Inauguration de la salle Maurice Allais au lycée Lakanal, à Sceaux (92)

Dossier : ExpressionsMagazine N°564 Avril 2001
Par Maurice ALLAIS (31)

Mon­sieur le Recteur de l’A­cadémie de Versailles,
Mon­sieur le Prési­dent du Con­seil région­al d’Île-de-France,
Mon­sieur le Proviseur,
Mon­sieur le Prési­dent de l’As­so­ci­a­tion ami­cale des anciens élèves du lycée Lakanal,
Mes­dames, Messieurs, 

Puis-je vous dire tout d’abord com­bi­en je suis hon­oré par la déci­sion que vous avez prise de don­ner mon nom à une salle du lycée Lakanal, et d’y faire fix­er une plaque rap­pelant briève­ment quelques étapes de ma car­rière. C’est là une dis­tinc­tion à laque­lle je suis très sensible. 

Le lycée Lakanal est un grand lycée et je lui dois énor­mé­ment, tant pour l’en­seigne­ment général qu’il m’a don­né que pour la for­ma­tion sci­en­tifique qu’il m’a per­mis d’ac­quérir. J’y ai été pro­fondé­ment mar­qué par quelques maîtres très remarquables. 

Dans les temps trou­blés et agités par les tumultueuses pas­sions de la Révo­lu­tion française où le meilleur a été con­stam­ment côtoyé par le pire, Lakanal, mem­bre de la Con­ven­tion, puis du Con­seil des Cinq-Cents, a lais­sé, suiv­ant tous ses biographes, l’im­age d’un homme excep­tion­nel, tout à fait exem­plaire, totale­ment dévoué à l’or­gan­i­sa­tion de l’en­seigne­ment pub­lic à laque­lle il a con­sacré une très grande par­tie de son activ­ité, ain­si qu’à la défense de la sci­ence et des savants. 

C’est à juste titre que ce lycée, établi en 1885, porte son nom, ren­dant ain­si un juste hom­mage à sa mémoire. 

Un de ses biographes con­clut une très longue analyse de la vie de Lakanal par cette déclaration : 

” Jeunes gens des écoles, Lakanal a été un de vos bienfaiteurs. ”

Élève de l’é­cole publique, à laque­lle je dois toute ma car­rière, je ne puis que m’as­soci­er à ce jugement. 

*

Il est d’usage que dans une cir­con­stance telle que celle d’au­jour­d’hui, celui qui est hon­oré dise quelques mots sur sa vie et sur son œuvre. Je n’en retiendrai ici que ce qui est en rela­tion directe avec mon séjour de neuf ans au lycée Lakanal de 1921 à 1930. 

Je suis issu d’une famille très mod­este et mes par­ents tenaient une petite bou­tique de crémerie rue Didot dans le XIVe. L’un et l’autre avaient reçu des prix d’ex­cel­lence à l’é­cole com­mu­nale, mais à la fin du XIXe siè­cle il était d’usage que les enfants aident leurs par­ents et quit­tent l’é­cole très jeunes. 

Mon père est mort dans un camp de pris­on­niers à Lan­gen­salza en Alle­magne le 27 mars 1915. Les pris­on­niers français avaient été placés par les Alle­mands à côté de pris­on­niers russ­es atteints du typhus. 

Toute ma jeunesse a été boulever­sée par cette disparition. 

*

Grâce à la direc­trice de l’é­cole com­mu­nale de la rue d’Alésia à Paris, j’ai pu de 1919 à 1921, franchir qua­tre class­es en deux ans et ain­si ren­tr­er en sep­tième comme interne au lycée Lakanal en octo­bre 1921. À par­tir de 1923 j’ai habité chez mes grands-par­ents, rue des Blagis, à Bourg-la-Reine, où mon grand-père mater­nel, ancien ébéniste, avait après sa retraite con­stru­it sa pro­pre maison. 

Je suis resté au lycée Lakanal jusqu’en juil­let 1930. 

*

À par­tir de mon entrée en qua­trième en 1924, j’ai été très mar­qué par les enseigne­ments lit­téraires de français et de latin, et par l’en­seigne­ment de l’his­toire, tout par­ti­c­ulière­ment par celui de l’his­toire de la Révo­lu­tion française. Très peu éclairé sur les dif­férentes car­rières que je pou­vais envis­ager, je voulais alors pré­par­er l’É­cole des chartes. 

Mais comme j’é­tais bon en math­é­ma­tiques, mon pro­fesseur de pre­mière m’a vive­ment incité à pré­par­er l’É­cole poly­tech­nique. ” Allais, m’avait-il dit, vous êtes bon en math­é­ma­tiques, faites donc la taupe, et pré­parez l’X. Après vous pour­rez tou­jours entr­er à l’É­cole des chartes. ” 

Je suis entré en hypotaupe en octo­bre 1929 et j’ai été reçu à l’X en juil­let 1930, après une seule année de pré­pa­ra­tion. Cepen­dant au regard de mon classe­ment j’ai décidé de démis­sion­ner. De toute évi­dence cette déci­sion était très risquée, mais elle s’est révélée ultérieure­ment comme très judi­cieuse, tant la for­ma­tion que j’ai reçue au cours de mes deux années de taupe a été fructueuse. 

Ma mère ayant pris un petit com­merce de layette avenue Jean Jau­rès à Paris, je suis entré en taupe à Louis-le-Grand en octo­bre 1930. 

Toute cette année 1930–1931 j’ai pré­paré l’X en tra­vail­lant au cinquième étage dans une toute petite pièce de quelques mètres car­rés, et chaque soir je couchais sur un lit de fer déplié dans la bou­tique de ma mère. 

J’ai été reçu à l’X en juil­let 1931. En décem­bre 1931 je suis devenu major de ma pro­mo­tion et j’ai gardé ce rang jusqu’à ma sor­tie en juil­let 1933. 

*

Je dois au lycée Lakanal une très bonne for­ma­tion lit­téraire et un pen­chant pas­sion­né pour l’his­toire. J’y ai acquis par­al­lèle­ment une très solide for­ma­tion mathématique. 

C’est cette dou­ble for­ma­tion qui a con­di­tion­né toute ma carrière. 

Après l’É­cole poly­tech­nique et l’é­cole des Mines je voulais faire de la recherche en physique. Mais à cette époque le C.N.R.S. n’ex­is­tait pas, et je suis entré en 1936 dans le ser­vice des Mines à Paris. À par­tir de mars 1937 j’ai été affec­té au ser­vice des Mines à Nantes. J’ai été mobil­isé sur le front des Alpes à Bri­ançon de sep­tem­bre 1939 à juil­let 1940. 

Après la défaite je suis revenu au ser­vice des Mines à Nantes. Pen­dant mon temps libre j’ai alors tra­vail­lé l’é­conomie, et de jan­vi­er 1941 à juil­let 1943 j’ai rédigé un ouvrage, À la Recherche d’une Dis­ci­pline économique. L’É­conomie pure, ouvrage de 920 pages dacty­lo­graphiées, pub­lié par souscrip­tion. C’est cet ouvrage qui m’a valu en 1988, quar­ante-cinq ans plus tard, le prix Nobel de Sci­ences économiques, alors qu’il n’avait jamais été imprimé et qu’il n’avait jamais été traduit en anglais. 

*

Dans toutes les années qui ont suivi la guerre j’ai pour­suivi ma car­rière d’é­con­o­miste comme pro­fesseur à l’é­cole des Mines de Paris et comme directeur de recherch­es au C.N.R.S. Par­al­lèle­ment j’ai pour­suivi des recherch­es expéri­men­tales et théoriques sur mon vio­lon d’In­gres, la Physique. 

Dans ces deux domaines je me suis con­stam­ment heurté aux ” vérités établies “, mais quant à moi, dans toutes mes recherch­es et dans toutes mes pub­li­ca­tions, j’ai tou­jours observé une seule règle : une soumis­sion entière aux don­nées de l’expérience. 

Toute ma vie a été dom­inée par la soif de con­naître, par la pas­sion de la recherche. Rien n’est cer­taine­ment com­pa­ra­ble à l’inex­tin­guible pas­sion de la recherche, à l’in­ef­fa­ble euphorie de la nova­tion et de la décou­verte. Elles ont réelle­ment illu­miné toute mon existence. 

*

M’adres­sant main­tenant aux élèves du lycée Lakanal, puis-je leur trans­met­tre un mes­sage, le mes­sage d’un ancien. 

  • Dans toute car­rière le suc­cès est au bout, mais ne tra­vaillez jamais pour le suc­cès. Il vous sera don­né par sur­croît. Tra­vaillez tou­jours avec le seul souci du tra­vail bien fait et en essayant con­stam­ment de vous surpasser.
     
  • Cha­cun et cha­cune d’en­tre vous a plus ou moins un bâton de maréchal dans sa besace. Tôt ou tard une chance s’of­frira à vous. Sachez vous y pré­par­er. Ne béné­fi­cient de la chance que ceux qui la méri­tent, et qui savent la saisir et la maîtris­er lorsqu’elle se présente.
     
  • Prof­itez de votre pas­sage au Lycée pour vous instru­ire et pour vous pré­par­er à sur­mon­ter les épreuves de l’existence.
     
  • Sachez organ­is­er votre tra­vail, vous ménag­er le temps de la réflex­ion, et vous pré­par­er à savoir associ­er votre pen­sée et votre action.
     
  • Au cours de votre vie, restez tou­jours ouvert à la pen­sée et aux con­cep­tions d’autrui. Ménagez les rela­tions publiques ; mais ne faites jamais de con­ces­sions sur le fond, sur l’essentiel.
     
  • Gardez-vous cepen­dant de tout dog­ma­tisme. Il faut savoir douter et alli­er les inter­ro­ga­tions aux certitudes.
     
  • >N’ou­bliez jamais que ” le pro­pre de l’er­reur, c’est de se croire vérité “, et que celui qui se trompe, se trompe deux fois. Il se trompe parce qu’il se trompe, et il se trompe parce qu’il ne sait pas qu’il se trompe.
     
  • N’ou­bliez jamais, non plus, que si ce principe vaut pour tous ceux qui ne pensent pas comme vous, il vaut égale­ment pour vous-même.
     
  • En tout cas, savoir recon­naître qu’on ne sait pas quand on ne sait pas, c’est tou­jours là une qual­ité majeure.
     
  • Quels que soient les obsta­cles que vous pour­rez ren­con­tr­er au cours de votre vie, sachez ne jamais vous décourager. Les car­rières les mieux réussies ont été le plus sou­vent parsemées de très durs échecs.
     
  • La suprême énergie, c’est l’én­ergie con­tin­ue, pro­longée durant des mois et des années, et la pierre de touche du vouloir, c’est la durée.
     
  • Épic­tète dis­tingue les choses qui dépen­dent de nous et celles qui n’en dépen­dent pas. La pour­suite d’ob­jec­tifs qui ne dépen­dent pas de vous ne peut vous attir­er que des décep­tions. Sachez donc vous lim­iter à des objec­tifs dont l’at­teinte ne dépend que de vous-même.
     
  • L’in­térêt de votre vie pour­ra sans doute être con­sid­érable­ment accru, si par­al­lèle­ment à votre activ­ité prin­ci­pale, vous vous adon­nez avec pas­sion à quelque autre activ­ité, à quelque vio­lon d’Ingres.
     
  • Ayez con­fi­ance en vous-même. N’ou­bliez jamais que dans tous les domaines, les plus grands pro­grès ont été réal­isés par des hommes qui ont su faire la syn­thèse des acquis de leur temps, tout en étant capa­bles de s’af­franchir des ” vérités établies “.
     
  • Le con­sen­te­ment uni­versel, ou même celui de la majorité, ne peu­vent être con­sid­érés comme les critères de la vérité. Le seul critère val­able de la vérité, c’est l’ac­cord avec les don­nées de l’expérience.
     
  • En fait, une totale soumis­sion aux don­nées de l’ex­péri­ence est la règle d’or qui domine toute dis­ci­pline, toute activ­ité val­able. C’est elle qui explique les extra­or­di­naires suc­cès de la sci­ence dans les cinq derniers siè­cles. Cette règle est la même dans tous les domaines de l’ac­tiv­ité humaine.
     

Je vous remercie.

Poster un commentaire