Innover, c’est faire rêver dans la rigueur

Dossier : Entreprise et management : rigueur et compétitivtéMagazine N°648 Octobre 2009
Par Carine COMPAIN (97)
Par Denis LEBREC

REPÈRES

REPÈRES
En ces temps de crise économique, l’innovation demeure un gage d’avantages con­cur­ren­tiels durables, et par­fois une planche de salut face à des marchés qui ten­dent à l’hypercompétition. Pour­tant, aucune pra­tique n’est à ce point para­doxale : à la fois adulée et crainte, l’innovation incar­ne l’espoir des dirigeants et con­stitue le casse-tête des opéra­tionnels. Adulée, car ses suc­cès économiques ne sont plus à démon­tr­er : du pro­fesseur Yunus et la Grameen Bank à la Wii de Nin­ten­do, en pas­sant bien sûr par Steve Jobs et Apple, l’imagerie médi­cale ou Inter­net, tous ces nou­veaux pro­duits ou ser­vices ont en com­mun d’avoir changé notre vie. Crainte, car l’innovation reste incer­taine, coû­teuse et nous pro­jette dans un avenir dif­fi­cile à planifier. 

Le man­age­ment de l’in­no­va­tion est un art dif­fi­cile car il doit répon­dre en par­ti­c­uli­er à plusieurs ques­tions : com­ment innover utile ? com­ment innover autrement ? com­ment ren­dre ses let­tres de noblesse à une cer­taine cul­ture du risque ? com­ment alli­er créa­tiv­ité et rigueur ?

Le cas Concorde
Un exem­ple mal­heureux est don­né par l’un de nos plus beaux fleu­rons tech­nologiques : le Con­corde. Ici, l’in­no­va­tion est bien présente, recon­nue et applaudie ; mais le mar­ket­ing n’a pas iden­ti­fié, lors de l’é­tude d’op­por­tu­nité, les obsta­cles au suc­cès com­mer­cial, comme, par exem­ple, la défi­ance, voire l’hos­til­ité, certes poli­tique, du marché améri­cain. Une bonne inno­va­tion, c’est tout d’abord une inno­va­tion qui répond à un besoin réel du client, por­teur d’un marché rentable.

Par­mi les acteurs de l’in­no­va­tion, le mar­ket­ing est por­teur d’une respon­s­abil­ité par­ti­c­ulière dans le man­age­ment de l’in­no­va­tion. Le mar­ket­ing pos­sède en effet une vision glob­ale car au-delà de sa con­nais­sance aiguë du marché, des clients et de la com­péti­tion, il assume les choix struc­turants en ter­mes d’of­fres et est au cen­tre des rela­tions avec ses parte­naires, R&D, dis­tri­b­u­tion, tech­nique et SI, ser­vices clients…

Le mar­ket­ing est donc à même de porter les nou­velles idées et de les trans­former en pro­duits-ser­vices por­teurs d’un véri­ta­ble poten­tiel marché. Pour cela, il lui faut appren­dre à se dépass­er et à penser autrement sa pro­pre con­cep­tion produit.

Le client au cœur de l’innovation

L’in­no­va­tion utile aux clients et à l’en­tre­prise, c’est celle qui sim­pli­fie la vie des con­som­ma­teurs et pousse à une adop­tion rapi­de et com­plète par le marché, faisant de cette inno­va­tion un suc­cès com­mer­cial. Une entre­prise n’est pas en effet un lab­o­ra­toire de recherche fon­da­men­tale : l’in­no­va­tion doit rechercher la rentabil­ité à court et à moyen terme.

Le man­age­ment de l’in­no­va­tion doit alors éviter trois écueils majeurs, sus­cep­ti­bles de dévi­er l’in­no­va­tion de ses final­ités clients et économiques : un push tech­nologique qui ne serait pas jus­ti­fié par des besoins clients réels, une focal­i­sa­tion exces­sive sur la con­cur­rence au détri­ment des clients et enfin une rou­tine piégeuse qui empêcherait de dépass­er les suc­cès acquis.

La bonne inno­va­tion remet en cause les suc­cès acquis

Pre­mière cause de ” mau­vaise ” inno­va­tion : la beauté de la tech­nolo­gie. Une inno­va­tion tech­nologique remar­quable du point de vue de l’ingénieur n’en est pas for­cé­ment une du point de vue du client ! L’analyse rigoureuse du marché poten­tiel, l’in­ter­ac­tion avec les futurs clients (au tra­vers de Proofs of con­cept, Focus groups, Friend­ly User Tests), le pro­to­ty­page doivent per­me­t­tre des déci­sions, par­fois dif­fi­ciles, en ce qui con­cerne l’u­til­ité et la via­bil­ité d’une inno­va­tion technologique.

Deux­ième écueil con­duisant à une ” mau­vaise ” inno­va­tion : la con­cur­rence. Une focal­i­sa­tion exces­sive sur la con­cur­rence peut se révéler nuis­i­ble : à force d’é­tudi­er l’en­ne­mi, on finit par devenir sa réplique. Com­ment en effet réus­sir à ne pas être suiveur, à véri­ta­ble­ment innover out of the box ? Com­ment garder le client au cen­tre de la réflexion ?

L’ap­proche d’Apple
 
Apple a redéfi­ni les stan­dards du mul­ti­mé­dia mobile en moins d’un an : nou­velle promesse client, nou­veau pro­duit, nou­veau busi­ness mod­èle. Plus qu’un pro­duit, c’est un nou­v­el écosys­tème com­plet qui est devenu une référence. Cette révo­lu­tion est d’au­tant plus remar­quable qu’elle n’a presque rien de tech­nologique, mais qu’elle s’ap­puie sur un recen­trage de l’er­gonomie à tous les niveaux et une sim­plic­ité d’u­til­i­sa­tion iné­galée, un véri­ta­ble rêve de mar­ket­teur. Apple est donc devenu ” le ” com­péti­teur pour tous les acteurs du monde des télé­coms et médias : com­pren­dre sa manière de faire sem­ble alors une évi­dence et une néces­sité pour tous les équipemen­tiers et opéra­teurs télé­coms. Pour­tant, aucun acteur majeur n’a réelle­ment réus­si à se démar­quer du mod­èle iPhone, qui s’ap­puie sur les dynamiques dévelop­pées par l’i­Pod et iTunes.


Troisième cause de mau­vaise inno­va­tion : le suc­cès. Lorsqu’une inno­va­tion con­stitue un véri­ta­ble suc­cès com­mer­cial, il devient dif­fi­cile de la remet­tre en cause et de ques­tion­ner les méth­odes et la cul­ture qui l’ont engen­drée. Pour­tant, tout ce qui naît est des­tiné à vivre, puis à mourir. La loi n’est pas dif­férente pour un pro­duit ou ser­vice… aujour­d’hui incroy­able nou­veauté, demain banale com­mod­ité, après-demain dernière ringardise. En plein suc­cès, il est donc urgent de sor­tir des sen­tiers bat­tus et de dépass­er les acquis.

Une bonne inno­va­tion, c’est une inno­va­tion qui anticipe et précède les besoins des clients pour mieux les révéler. Au final, l’in­no­va­tion en pro­duits et ser­vices n’a donc qu’un seul but, qu’un seul ” cap ” : le client, encore le client, tou­jours le client.

Innover impose de se dépasser

Innover, c’est avoir des idées qui bous­cu­lent l’or­di­naire et les habi­tudes. Il est donc essen­tiel pour véri­ta­ble­ment innover, de savoir dépass­er les habi­tudes, les principes acquis, les modes de fonc­tion­nement défi­nis, la cul­ture d’en­tre­prise établie, toutes ces hypothès­es ” implicites ” qui nous font agir. Selon notre expéri­ence, qua­tre ” dépasse­ments ” per­me­t­tent de relever ce défi et de mar­quer la dif­férence : dépass­er une vision fer­mée de l’in­no­va­tion, dépass­er les fonc­tion­nements métiers, dépass­er les dogmes et enfin, dépass­er une cer­taine cul­ture du résul­tat, con­traire à la cul­ture du risque.

Confronter les idées

Pre­mier dépasse­ment : l’in­no­va­tion ouverte, avec et mal­gré la con­cur­rence. Nous con­sta­tons trop sou­vent que la plu­part des struc­tures d’in­no­va­tion sont stricte­ment internes, restant en vase clos pour des raisons au mieux de confidentialité.

La com­péti­tion Sony-Nintendo
Trop sou­vent, l’in­no­va­tion ne sert qu’à pro­longer la durée de vie d’un pro­duit, par­fois jusqu’à l’acharne­ment, comme l’il­lus­tre la com­péti­tion entre Sony et Nin­ten­do. Sony est entré sur le marché des con­soles avec la Playsta­tion (PS), réus­sis­sant le coup de force de met­tre à genoux le géant Sega. L’ar­rivée de la PS2 a con­sti­tué un véri­ta­ble bond tech­nologique, dou­blé d’un suc­cès tou­jours non démen­ti. En revanche, la PS3, sim­ple pro­lon­ga­tion de la PS2, ne con­stitue pas une réelle inno­va­tion de rup­ture. Pen­dant ce temps, Nin­ten­do et sa Wii ont redéfi­ni les stan­dards, appelant des seg­ments clients jamais adressés, promet­tant des expéri­ences nou­velles aux joueurs aguer­ris comme aux débu­tants de tous âges. Résul­tat sans appel : Nin­ten­do tra­verse la crise en dépas­sant ses objec­tifs, tan­dis que Sony est obligé de ven­dre sa con­sole à perte et men­ace d’un dépôt de bilan à terme.

Pour­tant, la con­fronta­tion d’idées, le change­ment de per­spec­tives, l’échange de points de vue, voilà ce qui bous­cule nos idées reçues, ce qui est source de rup­tures et de nou­veautés. Le ” Proud­ly found else­where ” du pro­gramme Con­nect and Devel­op de Proc­ter & Gam­ble est un exem­ple réus­si de mise en place de coopéti­tion : l’in­no­va­tion avec et mal­gré la con­cur­rence, c’est coopér­er pour voir plus loin que soi. Con­clure des parte­nar­i­ats stratégiques clés con­stitue ain­si la pro­lon­ga­tion naturelle de la R & D interne, dans le cadre d’une inno­va­tion ouverte.

Des silos verticaux

Deux­ième dépasse­ment : l’in­no­va­tion trans­verse aux silos métiers. En com­plé­ment de la respon­s­abil­ité qui lui est con­fiée, le mar­ket­ing doit agir et fédér­er bien au-delà de son pro­pre rôle, en dépas­sant les cul­tures et les modes de fonc­tion­nement des métiers (R & D, tech­nique et SI, ventes, ser­vices clients) qui ten­dent à créer autant de ” silos ver­ti­caux “. Il doit écouter, com­pren­dre et faire con­verg­er les dif­férents points de vue : chercheur avec la R & D, com­mer­cial avec la dis­tri­b­u­tion, tech­ni­cien avec les équipes de pro­duc­tion, parte­naire avec les four­nisseurs, le mar­ket­teur doit être ouvert à toutes les influ­ences. En toute occa­sion donc, le mar­ket­teur doit demeur­er au cen­tre des réflex­ions, mais non au-dessus : un pilote qui a con­science qu’il n’est rien sans équipage et non un monar­que absolu aux déci­sions indis­cuta­bles. Dépass­er son rôle strict et faciliter un proces­sus trans­verse d’in­no­va­tion, c’est sor­tir de soi pour voir selon des angles différents.

Ouver­ture d’e­sprit et dialogue
Didi­er Lom­bard, prési­dent de France Télé­com, en affir­mant de façon provo­ca­trice ” qu’un mar­ket­teur est un ingénieur qui a mal tourné “, souligne le fait que les com­pé­tences du mar­ket­teur doivent s’é­ten­dre bien au-delà de son rôle de chef de pro­duit, pour tir­er le meilleur par­ti des dif­férents métiers. Cette affir­ma­tion dépasse d’ailleurs de loin le monde des ser­vices tech­nologiques : l’ou­ver­ture d’e­sprit est tou­jours néces­saire et le dia­logue enrichissant et formateur.

Troisième dépasse­ment : l’in­no­va­tion flex­i­ble et prag­ma­tique, au-delà des dogmes. Le mar­ket­teur qui se veut inno­vant doit savoir dépass­er les hypothès­es implicites de fonc­tion­nement et les dogmes de l’en­tre­prise, pour encore une fois penser plus loin. Sergey Brin et Lar­ry Page ne con­tredi­raient cer­taine­ment pas cette exi­gence : c’est la com­plé­men­tar­ité de leur excel­lence sci­en­tifique avec leur instinct de chef d’en­tre­prise qui a fait du moteur Google le suc­cès que l’on con­naît. Dépass­er les dogmes, dépass­er ses a pri­ori, ses représen­ta­tions et au final ses lim­ites, c’est déjà penser autrement et donc innover.

Coopér­er pour voir plus loin que soi

Qua­trième dépasse­ment : l’in­no­va­tion respon­s­able, au-delà de la cul­ture du résul­tat. Avoir des idées aus­si bonnes soient-elles ne suf­fit pas, a‑t-on en main ” la ” bonne idée ? Il faut alors savoir et pou­voir pren­dre des risques car lancer un nou­veau pro­duit ou ser­vice, c’est par­fois échouer. Dans le cadre de l’in­no­va­tion d’ex­ploita­tion, qui con­siste à amélior­er des pro­duits exis­tants, ces risques sont nor­male­ment lim­ités : l’in­no­va­tion peut alors être encadrée car la base clients est con­nue, con­sultable, sou­vent prévis­i­ble. En revanche, l’in­no­va­tion d’ex­plo­ration demande un réel engage­ment dans l’in­con­nu. Sou­vent en rup­ture avec la base clients actuelle, elle néces­site de pren­dre le risque d’aller de l’a­vant, d’in­ve­stir dans des savoir-faire nou­veaux, d’en­gager des ressources dans une direc­tion qui n’est ni bal­isée ni maîtrisée. Se pose alors la ques­tion essen­tielle de la respon­s­abil­ité de l’in­no­va­tion et de son man­age­ment. Qui, si ce n’est le mar­ket­teur, sera tenu pour respon­s­able final du suc­cès ou de l’échec d’un nou­veau pro­duit ou service ?

Une vision lucide

Des dogmes à dépasser
Dogme d’une oppo­si­tion sys­té­ma­tique entre le mar­ket­ing stratégique et le mar­ket­ing opéra­tionnel : en quoi les études de marché seraient-elles incom­pat­i­bles avec des tests d’of­fres nou­velles sur un échan­til­lon choisi de clients ? Dogme de l’op­po­si­tion entre un mod­èle cartésien et un mod­èle prag­ma­tique de con­cep­tion des pro­duits : pourquoi l’in­stinct serait-il incom­pat­i­ble avec la rigueur math­é­ma­tique et sta­tis­tique lorsqu’il s’ag­it de faire des bonds dans l’in­con­nu ? Dogme d’une oppo­si­tion entre créa­tiv­ité et rentabilité.

Cette respon­s­abil­ité impose de pou­voir dévelop­per un nou­veau con­cept jusqu’à sa mise en oeu­vre, mais aus­si de pou­voir pren­dre la déci­sion d’ar­rêter le développe­ment avant la mise sur le marché. Arrêter un pro­jet, ce n’est pas échouer, mais c’est exprimer une vision lucide du marché, qui évite à l’en­tre­prise un revers cuisant auprès des con­som­ma­teurs. Selon notre expéri­ence, cette inno­va­tion respon­s­able entraîne trans­parence, dia­logue, respect au sein des équipes et débouche naturelle­ment sur l’ex­cel­lence opéra­tionnelle dans le développe­ment et la mise sur le marché de l’in­no­va­tion. In fine, ces qua­tre dépasse­ments n’ont qu’un but : établir le ” penser autrement ” qui allie créa­tiv­ité et rigueur.

Le plaisir d’innover

Dépass­er des dogmes, c’est déjà innover

Ce qui vient d’être dit ici en matière de con­cep­tion de nou­veaux pro­duits et ser­vices peut bien sûr être décliné et éten­du : inno­va­tion dans les busi­ness mod­èles, inno­va­tion dans les organ­i­sa­tions et les proces­sus, inno­va­tion dans les modes de pro­duc­tion. Innover utile et innover autrement con­stituent des états d’e­sprit indi­vidu­els qui doivent être portés et sup­port­és par le man­age­ment et la cul­ture d’en­tre­prise. Le suc­cès de l’in­no­va­tion, au-delà des moyens investis qui doivent naturelle­ment être à la hau­teur des enjeux et des résul­tats espérés, dépend beau­coup au final du fac­teur humain et notam­ment de la moti­va­tion qui ani­me pour innover. Portés par un envi­ron­nement acquis à l’in­no­va­tion, les acteurs de l’in­no­va­tion doivent rechercher dans l’in­no­va­tion le pro­grès, le chal­lenge, le suc­cès, mais aus­si l’é­panouisse­ment per­son­nel. Car il ne faut au final jamais oubli­er pourquoi on innove : So don’t fol­low the mon­ey. Fol­low the excite­ment. Peo­ple invent­ing the future are doing so just because it’s fun1

Savoir arrêter un projet
Arrêter un pro­jet, ce n’est pas fail­lir, à con­di­tion d’ap­pren­dre pour pro­gress­er. Il faut alors dépass­er la cul­ture (d’ob­jec­tif) de résul­tat pour une cul­ture de respon­s­abil­ité du résul­tat, ce qui sup­pose un sup­port man­agér­i­al fort qui admet le NO GO, et une capac­ité à résis­ter aux pres­sions des objec­tifs, des dirigeants et des équipes projet.


1. Tim O’Reilly, con­férence Web 2.0 novem­bre 2008.

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