Intégrales

Intégrales

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°752 Février 2020
Par Jean SALMONA (56)

On sup­port­erait telle­ment mieux nos con­tem­po­rains s’ils pou­vaient de temps en temps chang­er de muse­au. Mais non, le menu ne change pas. Tou­jours la même fricassée.

Albert Camus, Caligula

Le goût des inté­grales relève, sans doute, de cette pul­sion humaine qui pré­side à l’art de col­lec­tion­ner et qui fait que nous aimons ce qui con­stitue un tout théorique­ment cohérent plutôt qu’un ensem­ble de choses dis­parates, quelque intéres­sante que soit cha­cune d’elles, prise isolé­ment. Et puis, en nous plongeant dans une inté­grale, qui nous impose une atten­tion soutenue et nous pousse, que nous le voulions ou non, à l’introspection, nous pou­vons espér­er chang­er, pour le mieux, bien sûr…

Beethoven – Sonates par András Schiff

Beethoven – Sonates par András Schiff

Tout pianiste beethove­nien se doit d’enregistrer tôt ou tard l’ensemble de ses Sonates. Il s’ensuit un nom­bre con­sid­érable d’intégrales, dont cer­taines ont mar­qué l’histoire de l’édition discographique, notam­ment Artur Schn­abel (1932, réédité en CD), Yves Nat, Wil­helm Kempff, Mau­r­izio Polli­ni, Alfred Bren­del, Daniel Baren­boïm (deux ver­sions, voir La Jaune et la Rouge, décem­bre 2019, « Musique en images »). András Schiff, musi­cien hon­grois dis­cret et l’un des très grands d’aujourd’hui, par­ti­c­ulière­ment dans Bach et Beethoven, a enreg­istré son inté­grale non en quelques jours de stu­dio mais au fil du temps et par­fois des con­certs, entre 2004 et 2007, et c’est cette inté­grale qui vient d’être éditée. Cet enreg­istrement étalé dans le temps – comme le font les Ébène en ce moment pour les Quatuors – con­fère à l’interprétation une fraîcheur qui cor­re­spond bien, au fond, à la genèse de ces Sonates, com­posées non d’une traite mais au fil des années, de l’opus 2 à l’opus 111.

Mais au-delà de cette car­ac­téris­tique rien moins qu’anecdotique, ce qui fait l’originalité et le prix de cette inté­grale, c’est le par­ti pris d’András Schiff de ban­nir tout pathos, tout excès roman­tique et de jouer Beethoven comme du Mendelssohn ou du Mozart ou du Bach, selon les moments, avec clarté, élé­gance, pré­ci­sion, sub­til­ité (cer­tains pas­sages de l’opus 109 évo­quent même… la manière de Debussy). Au total, une inté­grale qui plane sur les hau­teurs et qui a sa place, lumineuse, par­mi les plus légendaires. Le cof­fret com­prend un 9e disque Encores after Beethoven, con­sti­tué de bis que Schiff joue sou­vent après des Sonates de Beethoven, comme l’extraordinaire Petite Gigue en sol majeur KV 574 de Mozart ; et aus­si un livret de plus de 250 pages (en anglais et alle­mand) de com­men­taires appro­fondis de l’interprète sur cha­cune des Sonates.
8 CD + 1 ECM

Bach – Sonates et Partitas pour violon seulBach – Sonates et Partitas pour violon seul

Comme Le Clavier bien tem­péré pour les pianistes, les Sonates et Par­ti­tas pour vio­lon seul de Bach sont le graal des vio­lonistes. Par­mi les nom­breuses inté­grales enreg­istrées, deux font référence : celle de Nathan Mil­stein de 1954–1956, pro­fonde, élevée, et celle de Menuhin ado­les­cent, de 1934–1935, émou­vante, habitée. Il y a aus­si celles, plus récentes, de Gidon Kre­mer et d’Hilary Hahn, très belles.

Le vio­loniste autrichien Thomas Zehet­mair, élève de Mil­stein, vient d’enregistrer son inté­grale trente-cinq ans après une pre­mière fois, cette fois-ci sur deux vio­lons baro­ques, l’un pour les Sonates, l’autre pour les Par­ti­tas. Le son chaud du vio­lon baroque, aux har­moniques plus rich­es que celles du vio­lon mod­erne, la légère réver­béra­tion due à l’acoustique de l’église autrichi­enne où l’enregistrement a été réal­isé don­nent à cette inté­grale un par­fum unique et une dimen­sion spir­ituelle, presque mys­tique, qui dis­tinguent rad­i­cale­ment cette inter­pré­ta­tion des autres et qui mérite l’écoute.

2 CD ECM

Au total, con­traire­ment à l’éclectisme des réc­i­tals, ces inté­grales for­cent l’auditeur à s’immerger dans un monde com­plexe et exigeant d’où il ne ressor­ti­ra pas intact. Nous aider à chang­er : c’est le moins que l’on puisse atten­dre, au fond, de la musique.

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