Ils vont tuer le capitalisme

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°586 Juin/Juillet 2003Par : Claude Bébéar (55) et Philippe ManièreRédacteur : Laurent BLIVET (93)

Cer­tains capi­ta­listes com­pliquent la tâche de ceux qui, comme Claude Bébéar, sont convain­cus que le capi­ta­lisme reste “ce qu’on a trou­vé de mieux comme ins­tru­ment éco­no­mique de la liber­té et accé­lé­ra­teur du déve­lop­pe­ment ”. Dans son dia­logue avec le jour­na­liste Phi­lippe Manière, le fon­da­teur et pré­sident du conseil de sur­veillance d’AXA pointe du doigt les “ enne­mis de l’intérieur ” qui portent la res­pon­sa­bi­li­té de la crise de confiance que tra­verse le capi­ta­lisme mondial.

C’est d’abord aux mil­liers de petits action­naires, qui ont vu bru­ta­le­ment s’effondrer la valeur de leur épargne, et à tous les sala­riés dont le juge­ment sévère de la Bourse a ébran­lé l’attachement à leur entre­prise que Claude Bébéar s’adresse. Son expé­rience à la tête d’AXA, acteur majeur des mar­chés finan­ciers mon­diaux, fait de lui un pas­seur idéal entre le monde de la finance (Wall Street) et l’ensemble de la socié­té (Main Street). Convain­cu qu’une vraie réforme des pra­tiques ne pour­ra avoir lieu que sous la pres­sion d’un grand public éclai­ré, il s’attache à démon­ter les méca­niques com­plexes de fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme moderne.

Il montre ain­si com­ment les cadres tra­di­tion­nels de la comp­ta­bi­li­té et par consé­quent la rela­tion entre le mana­ger et l’auditeur sont bou­le­ver­sés par la trans­for­ma­tion pro­fonde de l’activité des entre­prises, dont les avan­tages com­pé­ti­tifs reposent désor­mais plus sur des actifs imma­té­riels dif­fi­ciles à éva­luer (marques, savoir-faire, bre­vets) que sur la déten­tion d’actifs maté­riels (usines, stocks). Il rap­pelle que l’internationalisation de la com­pé­ti­tion et la mul­ti­pli­ca­tion des rup­tures tech­no­lo­giques ont ren­for­cé la part du sub­jec­tif dans la valo­ri­sa­tion d’une entre­prise cotée et accru la néces­si­té d’aller “ au-delà des c o m p t e s ”, comme il l’a fait d’ailleurs lors du rachat de l’assureur amé­ri­cain Equi­table. Il évoque aus­si le déve­lop­pe­ment des mar­chés finan­ciers, ins­tru­ments d’une opti­mi­sa­tion de l’utilisation du capi­tal et de l’allocation des risques, mais qui sont par­fois sai­sis par une “exu­bé­rance irra­tion­nelle ” aux consé­quences désas­treuses. Ce fai­sant, il fait jus­tice des remèdes sim­plistes – taxa­tions, régle­men­ta­tions, pro­hi­bi­tions – avec les­quels trop sou­vent en France on trompe l’opinion et l’on contri­bue à entre­te­nir sa méfiance vis-à-vis du capitalisme.

Assu­mant l’image de “ l’affreux libé­ral ” que cer­tains voient en lui, c’est dans un retour au sens de la res­pon­sa­bi­li­té de cha­cun des acteurs du capi­ta­lisme que Claude Bébéar veut voir le moyen d’un vrai sur­saut : “À cha­cun d’être sa propre bous­sole ! ” Comme il se plaît à le rap­pe­ler, Enron était régu­liè­re­ment récom­pen­sé pour la qua­li­té de son gou­ver­ne­ment d’entreprise et aurait rem­pli aisé­ment les cri­tères fixés par la loi Sar­banes-Oxley, votée en 2002 aux États-Unis en réac­tion aux scan­dales finan­ciers, ce qui n’a pas empê­ché que 90 mil­liards de dol­lars de capi­ta­li­sa­tion bour­sière ne s’évaporent en quelques semaines et que ses 25000 employés ne se retrouvent au chômage.

C’est donc aus­si à ses pairs que Claude Bébéar adresse son mes­sage, qu’ils soient diri­geants d’entreprises ou admi­nis­tra­teurs, ou qu’ils les conseillent (avo­cats, ban­quiers, consul­tants) ou les sur­veillent (agences de nota­tion, ana­lystes, audi­teurs, jour­na­listes, régu­la­teurs). Ce sont eux qu’il exhorte à ne pas s’en remettre aveu­glé­ment aux juge­ments des agences de nota­tion, qu’il incite à se déta­cher de la pres­sion du court terme et encou­rage à savoir “ encais­ser un revers de for­tune sans s’affoler et mettre leur entre­prise en dif­fi­cul­té par leur seule fébri­li­té”. C’est à eux enfin qu’il des­tine les pro­po­si­tions qui lui sont chères : par exemple, la réac­ti­va­tion, pour les entre­prises cotées, de l’institution un peu oubliée du “col­lège de cen­seurs”, élu par les action­naires et déten­teur d’un véri­table pou­voir de contrôle sur le conseil d’administration, notam­ment en nom­mant les com­mis­saires aux comptes et orien­tant leur a c t i o n ; le ren­for­ce­ment du lien entre l’entreprise et ses action­naires par l’octroi de droits de vote mul­tiples selon la durée de déten­tion ou encore l’abandon de la ges­tion indi­cielle au pro­fit de méthodes de ges­tion fon­dées sur une sélec­tion atten­tive et une déten­tion longue.

Évo­quant ses propres expé­riences, il sou­ligne les dif­fi­ciles arbi­trages entre les “ sta­ke­hol­ders car­di­naux ” de l’entreprise : action­naires, clients et sala­riés. Il rap­pelle la soli­tude du patron au moment de la déci­sion et conclut : “Un mau­vais patron doit par­tir, c’est la règle. Après tout, être P‑DG, c’est facultatif ! ”

Entre les lignes, on dis­tingue dans Ils vont tuer le capi­ta­lisme la réflexion d’un homme qui, “ses émois de capi­ta­liste plu­tôt der­rière lui”, s’interroge sur un sys­tème qui lui a si bien réus­si. Comme on pou­vait s’y attendre de la part de celui qui a trans­for­mé en vingt-cinq ans les Mutuelles Unies de Bel­beuf, en lea­der mon­dial de l’assurance, c’est bien l’entrepreneur qui est pour lui le véri­table moteur du capi­ta­lisme, créa­teur de richesses en bous­cu­lant l’ordre éta­bli et en n’acceptant pas les hié­rar­chies exis­tantes, recher­chant le suc­cès, “non pour les fruits du suc­cès, mais pour le suc­cès lui-même ” (Schum­pe­ter).

Mais, pour Claude Bébéar, ce jeu avec les règles ne peut être sans limites si l’on veut bâtir un capi­ta­lisme “qui soit accep­té et n’aboutisse pas à des inéga­li­tés insup­por­tables”. La volon­té de mettre à pro­fit sa vaste expé­rience pour aider cha­cun à construire sa propre éthique de l’entreprise motive en défi­ni­tive l’initiative de Claude Bébéar : qu’est-ce qui est admis­sible et qu’est-ce qui ne peut l’être pour que la socié­té retrouve sa confiance dans le capi­ta­lisme ? Aux yeux d’Adam Smith, la main invi­sible du mar­ché ne pou­vait jouer effi­ca­ce­ment son rôle qu’entre indi­vi­dus “ moraux” .

Alors que, selon les mots d’Alan Greens­pan, une infec­tious greed a sai­si ces der­nières années le capi­ta­lisme mon­dial, Claude Bébéar nous rap­pelle, quant à lui, la valeur de la res­pon­sa­bi­li­té et du res­pect des indi­vi­dus. Et si, pour ce pas­sion­né de rug­by, ancien capi­taine du Quinze de l’X, il devait en être du capi­ta­lisme comme d’un match réus­si : “ enga­gé, mais correct ” ?

Poster un commentaire