Robien s’ex­plique trop aisé­ment : pour les hommes poli­tiques, c’é­tait la preuve qu’ils conti­nuaient à se battre pour l’emploi ; pour les syn­di­cats, c’é­tait un moyen d’ob­te­nir de moins tra­vailler ; pour les patrons en dif­fi­cul­té, c’é­tait une nou­velle façon de ponc­tion­ner les finances publiques – comme avec les préretraites.

Le « tra­vailler moins pour tra­vailler tous » est un slo­gan qui évoque fâcheu­se­ment la défunte Union Sovié­tique où le « contrat social » impli­cite s’a­na­ly­sait en une faible exi­gence de tra­vail en contre­par­tie d’un bas niveau de vie. C’est aus­si un slo­gan qui se dis­pense d’ex­pli­quer com­ment on peut tra­vailler moins sans appau­vrir la com­mu­nau­té natio­nale et com­ment celle-ci pour­ra, dès lors, conti­nuer à finan­cer 150 ou 200 Mds par an de « cal­mants sociaux ».

Nos hommes poli­tiques pour­raient se pen­cher sur l’ex­pé­rience sué­doise du début des années 90 : de nom­breux « cal­mants sociaux » ont dû y être aban­don­nés devant l’am­pleur des défi­cits publics qu’ils contri­buaient à creu­ser. Le chô­mage a fait alors un énorme bond dans les sta­tis­tiques : de 1,7 % en 1990 à 10,9 % en 1997, les chô­meurs camou­flés appa­rais­sant alors au grand jour. On se doit de rap­pe­ler ici que la Suède était, après la guerre, le pays le plus riche d’Eu­rope – et qu’il est main­te­nant au 19e rang (sur 24) par­mi les pays de l’OCDE. Résul­tat tan­gible de cin­quante ans de dépense publique effrénée.

« L’autre chose » de la gauche est la réduc­tion du temps de tra­vail sans perte de reve­nus. La cam­pagne élec­to­rale de 1997 a été une nou­velle occa­sion de sur­en­chère dans cette direc­tion. Et l’ac­tuel Pre­mier ministre a choi­si de tenir ses pro­messes de 35 heures, qu’il a tou­te­fois, à juste titre, jugé « anti-éco­no­mique » de payer 39.

On a envie d’a­jou­ter « et défa­vo­rable à l’emploi » si l’on se réfère aux expé­riences étran­gères. Ain­si, on trouve dans le numé­ro du 18 octobre 1997 de l’Eco­no­mist un tableau des taux de chô­mage et des temps de tra­vail dans les cinq pre­miers pays indus­triels. Il saute aux yeux qu’il y a une forte cor­ré­la­tion… mais pas celle qu’es­pèrent les par­ti­sans du tra­vail par­ta­gé. Ain­si, le clas­se­ment par temps de tra­vail crois­sant donne : Alle­magne, France, Grande-Bre­tagne, Japon, États-Unis. Celui par chô­mage crois­sant : Japon, États-Unis, Grande-Bre­tagne, Alle­magne, France. Et les écarts entre les extrêmes sont énormes : 20 % pour le temps de tra­vail, 200 % pour le chô­mage4.

Nou­velle « excep­tion fran­çaise » : l’an­nonce des 35 heures se fait quelques jours à peine après que les syn­di­cats euro­péens aient renon­cé à cette reven­di­ca­tion5 et quelques jours avant que cer­tains syn­di­cats ita­liens ne s’y opposent pour leur pays. On a du mal à com­prendre com­ment la France pour­ra, avec un PIB réduit par la moindre durée du tra­vail, finan­cer les aides com­pen­sa­toires pro­mises aux entreprises.

L’inefficacité des aides est inhérente au système de redistribution

En dix-huit ans de chô­mage crois­sant, la France a connu 29 plans pour l’emploi. Elle entame actuel­le­ment le 30e. On peut parier sans trop de risques que, dans quelques années, un nou­veau rap­port d’é­va­lua­tion des aides en France se pen­che­ra sur la cuvée 1997 et consta­te­ra qu’elle n’a pas enrayé la mon­tée du chô­mage mal­gré le mon­tant consi­dé­rable des sommes allouées. Res­te­ra à trou­ver quelques cou­pables, à assu­rer les chô­meurs de la com­pas­sion des pou­voirs publics et à inven­ter une nou­velle caté­go­rie d’aides (ou un nou­veau nom).

Devant les résul­tats déce­vants des plans pour l’emploi suc­ces­sifs, la pen­sée unique (en la matière, elle varie peu de par­ti à par­ti) se rabat sur la magie du verbe, l’i­ma­gi­na­tion créa­trice de nou­veaux types d’aides, la com­mu­ni­ca­tion, la recherche de consen­sus (sans iden­ti­fi­ca­tion des alter­na­tives). Par contre, elle est très peu loquace sur l’a­na­lyse des résul­tats des plans pré­cé­dents ou sur la com­pa­rai­son avec les autres pays industriels.

Nul ne se donne la peine d’ex­pli­quer pour­quoi notre crois­sance est infé­rieure à la moyenne euro­péenne depuis vingt ans, alors qu’elle était régu­liè­re­ment supé­rieure pen­dant les vingt années précédentes.Tout au plus entend-on par­ler des autres pays euro­péens quand ils sont confron­tés aux mêmes échecs que nous sur l’emploi. Ain­si de la mon­tée du chô­mage en Alle­magne inter­pré­tée comme preuve d’une fata­li­té euro­péenne, d’un phé­no­mène qui nous dépas­se­rait (alors que le chô­mage alle­mand résulte sur­tout d’un fac­teur natio­nal : l’in­té­gra­tion de l’an­cienne RDA).

Hélas, notre pro­blème n’est pas de faire un peu plus mal que nos voi­sins euro­péens – mais bien de faire beau­coup plus mal que les Amé­ri­cains ou les Japo­nais, sans même par­ler des Chi­nois et autres tigres asiatiques.

Et notre pro­blème n’est pas de détruire des emplois : eux aus­si en détruisent tous. La France semble même le grand pays qui en détruit le moins : 0,37 % de la popu­la­tion fran­çaise perd son emploi chaque mois alors que ce chiffre atteint 1,73 % aux États-Unis. On a vu ATT, IBM ou Gene­ral Motors y sup­pri­mer cha­cune plus de 100 000 emplois sans que le gou­ver­ne­ment inter­vienne. Mais la dif­fé­rence à notre détri­ment se lit dans le pour­cen­tage de chô­meurs qui retrouve un emploi en un mois : 37 % aux États-Unis… et 3 % en France.

Là est la véri­table gan­grène sociale fran­çaise et les cal­mants sociaux n’y chan­ge­ront rien. Pen­dant la décen­nie 1980–1990, mar­quée par la mon­tée des aides à l’emploi, nous avons per­du 36 emplois sur 1 000 – pen­dant que les Amé­ri­cains en gagnaient 566.

Notre pro­blème est clair : c’est une insuf­fi­sante capa­ci­té à créer des emplois. Il y a quelques années l’heb­do­ma­daire The Eco­no­mist publiait un gra­phique des emplois sur trente ans mon­trant que, sur cette période, l’Eu­rope avait aug­men­té son niveau glo­bal de l’emploi de 5 % envi­ron, quand les États-Unis l’aug­men­taient de près de 100 %7 – le Japon se trou­vant dans une posi­tion intermédiaire.

Sur trente ans éga­le­ment (1961−1991), les sta­tis­tiques du BIT sur la durée du tra­vail dans les grands pays indus­tria­li­sés nous montrent une réduc­tion de cette durée dans les grands pays euro­péens et, à l’in­verse, une aug­men­ta­tion aux États-Unis, au Japon, au Cana­da. Le pro­fil des pays euro­péens, tel qu’il appa­raît à tra­vers ces diverses don­nées, n’a rien de par­ti­cu­liè­re­ment flat­teur : on y tra­vaille de moins en moins, on y crée de moins en moins d’emplois, on y doit aider de plus en plus de chô­meurs. Alors même que leurs grands concur­rents pré­sentent le pro­fil inverse !

Au lieu d’a­na­ly­ser, pour notre plus grand béné­fice, les causes de cette dis­pa­ri­té véri­ta­ble­ment tra­gique, la pen­sée unique (tou­jours inter­ven­tion­niste) nous entre­tient géné­reu­se­ment de ses efforts pour l’emploi… et pré­fère gar­der le silence sur les résul­tats et leurs causes. Com­ment ne pas pen­ser à ces cadres en passe de man­quer leurs objec­tifs annuels, mais qui font volon­tiers savoir à leur patron qu’ils tra­vaillent tard le soir et tout le week-end.

Cette occu­pa­tion du ter­rain média­tique évite que les citoyens ne se posent quelques ques­tions essentielles.

Sur quoi se fonde la légi­ti­mi­té de ces redis­tri­bu­tions par la puis­sance publique ?

Pré­le­ver des charges sur cer­taines entre­prises au béné­fice d’autres ne relè­ve­rait-il pas d’un acti­visme sans effet ? (La méca­nique redis­tri­bu­trice a des coûts dont on ne parle pas, et d’a­bord le coût direct des innom­brables orga­nismes sociaux qui « s’oc­cupent » du chô­mage et celui des cabi­nets de conseil ou de for­ma­tion qui en vivent trop sou­vent. On aime­rait voir mesu­rer le pour­cen­tage des aides qui s’est ain­si évaporé ?)

De quel droit détourne-t-on les entre­pre­neurs de leurs centres d’in­té­rêt natu­rels (les mar­chés, la tech­no­lo­gie, la concur­rence) pour prendre connais­sance de leurs « droits » à aides, puis pour sol­li­ci­ter celles-ci auprès des direc­tions, agences, commissions…

Quelle science par­ti­cu­lière per­met aux ministres de pen­ser qu’ils redis­tri­buent ain­si effi­ca­ce­ment – ou d’in­ven­ter des emplois aux­quels le mar­ché n’a­vait pas pen­sé ? Com­ment pen­ser ren­for­cer l’é­co­no­mie natio­nale en pre­nant à Pierre pour don­ner à Paul ? Quel audit demande-t-on pour le véri­fier quantitativement ?

Non seule­ment ces ques­tions res­tent sys­té­ma­ti­que­ment sans réponses – mais elles ne sont en fait même pas posées dans notre pays où l’on se glo­ri­fie volon­tiers de l’in­ven­tion d’un nou­veau type d’aide sans se sen­tir obli­gé d’en four­nir une jus­ti­fi­ca­tion éco­no­mique et d’en iden­ti­fier les contre­par­ties négatives.

Si la lutte contre le chô­mage ne rem­porte pas de suc­cès, elle est l’ob­jet de fortes paroles. Le pré­cé­dent Pre­mier ministre avait décré­té la « mobi­li­sa­tion géné­rale » et annon­cé des « armes nou­velles » contre le chô­mage dont le pré­sident de la Répu­blique avait fait « la prio­ri­té des prio­ri­tés ». Son pré­dé­ces­seur, lui, avait fini par bais­ser les bras et décla­rait : « On a tout essayé… »

Non, on n’a pas tout essayé !

On n’a même pas com­men­cé à envi­sa­ger d’es­sayer ce qui marche ailleurs ! La classe poli­tique tout entière paraît s’employer à cacher la véri­té à nos conci­toyens – qui n’ont d’ailleurs pas tous très grande envie de l’apprendre :

La véri­té, c’est que la crise n’est pas aus­si uni­ver­selle qu’on le pré­tend, que le niveau du chô­mage en France dépasse lar­ge­ment celui de la plu­part des autres pays indus­triels, qu’il conti­nue à croître pen­dant que d’autres réus­sissent à le réduire – et ceci par des voies très diverses, sous des gou­ver­ne­ments de cou­leurs poli­tiques dif­fé­rentes, mais tou­jours en rédui­sant le poids de la dépense publique.

C’est le cas dans des pays gou­ver­nés plu­tôt à gauche comme les Pays-Bas ou la Nou­velle-Zélande. Comme c’est le cas aux États-Unis dont l’exemple semble héris­ser le poil de nos com­pa­triotes, vic­times d’une ample dés­in­for­ma­tion : on lit par­tout qu’il s’y crée sur­tout des petits bou­lots, ce qui est abso­lu­ment faux. En réa­li­té, les 2 mil­lions d’emplois nets créés aux États-Unis entre 1990 et 1995 viennent bien des ser­vices, mais 80 % de ces emplois de ser­vice sont au-des­sus de la médiane des salaires du pays8. Moyen­nant quoi, le pré­cé­dent pré­sident de l’As­sem­blée natio­nale trou­vait le modèle amé­ri­cain « inac­cep­table », mal­gré des « résul­tats sta­tis­tiques impressionnants ».

Quant aux résul­tats des Anglais (moi­tié moins de chô­meurs que nous, en dimi­nu­tion mois après mois), ils sont balayés d’un revers de main dans les médias : ils auraient la chance (?) d’une démo­gra­phie plus faible que nous et creu­se­raient les inégalités.

On aime­rait entendre une voix offi­cielle infor­mer le public de ces chiffres, de ces com­pa­rai­sons gênantes. Et l’ai­der à éva­luer les termes de l’al­ter­na­tive : dépense publique contre emplois. Par exemple, en fai­sant lar­ge­ment connaître les résul­tats d’ex­pé­riences étran­gères très ins­truc­tives dans des pays aus­si dif­fé­rents que le Cana­da, le Chi­li ou la Nou­velle-Zélande. Au lieu de cela, en France, on entend la classe poli­tique gémir sur l’ex­clu­sion… tout en choi­sis­sant de fait le chômage.

Au fait, qui donc a jugé « inac­cep­table » le modèle amé­ri­cain ? Peut-être les syn­di­cats « repré­sen­ta­tifs » qui le sont seule­ment de la mino­ri­té qui pro­fite de ce refus (en gros les sec­teurs pro­té­gés de la concur­rence). Mais sûre­ment pas les chô­meurs qui n’ont pas de moyen de s’ex­pri­mer. Ni même les élec­teurs à qui aucun par­ti poli­tique fran­çais ne l’a pro­po­sé. Com­ment une demande poli­tique s’ex­pri­me­rait-elle s’il ne lui cor­res­pond aucune offre ?

Que se pas­se­rait-il en France si on sup­pri­mait d’un coup toutes les aides à l’emploi sauf les contrats d’ap­pren­tis­sage et de qua­li­fi­ca­tion ain­si que les exo­né­ra­tions de charges pour l’embauche du pre­mier, deuxième ou troi­sième sala­rié ? Le bud­get de l’É­tat serait allé­gé d’au moins 140 Mds de francs (plus les éco­no­mies à faire sur les orga­nismes de dis­tri­bu­tion des aides sup­pri­mées). Sans modé­li­sa­tion com­pli­quée, on peut situer les ordres de gran­deur des bien­faits qu’on pour­rait en obtenir :

  • une baisse de moi­tié de l’im­pôt sur le reve­nu, mesure sans pré­cé­dent, dont on peut légi­ti­me­ment ima­gi­ner un effet de choc sur la consom­ma­tion, sur la crois­sance et sur l’emploi ;
  • ou une baisse mas­sive des charges sociales totales (employeur + sala­rié) sur les entre­prises qui abais­se­rait de deux bons points (de 19 % à 17 %) le pour­cen­tage du PIB que nous y consa­crons (il est de 7 % aux États-Unis et de 10 % au Japon) – aug­men­tant for­te­ment la com­pé­ti­ti­vi­té de nos entreprises ;
  • ou la mul­ti­pli­ca­tion par 20 des sommes dis­po­nibles en France pour le finan­ce­ment en capi­tal-risque de la créa­tion d’en­tre­prises nou­velles. Selon Madame Béa­trice Maj­no­ni d’In­ti­gna­no (Le Figa­ro du 3 octobre 1996), le capi­tal-risque ne col­lecte actuel­le­ment que 5 à 7 Mds par an ; elle ajoute qu’1 MF de capi­tal-risque per­met en moyenne de finan­cer la créa­tion d’une PME. On voit l’ordre de gran­deur de l’en­jeu : 140 Mds éco­no­mi­sés per­met­traient théo­ri­que­ment de créer plus de 100 000 PME, soit des cen­taines de mil­liers d’emplois.


On peut ima­gi­ner, bien sûr, toutes sortes de com­bi­nai­sons de ces trois mesures. Pour l’au­teur de ces lignes, qui observe depuis des années l’im­puis­sance euro­péenne – et l’ha­bi­le­té de nos concur­rents amé­ri­cains et asia­tiques – à tirer par­ti du for­mi­dable poten­tiel de créa­tion d’en­tre­prises en infor­ma­tique, la troi­sième est sûre­ment la plus fruc­tueuse même si elle est la plus dif­fi­cile à mettre en oeuvre – et la plus éloi­gnée de l’ac­tuelle péna­li­sa­tion de l’é­pargne. C’est celle que recom­man­dait le pré­sident du Sénat dans l’ar­ticle pré­ci­té : « déve­lop­per les méca­nismes de capi­tal-risque qui per­mettent à l’é­pargne cou­ra­geuse et active d’al­ler vers les pro­jets por­teurs des emplois de demain ».

La plu­part des hommes poli­tiques parlent avec beau­coup de sol­li­ci­tude des PME et du gise­ment de nou­veaux emplois qu’elles représentent.

C’est bien vu, sur­tout si l’on y inclut les PME à naître. Mais savent-ils que, dans la France de 1997, il est presque impos­sible à une PME de trou­ver du cré­dit sans cau­tion per­son­nelle des diri­geants ? Nombre de créa­teurs poten­tiels de PME sont ain­si mis hors jeu avant le coup d’en­voi. Dira-t-on que les banques fran­çaises sont cou­pables de fri­lo­si­té ? Ou bien que les lois et règle­ments qui ne leur laissent presque pas de marge sur le finan­ce­ment des entre­prises sont cou­pables de myo­pie ? Ou pire, quand ils ont réduit à presque rien les droits du ban­quier en cas de faillite ?

Si l’on accepte que la prio­ri­té abso­lue est la créa­tion de nou­veaux emplois (plu­tôt que les com­bats de retar­de­ment contre les des­truc­tions d’emplois exis­tants), c’est tout un édi­fice qui est à recons­truire en faveur des créa­tions d’en­tre­prises. On a vu que des sommes énormes sont dis­po­nibles : celles des aides à l’emploi… qui se révèlent trop sou­vent n’être que des aides au chômage.

Bien sûr, on enten­drait par­ler d’ul­tra-libé­ra­lisme. Mais com­ment y croire dans un pays où l’É­tat pré­lève la moi­tié de la richesse pro­duite, où les pou­voirs publics nomment des dizaines de res­pon­sables non seule­ment admi­nis­tra­tifs mais aus­si éco­no­miques, où tant de postes-clés du sec­teur éco­no­mique sont tenus par des diri­geants issus de l’ad­mi­nis­tra­tion. Nous ne ris­quons pas de tom­ber dans l’ultra-libéralisme.

Au moins, y a‑t-il là encore autre chose à essayer. Et il est rai­son­nable d’es­pé­rer que le chô­mage régres­se­rait enfin. C’est à abattre les obs­tacles à l’emploi plu­tôt qu’à admi­nis­trer des cal­mants au corps social que nous devons nous attaquer.

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1. Cet article, remis en avril 1997 au groupe X‑Europe, a été com­plé­té depuis pour tenir compte des mesures prises par le nou­veau gou­ver­ne­ment. Ses conclu­sions n’ont pas chan­gé. Hélas !
2. On sent bien en quoi une « inser­tion » dif­fère d’une embauche : on embauche un indi­vi­du mais on insère un deman­deur d’emploi. On est là dans un registre plus col­lec­tif que per­son­nel, à moti­va­tions plus admi­nis­trées qu’é­co­no­miques, plus fra­gile pour l’intéressé.
3. Ain­si, le pré­sident du Sénat, René Mono­ry, éva­luait-il la dépense publique totale pour l’emploi à 300 Mds, soit près de 4 % de la richesse natio­nale (Le Figa­ro du 18 mars 1997).
4. Les Pays-Bas tirent leur épingle du jeu du chô­mage tout en tra­vaillant peu de jours par an, grâce à un taux record de temps par­tiel (près de 40 %).
5. Le Monde du 4 octobre 1997.
6. Étude du Mac Kin­sey Glo­bal Ins­ti­tute (1995).
7. Leur per­met­tant simul­ta­né­ment de satis­faire une demande de tra­vail fémi­nin en rapide crois­sance, d’oc­cu­per des mil­lions d’im­mi­grés nou­veaux et de réduire le taux de chômage.
8.La France et les États-Unis, mal­gré des taux de dépenses sociales incom­pa­rables, dif­fèrent peu en pour­cen­tage de la popu­la­tion au-des­sous du seuil de pau­vre­té (défi­ni comme la moi­tié du salaire natio­nal médian).

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