Les Méditations méraphysiques de René Descartes

HOMMAGE À DESCARTES (IV)

Dossier : ExpressionsMagazine N°526 Juin/Juillet 1997Par Gérard PILÉ (41)

Avant-propos

Avant-propos

Pri­ons d’abord le lecteur de bien vouloir excuser l’in­ter­rup­tion de cette série d’ar­ti­cles(*) con­sacrés à Descartes, pro­gram­mée il y a juste un an, en lui faisant observ­er que la clô­ture de la célébra­tion en 1996 du quadri cen­te­naire de sa nais­sance n’a pas encore mis fin à l’édi­tion qu’elle a sus­citée. Renonçant pour notre part à un pre­mier texte trop hâtif, nous avons eu le loisir d’en pré­par­er un sec­ond, plus con­forme à l’ob­jec­tif et à l’e­sprit ini­tiale­ment prévus.

La philoso­phie de Descartes, qui mar­que, dans l’his­toire de la pen­sée, la ligne de partage des temps, ne se résume guère en quelques pages. Con­traire­ment à cer­taines idées reçues, elle est com­plexe et diver­si­fiée, touchant la plu­part des secteurs actuels d’é­clate­ment de la philoso­phie, offrant aux spé­cial­istes une riche manne thé­ma­tique prop­ice à des essais et thèmes sans nom­bre, toute une marée mon­tante d’écrits où se noie vite l’en­quê­teur lamb­da. Bien rares sont les syn­thès­es1 sus­cep­ti­bles de mieux éclair­er nos com­pa­tri­otes, cap­tifs de vieux clichés sur un nom por­teur d’ambiguïtés.

Que dire aujour­d’hui du cartésian­isme ?

Pour les uns, arché­type de la rigueur intel­lectuelle, pour les autres, syn­onyme d’un ratio­nal­isme étroit, borné, décon­nec­té de la réal­ité… Que penser de l’in­vo­ca­tion du patron­age “cartésien” à pro­pos de tout dis­cours mar­qué par une cer­taine suite dans les idées, ou “cartési­enne” sus­cep­ti­ble de provo­quer une protes­ta­tion indignée : “Mais quelle hor­reur !” (sic).

Venons-en à notre pro­pos. His­torique­ment, le fait est là, indé­ni­able : notre philosophe réalise l’ex­ploit de ren­dre vie à une réflex­ion philosophique anémiée, en panne, à la sous­traire au mag­istère de la sco­las­tique, enfin à redé­ploy­er son audi­ence. Sa “nou­velle philoso­phie” crée une dynamique lui sus­ci­tant des émules pres­tigieux, unanimes à recon­naître leur dette envers lui, tout en prenant le con­tre-pied de sa doc­trine, mais n’est-ce pas dans la nature du jeu philosophique où chaque époque se croit por­teuse d’une lumière nou­velle, faisant sor­tir l’e­sprit humain des ténèbres lais­sés par la précédente.

Com­ment dès lors s’é­ton­ner si l’aîné des philosophes mod­ernes, à la charnière de deux mon­des, encore mar­qué à son insu par l’an­cien, ait été une cible priv­ilégiée ; tour à tour encen­sé, oublié, vilipendé mais aus­si péri­odique­ment “revis­ité ? comme l’an passé avec un regard plus ouvert et objec­tif. Il est certes facile de dénon­cer le dog­ma­tisme et les archaïsmes d’une doc­trine qui, comme tant d’autres, n’a plus d’adeptes en son état d’o­rig­ine, mais une chose est d’en pren­dre con­science, une autre très arbi­traire, de faire endoss­er à notre philosophe cer­tains de nos tra­vers, comme si chaque époque ne l’avait, soit ignoré, soit recréé à sa convenance.

En réal­ité c’est un peu toute la philoso­phie qui est en ques­tion après tant de chemins explorés n’ayant mené nulle part sinon par­fois à des précipices. L’heure est venue, pour elle, de l’hu­mil­ité d’une réflex­ion sur les sources du malaise exis­ten­tiel de notre époque, car c’est bien l’homme tout entier qui est devenu ques­tion. Mais c’est là évidem­ment un tout autre sujet.

Ter­mi­nons sur un aver­tisse­ment au lecteur. Il est dif­fi­cile “d’ac­crocher” à la philoso­phie de Descartes, très mar­quée par la prob­lé­ma­tique religieuse de son temps qui n’éveille plus guère d’é­cho aujour­d’hui, sans une ini­ti­a­tion min­i­male à l’his­toire de la philoso­phie, axée, dès son orig­ine en Grèce, sur la quête d’une vérité au-delà de la con­di­tion humaine. Le prob­lème majeur dom­i­nant la pen­sée occi­den­tale devint cette irrup­tion de l’idée de Dieu, de “l’un”, qui s’é­tait imposée depuis Pla­ton, l’emportant sur celle du monde. Les yeux des philosophes se sont alors fixés pen­dant deux mille ans sur “l’âme humaine” et sa rela­tion avec Dieu.

Prévenons donc le lecteur, qui aurait pris du champ avec la philoso­phie, du par­ti délibéré­ment adop­té ici, renou­velé des précé­dents arti­cles de remet­tre l’oeu­vre méta­physique de notre philosophe dans une per­spec­tive longue, priv­ilé­giant l’his­toire mou­ve­men­tée des tur­bu­lences aux con­flu­ents des héritages, gré­co-latin d’une part, judéo-chré­tien de l’autre. C’est bien en effet sur cet arrière-plan qu’il faut situer les Médi­ta­tions de Descartes, son oeu­vre philosophique majeure, objet d’un prochain arti­cle. Espérons que le lecteur ne jugera pas inutile ou sur­réal­iste cette plongée dans le passé.

I — Du savant au philosophe

Enchaînons ce nou­veau pro­pos sur les deux arti­cles précédents.

Le regain d’in­térêt porté aux math­é­ma­tiques, déjà per­cep­ti­ble au XVIe siè­cle (la Renais­sance ital­i­enne d’une part, la Réforme de l’autre) avait amor­cé un retour his­torique en faveur des élé­ments pla­toni­ciens de la philoso­phie. La méthode con­sis­tant à com­bin­er dans l’al­ter­nance, les ressources du raison­nement logique et des math­é­ma­tiques à la voie expéri­men­tale, si bien illus­trée au début du XVIIe siè­cle par Galilée, ne pou­vait man­quer de pos­er tôt ou tard le prob­lème du rôle de la philoso­phie dans ce mou­ve­ment irréversible.

Le pro­jet des philosophes du XVIIe siè­cle est certes, comme il a été dit, de dégager “l’hu­maine philoso­phie” de la stéril­ité de l’aris­totélisme, para­doxale­ment con­forté par la philoso­phie thomiste qui, voulant l’endiguer, s’é­tait, par la suite, lais­sée dépass­er par lui (comme nous le ver­rons), mais il vise en réal­ité bien au-delà :

  • Remet­tre à plat l’art de penser, le refon­dre et met­tre sous son con­trôle “l’a­gir humain” (selon l’analyse mod­erne faite par Michel Foucault).
  • Il est, comme l’an­nonçait déjà sans détours l’aîné de ses philosophes Fran­cis Bacon dans son Novum Organum2, de “puri­fi­er défini­tive­ment l’in­tel­li­gence de ses idol­es” en com­mençant par ne plus amal­gamer les pen­sées de l’homme et celles prêtées à Dieu, en d’autres ter­mes, établir une rup­ture com­plète entre le champ des sci­ences de la nature lais­sé aux philosophes et celui des choses divines issu de l’Écri­t­ure, lais­sé aux théolo­giens. Il ne faut d’ailleurs voir dans cette prise de posi­tion que le rebondisse­ment d’un débat, vieux de cinq siè­cles, et sans cesse ajourné, au sein même de l’Église.


Les pro­tag­o­nistes de la nou­velle physique sont donc implicite­ment d’ac­cord pour met­tre Dieu entre par­en­thès­es. Ce n’é­tait pas que ces pre­miers savants, au sens mod­erne du mot, soient des scep­tiques, étant au con­traire des chré­tiens ani­més d’une foi sincère, mais la pru­dence les inci­tait à met­tre la sci­ence nais­sante à l’abri des dis­putes théologiques, crainte jus­ti­fiée comme devait le révéler en plein XVIIe siè­cle l’af­faire Galilée. Nous avons vu qu’elle met dans un grand embar­ras Descartes, brouille son pro­jet de cos­mogo­nie remis à plus tard.

On ne prête pas d’or­di­naire assez d’at­ten­tion au fait que son pro­jet s’é­carte délibéré­ment de cette ligne consensuelle :

Dans le man­i­feste que con­stitue son Dis­cours, il pro­pose une méthode, inspirée des math­é­ma­tiques, dont il rêve d’élargir les bases (la math­e­mat­i­ca uni­ver­salis de ses Reg­u­lae) à tous les domaines de la connaissance.

Il appa­raî­tra bien­tôt que ce moment de l’his­toire mar­que la nais­sance d’une frac­ture entre ratio­nal­isme sci­en­tifique d’une part, pro­mu par Galilée, Bacon, Peiresc, Mersenne, Rober­val, Pas­cal, New­ton… et ratio­nal­isme philosophique, pro­mu par Descartes, chef de file d’une lignée de philosophes tels que Male­branche, Spin­oza, Leib­niz, Kant… qui, dans leurs ten­ta­tives orig­i­nales de pour­suiv­re son des­sein, pren­dront tour à tour con­science de ses obsta­cles3. Le piège où s’é­tait lais­sé pren­dre à son insu Descartes dans ses Principes de philoso­phie n’avait-il pas servi d’avertissement.

Que Descartes, “homme de sci­ence”, ait en effet accordé une con­fi­ance exces­sive aux “idées claires et dis­tinctes”, ait, à plusieurs repris­es, out­repassé leur usage bien tem­péré dans les sci­ences de la nature, s’ef­forçant à con­tre­sens d’en chercher les “caus­es pre­mières”, dans l’e­spoir de faire l’é­conomie d’une obser­va­tion minu­tieuse des phénomènes naturels, on ne saurait en disconvenir.

Autant la con­nais­sance, conçue comme valid­ité d’im­ages et d’idées intu­itives, s’avérait une clé bien chimérique pour faire tourn­er les ser­rures du Cos­mos (pen­sons, par exem­ple, aux “tour­bil­lons”) autant cette même tour­nure d’e­sprit, con­juguée à une rare maîtrise dialec­tique, allait se révéler effi­cace (en dehors de tout juge­ment de valeur) pour faire subir à la philoso­phie une volte-face complète.

Le philosophe, “l’hon­nête homme” de la Renais­sance, assez bien incar­né en France par Mon­taigne, s’en remet­tait d’abord au monde “Tem­ple très saint dans lequel l’homme est intro­duit” (Essais) du soin de l’in­stru­ire, lui inspir­er la sagesse, élever son esprit en lui ren­voy­ant l’im­age de Dieu. Cet human­isme renais­sant n’al­lait pas, comme nous l’avons vu, sans puis­er volon­tiers aux sources antiques du stoï­cisme et du néo-platonisme.

C’est une tout autre ver­sion que pro­pose Descartes : le monde, con­sti­tué seule­ment de matière (le “vide” n’ayant pas d’ex­is­tence à ses yeux) mise une fois pour toutes en mou­ve­ment, aban­don­née ensuite aux lois de sa con­ser­va­tion, doit être com­plète­ment désacral­isé. Ce n’est plus la nature qui est sainte mais seule­ment l’e­sprit de l’homme où est imprimée l’im­age de Dieu dont l’idée d’in­finie per­fec­tion est innée en lui, l’e­sprit de l’homme voulu absol­u­ment libre par son créa­teur (et même assez libre pour lui dire non). En sa prov­i­dence, Dieu a doué l’homme de rai­son pour pren­dre la mesure de ses imper­fec­tions et de volon­té pour répon­dre à son appel.

  • En opérant ce retourne­ment au prof­it du monde des idées, Descartes renouait avec l’idéal­isme platonicien.
  • En se détour­nant du monde sen­si­ble pour chercher dans l’in­téri­or­ité de son “moi” l’im­age de Dieu, il ren­voy­ait à saint Augustin.


La greffe de la “Nou­velle Philoso­phie” n’au­rait prob­a­ble­ment pu réus­sir si elle n’avait été en phase avec le courant de réno­va­tion de la pen­sée religieuse qui s’ac­com­plit au XVIIe siè­cle, “augus­tinien” par excel­lence, surtout en France où tout esprit bien éduqué est plus ou moins nour­ri des Con­fes­sions ou de La Cité de Dieu. La plu­part des con­tem­po­rains de Descartes ont cru voir, dans sa philoso­phie, l’é­cho fidèle de la pen­sée du saint évêque d’Hip­pone qui avait su con­cili­er intel­li­gence et foi chré­ti­enne, opér­er une heureuse syn­thèse entre l’idéal­isme pla­toni­cien (dont il avait subi l’in­flu­ence dans sa jeunesse) et l’héritage judéo-chré­tien alors au bord de l’ef­fon­drement au Ve siècle.

Si cette ren­con­tre sem­blait appar­enter Descartes au pres­tigieux Père de l’Église, elle n’en masquait pas moins de sérieuses diver­gences entre deux visions anthro­pologiques, le “moi” de Descartes et celui d’Au­gustin (sujet du verbe “croire”) se situ­ant à des niveaux dis­tincts comme nous le ver­rons. On n’a pas man­qué de faire grief à Descartes de sa fidél­ité au mod­èle ancien, d’une philoso­phie pré­ten­dant englober la total­ité des sci­ences, autrement dit, de ne pas avoir com­pris la révo­lu­tion épisté­mologique en cours, celle d’une méthode sci­en­tifique autonome, dis­pen­sée de chercher ses fonde­ments dans la métaphysique.

On peut l’ad­met­tre mais de là à suiv­re le ver­dict d’un anti­cartésien con­tem­po­rain4, con­sid­érant Descartes comme le dernier philosophe médié­val, nous ne com­prenons plus car c’est ouvrir un tout autre débat dépas­sant la per­son­ne de Descartes. Peut-il se dire philosophe, celui qui entendrait s’en tenir au strict usage de la méthode sci­en­tifique ? Avant comme après Descartes, le fon­da­teur d’un “sys­tème philosophique” part en général d’une sci­ence qui lui est famil­ière (Descartes : les math­é­ma­tiques) dont il fait le trem­plin d’une réflex­ion élargie. Telle est bien la tra­di­tion que Descartes se risque à perpétuer :

  • Pas­cal est le pre­mier à dénon­cer sans appel “Descartes inutile et incer­tain” mais n’es­time-t-il pas par ailleurs que “Toute la philoso­phie ne vaut pas une heure de peine ? ”
    Descartes est con­damné en 1663 par la très con­ser­va­trice Sor­bonne et mis à l’index.
  • Les philosophes des “Lumières”, nous l’avons dit, ne voient dans le cartésian­isme que chimères et sur­vivances de super­sti­tions religieuses.
  • En revanche, au siè­cle suiv­ant, on sacre enfin Descartes comme le “Père de la moder­nité”. Vic­tor Cousin, qui pré­side durant la péri­ode orléaniste aux des­tinées de l’U­ni­ver­sité française et par ailleurs ami de Hegel, con­sid­ère Descartes comme un “philosophe chré­tien”.
  • Au XXe siè­cle, les ten­ants les plus rad­i­caux du renou­veau thomiste le récusent, par­fois avec véhé­mence comme Mar­i­tain qui voit en lui un nou­veau Luther.


On pour­rait mul­ti­pli­er les exem­ples sur le “cas Descartes”, arché­type depuis trois siè­cles et demi, en France, du philosophe à mode changeante, diviseur d’opinion.

“La pre­mière chose que je trou­ve ici digne de remar­que est de voir que M. Descartes établit pour fonde­ment et pre­mier principe de toute sa philoso­phie ce qu’a­vant lui, saint Augustin, homme de très grand esprit et d’une sin­gulière doc­trine, non seule­ment en matière de théolo­gie mais aus­si en ce qui con­cerne l’hu­maine philoso­phie, avait pris pour la base et le sou­tien de la sienne. (…)
Cela a tou­jours été dans ma pen­sée que les choses que nous con­nais­sons par la rai­son sont beau­coup plus cer­taines que celles que les sens cor­porels nous font apercevoir, car il y a longtemps que j’ai appris de saint Augustin etc.”

Au lecteur scep­tique sur la néces­sité d’une remise en per­spec­tive d’une excur­sion aux sources antiques où Descartes aurait puisé les pre­miers élé­ments de sa philoso­phie, rap­pelons (antic­i­pant sur la suite) en quels ter­mes “Mon­sieur Arnaud doc­teur en théolo­gie” débute son com­men­taire cri­tique des Médi­ta­tions philosophiques :

On l’a com­pris : mal­gré les coups d’épin­gle qu’il des­tine à l’au­teur des Médi­ta­tions, Arnaud est acquis d’a­vance au cartésian­isme comme le sera bien­tôt Male­branche son plus grand admi­ra­teur et supporter.

Descartes est en phase avec les intel­lectuels “avancés” de son temps. Ce qui est nou­veau, orig­i­nal chez lui, c’est le “sys­tème” c’est-à-dire le mode cohérent d’assem­blage des matéri­aux anciens qu’il emprunte.

II — Aux sources antiques

C’est en Grèce, où se trou­vent réu­nies, dès le VIIe siè­cle, les con­di­tions favor­ables à son éclo­sion, que se développe la philoso­phie, agré­gat de divers­es dis­ci­plines répon­dant à une com­mune exi­gence : bien con­duire sa pen­sée, dis­tinguer le vrai du faux et par là accéder par degrés à la vérité du monde et de soi-même, en un mot à la sagesse.

II. 1. Platon

La philoso­phie grecque est cen­trée sur l’oeu­vre impres­sion­nante de Pla­ton, qui, con­traire­ment à celle d’Aris­tote, nous est par­v­enue inté­grale­ment, opérant une syn­thèse har­monieuse des courants présocratiques.

1) L’héritage pythagoricien qui voit dans le nom­bre, rationnel et logique en lui-même, dans les formes dématéri­al­isées de la géométrie, l’har­monie de la musique et celle du cosmos.

2) L’héritage éléate (Élée, cité grecque de Lucanie en Ital­ie du Sud, colonisée par les Phocéens) qui mar­que une réac­tion con­tre le matéri­al­isme des pre­miers philosophes ion­iens des VIIe et VIe siè­cles (Thalès, Anax­i­man­dre, Anax­imène, Héraclite…).

Xéno­phane dénonce l’an­thro­po­mor­phisme des dieux homériques, l’ab­sur­dité des reli­gions grecque et bar­bares, plaide pour l’idée d’un Dieu unique tout entier pen­sée, gou­ver­nant le monde et garant de sa rationalité.

Par­ménide5, son dis­ci­ple (con­sid­éré comme le fon­da­teur de l’on­tolo­gie ou sci­ence de l’être) entend dépass­er le monde fuyant et changeant des apparences, objet du dis­cours vul­gaire. À ses yeux, la pen­sée véri­ta­ble, celle du reg­istre supérieur de l’in­tel­li­gence (“nous”), qui est saisie immé­di­ate, est indis­sol­uble­ment liée à l’Être. Il en tire toutes les con­séquences, par exem­ple : ce qui est incon­cev­able ne saurait exis­ter. C’est bien en ver­tu de ce principe que les philosophes sco­las­tiques (allé­gre­ment suiv­is par Descartes comme l’avons vu) vont nier l’ex­is­tence du vide et cor­réla­tive­ment celle de forces agis­sant à distance.

Naturelle­ment, à la rai­son idéal­isée, s’op­pose une pen­sée qui se veut de ce monde, une “Rai­son pra­tique”, effi­cace, celle des sophistes, passés maîtres dans l’art de la parole, le maniement du lan­gage (l’arché­type accom­pli dans le dia­logue pla­toni­cien en est Gorgias).

3) Enfin et surtout l’héritage de Socrate, le philosophe du “Con­nais-toi toi-même”, le fon­da­teur de la maïeu­tique6. Socrate, son maître à la fin de sa vie, dont le procès et la con­damna­tion inique l’ont pro­fondé­ment mar­qué. Il lui emprunte la méthode “dialec­tique“7 qu’il “trans­porte de la place publique dans l’in­tim­ité de l’e­sprit” (Léon Brun­schvicg) ain­si que l’ex­i­gence de cohérence du discours.

À la suite de Socrate, Pla­ton veut mon­tr­er que le vrai philosophe n’est pas un sophiste, en le com­bat­tant avec ses pro­pres armes, en soulig­nant la néces­sité de restituer son âme au lan­gage, fait pour exprimer la vérité de la pen­sée et non mas­quer les arrière-pen­sées du dis­cours par le recours à la tromperie.

Le génie de Pla­ton pousse à leurs points de per­fec­tion tan­tôt le pythagorisme, tan­tôt l’éléatisme dont il élar­git le ques­tion­nement, l’homme ne serait-il pas :

— abusé par la diver­sité des apparences du monde tel qu’il s’of­fre à nos sens,
— pris­on­nier d’un savoir super­fi­ciel ne résis­tant pas à l’ex­a­m­en du “logos”, c’est-à-dire de la raison.

N’ex­is­terait-il pas une vérité, une lumière, au-delà de ce roy­aume d’om­bres, cette “cav­erne” retenant l’homme pris­on­nier, dont il doit chercher à s’é­vad­er : les choses qui pro­jet­tent cette ombre sont des mar­i­on­nettes, des choses réelles, mais arti­fi­cielles fab­riquées à leur image (insti­tu­tions, iné­gal­ités sociales…).

Une telle quête de vérité ne saurait être pour­suiv­ie au dehors dans le monde mais au dedans de soi, dans la pen­sée, dans l’âme humaine. En fidèle dis­ci­ple de Socrate, Pla­ton est en effet han­té par la recherche de l’har­monie de la cité et d’une con­sti­tu­tion poli­tique idéale puisée dans le reg­istre supérieur d’une loi religieuse tran­scen­dante ayant sa source au-delà du monde visible.

L’âme du monde : sa com­po­si­tion dialec­tique (Timée)

“De la réal­ité indi­vis­i­ble et qui tou­jours se con­serve iden­tique, et de celle qui au con­traire s’ex­prime dans les corps, sujette au devenir et divis­i­ble, de ces deux il a tiré par mélange une troisième forme, inter­mé­di­aire, de réal­ité, pour ce qui est de ses rap­ports avec la nature du Même et celle de l’Autre, égale­ment il l’a de cette façon con­sti­tuée inter­mé­di­aire entre ce qu’elles ont d’in­di­vis­i­ble et de divis­i­ble selon les corps.
Il prit donc au nom­bre de trois, les ter­mes que voilà et les mélangea tous en une seule substance.
La nature de l’Autre était rebelle au mélange, pour l’u­nir har­monieuse­ment au Même, il usa de con­trainte puis dans le mélange il intro­duisit la réal­ité, des trois ter­mes il n’en fit qu’un et derechef, le tout ain­si obtenu, il le dis­tribua en autant de parts qu’il con­ve­nait, cha­cune toute­fois demeu­rant un mélange du Même, de l’Autre et de la réalité…”

On retrou­ve ici la source de la prob­lé­ma­tique cartési­enne de l’u­nion (con­tre nature, car ontologique­ment dis­tincts) de “l’in­di­vis­i­ble” (la pen­sée, l’e­sprit…) et du “divis­i­ble” (le monde sub­stantiel). Cette union de l’âme et du corps, réservée par Descartes à l’homme, engen­dre son fameux “moi”.

Com­men­taires de Simone Weil (Intu­itions préchré­ti­ennes, éd. La Colombe, 1951).

“L’har­monie est l’u­nité des con­traires. Le pre­mier cou­ple de con­traires est un et deux, unité et plu­ral­ité, et il con­stitue la Trinité. Pla­ton avait sans doute aus­si dans la pen­sée la Trinité comme har­monie pre­mière quand il nomme les ter­mes du pre­mier cou­ple de con­traires le Même et l’Autre, dans le Timée. Le sec­ond cou­ple de con­traires est l’op­po­si­tion entre créa­teur et créa­ture. Dans le lan­gage pythagoricien, cette oppo­si­tion s’ex­prime comme cor­réla­tion entre ce qui lim­ite et ce qui est illim­ité, c’est-à-dire ce qui reçoit sa lim­i­ta­tion du dehors. Le principe de toute lim­i­ta­tion est Dieu. La créa­tion est de la matière mise en ordre par Dieu, et cette action ordon­na­trice de Dieu con­siste à impos­er des lim­ites. C’est bien là aus­si la con­cep­tion de la Genèse. Ces lim­ites sont ou des quan­tités ou quelque chose d’ana­logue à la quan­tité. Ain­si, en prenant le mot dans son sens le plus large, on peut dire que la lim­ite est nom­bre. De là, la for­mule de Pla­ton : ‘Le nom­bre est l’in­ter­mé­di­aire entre l’un et l’il­lim­ité.’ Le un suprême est Dieu, et c’est lui qui limite.”

II. 2. Aristote

“Le syl­lo­gisme est la forme idéale
de la méthode d’autorité.”

(Boutroux : La nature de l’e­sprit)

Aris­tote est indis­cutable­ment le pre­mier philosophe à étudi­er l’or­dre de la pen­sée, indépen­dam­ment de son con­tenu, dans les “top­iques” de son Organon où il développe les principes de la logique et ses méth­odes : déduc­tion, induction…

Dis­ci­ple de Pla­ton et fon­da­teur à Athènes de sa pro­pre École “péri­patéti­ci­enne”, il rejette sa dialec­tique méta­math­é­ma­tique, s’at­tachant à pro­mou­voir les tech­niques de l’in­duc­tion8 capa­bles à ses yeux de men­er du savoir acquis à la con­nais­sance de l’universel.

Son point de départ est, comme on le sait, le syl­lo­gisme : mise en rela­tion de deux propo­si­tions (prémiss­es) avec une troisième (con­clu­sion) et dis­pari­tion du moyen terme (horos mesos).

De là, le pri­mat de la clas­si­fi­ca­tion de tout ce qui existe, débouchant sur la strat­i­fi­ca­tion du monde et les ordres hiérar­chiques : l’in­duc­tion con­ceptuelle va con­sis­ter à chercher les car­ac­tères com­muns per­me­t­tant de définir chaque “genre” assim­ilé à son tour par analo­gie à une sub­stance. Le proces­sus le plus util­isé est ordi­naire­ment le suivant :

— les verbes des prémiss­es vont être trans­for­més en sub­stan­tifs. Par exem­ple “le cheval court” devient le cheval est “courant”. Du verbe “être”, sim­ple lien gram­mat­i­cal entre une chose et son attrib­ut, on tire : “les étants”, les choses” en soi”, “l’essence”, cette dernière, appliquée à la matière, est assim­ilée à sa “forme”…
— la sub­stance, qui est “déter­minée”, est con­ceptuelle­ment intel­li­gi­ble, alors que l’indéter­miné (“l’ac­ci­dent”), non traduis­i­ble en con­cept, inin­tel­li­gi­ble, doit être exclu du champ de la sci­ence. De même l’at­trib­ut peut devenir la sub­stance pour peu qu’on lui prête quelque ver­tu métaphysique.

L’ef­fort d’Aris­tote pour assu­jet­tir la pen­sée et le lan­gage à des exi­gences accrues de rigueur et de pré­ci­sion était utile9 mais risqué.

Par ses fauss­es séduc­tions, par l’in­fla­tion illu­soire du vocab­u­laire abstrait (une marée ver­bale dev­enue un trait dis­tinc­tif et per­ma­nent du dis­cours philosophique), la méthode induc­tive va se révéler un cadeau empoi­son­né pour les sci­ences de la nature et la philoso­phie en général.

Le philosophe, con­stam­ment ten­té d’échap­per à la patiente décou­verte de la vérité, au terme d’un dia­logue inces­sant entre le par­ti­c­uli­er et le général, va être porté à tout for­muler dans le lan­gage de l’u­ni­versel sans accepter franche­ment l’ap­pro­fondisse­ment et l’épreuve du particulier.

Cette con­fi­ance mise dans la forme va être con­fortée par le jume­lage des enseigne­ments de la gram­maire et de la logique accordées au départ en faisant coïn­cider terme à terme les formes canon­iques de la propo­si­tion (“le sujet”, la “cop­ule”, le “prédi­cat”) et du juge­ment (sub­stan­tif, verbe, attrib­ut). Gram­mairiens et logi­ciens vont ain­si s’imag­in­er pos­séder con­join­te­ment les normes éter­nelles de la pensée.

La grande espérance de con­cil­i­a­tion de Socrate et de Pla­ton, à tra­vers l’ex­plic­i­ta­tion de thès­es opposées et l’ar­bi­trage sou­verain de la logique, va être mise en échec par ces dévoiements.

II. 3. Le levain hébreu

“L’écri­t­ure sainte, c’est la pâte humaine,
pro­gres­sive­ment trans­for­mée par une infor­ma­tion qui vient de Dieu même
par un tra­vail du Créa­teur dans la men­tal­ité humaine,
la pen­sée humaine, les moeurs de l’homme, ses cou­tumes, ses représentations…”

(Claude Tresmontant)

Si le “génie grec”, son idéal de beauté et d’esthé­tique, son souci de vivre en accord avec le savoir, d’ap­pren­dre à penser juste, ne cessent de fascin­er (le regain actuel d’in­térêt porté par l’édi­tion à la philoso­phie grecque en témoigne), on s’é­tonne moins du “mir­a­cle” hébreu. La Bible et les textes prophé­tiques ne sont-ils pas aus­si sources d’eau vive et chemins de liber­té pour la réflex­ion philosophique, comme s’emploie si bien à nous le rap­pel­er l’un des meilleurs philosophes con­tem­po­rains, Emmanuel Levinas.

En effet, bien avant que la fine fleur de la cul­ture antique n’é­close en Grèce, ne soit appelée à un ray­on­nement sans égal, à servir de mod­èle cul­turel au monde méditer­ranéen, un petit peu­ple, cerné par des empires puis­sants l’ayant tour à tour asservi, avait réus­si, au milieu des pires tribu­la­tions, à préserv­er son iden­tité et les mes­sages révo­lu­tion­naires d’e­spérance, défi­ant la rai­son humaine, dont il était porteur :

— la genèse du monde et de l’homme était un don, l’oeu­vre du Dieu unique son créa­teur qui avait con­clu une alliance avec “son peuple” ;
— l’his­toire du monde avait un com­mence­ment, elle aurait une fin ;
— l’homme décou­vre son prix, sa dig­nité, sa liber­té incom­pat­i­ble avec l’esclavage (qu’Aris­tote lui-même esti­mait fondé en nature) ;
— le Dieu d’Is­raël exige de renon­cer au culte des divinités astrales, des forces de la nature, de toutes les idol­es païennes. Or l’exégèse biblique, l’her­méneu­tique sacrée con­tem­po­raine, n’a tou­jours pas trou­vé d’autre expli­ca­tion au “lev­ain hébreu” que la médi­a­tion prophé­tique précé­dant l’ac­com­plisse­ment des “signes” depuis l’ex­ode d’Abra­ham jusqu’au rab­bi Ieschoua, mes­sager de la nou­velle alliance.

Où donc situer dans l’An­tiq­ui­té la vision du monde et de l’homme, la plus nova­trice et, pourquoi pas, la véri­ta­ble ratio­nal­ité ? Au lecteur d’en juger.

II. 4. Augustinisme

“Je est un autre”
(Arthur Rim­baud,Une sai­son en enfer)

Qui ne con­naît l’aveu, l’il­lu­mi­na­tion, appelée à boule­vers­er la vie d’Au­gustin de Tha­gaste (354–430) : Deus inte­ri­or inti­mo meo : “Tu étais dedans, mais moi j’é­tais dehors, tu étais tou­jours avec moi mais moi je n’é­tais pas avec toi…” (Con­fes­sions).

Descartes. Illustration de Guillaume Dauchy.
Descartes. Illus­tra­tion de Guil­laume Dauchy.

Le fonde­ment de l’an­thro­polo­gie augus­tini­enne est bien ce pas­sage du dehors au dedans, désal­ié­na­tion par la “Présence”, seule libéra­trice de l’homme, “Vie de sa vie… plus intime à lui-même que le plus intime de lui-même.”

De sola mens trac­ta­mus”. Que dire de l’âme humaine ? s’in­ter­roge Augustin, sinon qu’à sa pointe, elle est élan vers Dieu, de sa créa­ture s’ou­vrant avec con­fi­ance au don de sa grâce : “Lève-toi paresseux, le chemin en per­son­ne vient vers toi. Augustin (tou­jours dans les Con­fes­sions) pré­cise que “l’e­sprit”, capac­ité, voca­tion, pro­pre à l’homme, n’ap­par­tient pas aux animaux.

L’âme (ani­ma) liée à la vie du corps est dans l’être ce qui est inter­mé­di­aire entre corps et Dieu, pou­vant chez l’homme se tourn­er vers le monde extérieur et vers Dieu, sa véri­ta­ble des­ti­na­tion : “Mon âme est une terre aride desséchée sans eau” dis­ait déjà le psalmiste.

Pour Augustin, le corps n’est pas une réal­ité en soi dans la mesure où il fait obsta­cle, mais un obsta­cle néces­saire au salut qui est à son terme spir­i­tu­al­i­sa­tion de la chair, le corps de l’homme ayant sa place dans le face à face divin.

L’idée de l’âme chez Augustin, très imprégné de la doc­trine paulin­i­enne du “Nou­v­el Adam”, de la “deux­ième nais­sance” à l’E­sprit, de la créa­tion aliénée à soi en proie aux douleurs de l’en­fan­te­ment, du pas­sage de l’im­age à la ressem­blance, est toute de dynamisme ascen­dant, met­tant en oeu­vre l’en­t­hou­si­asme du coeur avec toutes les ressources de la tri­ade psy­chologique (memo­ria, intel­li­gen­tia, amor).

Son idée de l’âme ren­voie à sa manière au Ban­quet de Pla­ton, l’au­teur ayant le plus mar­qué sa for­ma­tion philosophique.

Il appa­raît sans équiv­oque que l’an­thro­polo­gie “tran­scen­dan­tale” d’Au­gustin est “trine” : corps, âme, esprit, fidèle en cela à la tra­di­tion de l’Église prim­i­tive telle que la for­mule, par exem­ple, saint Irénée10 (115–202 selon Daniélou), évêque de Lyon, suc­cesseur de Poth­in, mar­tyrisé avec Blan­dine en 177.

Le lecteur con­stat­era ultérieure­ment sans peine que la con­cep­tion de l’âme chez Descartes (formelle­ment trine si l’on inclut le “moi”) mar­que une régres­sion par rap­port à celle d’Au­gustin, autrement crédi­ble (chré­ti­en­nement par­lant). La réflex­ion de Descartes reste en fait pris­on­nière de la prob­lé­ma­tique pla­toni­ci­enne. Il nous faut ici soulign­er un autre point essen­tiel : la doc­trine com­plexe d’Au­gustin accorde tout à la foi sans rien aban­don­ner des exi­gences de la rai­son, sauf à vouloir franchir les seuils du mys­tère divin.

L’idée ultérieure, si chère à tant de théolo­giens occi­den­taux, de pré­ten­dre prou­ver Dieu par la seule ten­sion de la rai­son humaine, un Dieu pure­ment con­ceptuel, est ici absente.

III — Moyen Âge

L’im­passe fréquente faite dans l’en­seigne­ment sur l’his­toire de la pen­sée au Moyen Âge peut laiss­er croire que l’af­fran­chisse­ment de la philoso­phie de l’emprise de la théolo­gie doit être mis à l’ac­t­if des pio­nniers de la “moder­nité” (Galilée et Descartes entre autres). En réal­ité, le prob­lème était âpre­ment débat­tu depuis plusieurs siè­cles au sein même de l’Église.

Rap­pelons que le XIIe siè­cle avait été l’âge d’or du monachisme occi­den­tal grâce à la spir­i­tu­al­ité ray­on­nante de saint Bernard (1091–1153) très imprégné de la Bible (surtout du Can­tique des Can­tiques), des Pères de l’Église, et aus­si de ce que Gilson a appelé “le socratisme chrétien” :

Mon Dieu faites que je vous con­naisse et que je me con­naisse” car l’homme, ange et bête, doit saisir sa mis­ère et sa grandeur (Bernard pré­fig­ure ici Pas­cal) “Si tu ne te con­nais pas comme une créa­ture douée du priv­ilège de la rai­son, tu te joins aus­sitôt au trou­peau des êtres sans rai­son” (Ser­mon : “l’homme devenu animal”).

III. 1. La synthèse thomiste

La pre­mière sco­las­tique ne con­nais­sait d’Aris­tote que ses écrits logiques. De son côté, l’Is­lam assur­ait dès le VIIe siè­cle la con­ser­va­tion et la tra­duc­tion des écrits philosophiques grecs. C’est surtout au XIIIe siè­cle que l’Oc­ci­dent redé­cou­vre Aris­tote par le canal de l’Es­pagne mau­re et de ses com­men­ta­teurs arabes, Avi­cenne et surtout Aver­roès (1126–1198), soucieux d’une syn­thèse cohérente entre la doc­trine du “philosophe” et la reli­gion islamique : le monde trou­vait sa néces­sité et son éter­nité en Dieu, indif­férent à son égard, ce qui ne per­me­t­tait pas de penser la com­mu­nion des hommes avec lui et entre eux. Aver­roès exclu­ait, dans cette per­spec­tive, l’im­mor­tal­ité per­son­nelle des âmes.

Cette doc­trine avait été com­bat­tue en Espagne même par un autre médecin et philosophe de Cor­doue, celui-là juif, Maï­monide, sou­tenant que foi et rai­son ne pou­vaient se con­tredire sur le fond. En con­séquence, la philoso­phie devait garder ses dis­tances avec la foi, pou­vant seule­ment con­tribuer à sa compréhension.

L’ir­rup­tion en Occi­dent chré­tien de la philoso­phie d’Aris­tote revis­itée par l’Is­lam jette le trou­ble dans les Uni­ver­sités, provo­quant une crise que s’emploie à résoudre un moine domini­cain ital­ien aus­si mod­este que ray­on­nant d’in­tel­li­gence, Frère Thomas, élève d’Al­bert le Grand (le Doc­tor uni­ver­salis et le plus grand théolo­gien de son temps). Thomas, le “Doc­teur angélique”, n’a pas d’é­gal comme com­men­ta­teur de l’Écri­t­ure (la lec­tio div­ina) sub­juguant ses audi­teurs (au studi­um de la Curie romaine, à Naples, Cologne et surtout Paris) par sa con­nais­sance absolue des textes sacrés et la rigueur séman­tique toute nou­velle qu’il apporte à en dégager le sens.

Bor­no­ns-nous ici à soulign­er les traits les plus remar­quables de son oeu­vre immense.

Le “thomisme” (comme on l’ap­pellera plus tard) réha­bilite la nature et le monde dans une théorie de la hiérar­chie des êtres emprun­tée à Aris­tote : l’homme doit et peut y exercer le pou­voir de sa “rai­son naturelle” et l’ap­pli­quer libre­ment aux sci­ences de la nature.

La sci­ence théologique, por­teuse de ses pro­pres principes, puisés dans un reg­istre supérieur, doit s’in­ter­dire de met­tre en tutelle la rai­son naturelle mais l’in­viter seule­ment à abdi­quer face à la foi et à l’amour pour s’é­panouir dans ce renon­ce­ment même. Cepen­dant les dogmes, vérités de la foi, ne lui sont pas impos­si­bles et l’ex­is­tence de Dieu acces­si­ble à tra­vers “cinq voies” (incidem­ment Thomas invalide la “preuve ontologique” de saint Anselme).

On a écrit très juste­ment du thomisme “qu’il humil­i­ait intel­ligem­ment l’in­tel­li­gence”, l’homme étant placé devant le dilemme : ou bien aller à Dieu ou bien le mimer. Nul n’i­ra aus­si loin que lui pour incor­por­er le génie grec qui avait paré la nature de beauté et d’in­tel­li­gi­bil­ité, dans le moule de la pen­sée chré­ti­enne, enten­dant mon­tr­er que cette dernière venait accom­plir les voeux de l’hel­lénisme qui n’o­sait l’espérer…

Aux yeux de Thomas, il con­ve­nait de ren­dre à la nature ce qui est à la nature et à Dieu ce qui est à Dieu, il restait proche en cela des Pères grecs des IIe au IVe siè­cle qui s’in­téres­saient avant tout à l’homme con­cret, corps et âme indis­sol­uble­ment unis, et dénonçaient “ceux qui mépri­saient le corps ou dén­i­graient la nature sous le pré­texte de mieux assur­er les droits de Dieu”. Ce “nat­u­ral­isme chré­tien” ne s’op­po­sait en rien à l’au­gus­tin­isme (auquel se référait sou­vent Thomas), très mar­qué par son con­texte his­torique de crise et surtout ori­en­té vers la conversion.

Une syn­thèse des deux doc­trines aurait été oppor­tune pour pal­li­er les dérives d’in­ter­pré­ta­tion de la pen­sée thomiste après la dis­pari­tion pré­maturée à 49 ans du grand philosophe pour­tant doué d’un excep­tion­nel équili­bre biopsychique.

La pen­sée thomiste, loin d’être un sys­tème clos et défini­tif, restait ouverte à des pro­grès ultérieurs. Mal­heureuse­ment, nul par­mi ses con­tin­u­a­teurs ne s’en mon­tra capable.

Dans ses com­men­taires cri­tiques, Thomas d’Aquin s’é­tait effor­cé de préserv­er du sub­stan­tial­isme d’Aris­tote, l’homme au sens chré­tien du terme (c’est-à-dire d’une con­sub­stan­tial­ité réelle des hommes, tous mem­bres dans le corps du Christ). La philoso­phie sco­las­tique, égarée dans des débats abstraits, va per­dre bien­tôt ce repère essen­tiel pour pass­er “de la per­son­ne indi­vidu­elle qui englobe le monde à l’in­di­vidu que le monde englobe et explique.” (Olivi­er Clément)

En allant aus­si loin que pos­si­ble (trop loin sans doute) dans l’an­nex­ion de la philoso­phie d’Aris­tote, en lui assig­nant des lim­ites de valid­ité pré­cis­es, le thomisme, ten­ta­tive magis­trale de syn­thèse, fut loin de faire l’u­na­nim­ité par­mi les clercs dont beau­coup étaient hos­tiles à Aris­tote en sorte que cette doc­trine devint un nou­veau fac­teur de divi­sion au sein même de l’Église où la sève biblique et patris­tique ne mon­tait plus, cédant la place à la rai­son théologique.

III. 2. La voie franciscaine

“La Terre, quand elle n’est pas
trans­fig­urée, se défigure”

Olivi­er Clé­ment11

Issu comme on le sait de l’au­ra incom­pa­ra­ble du “Poverel­lo” d’As­sise, de “l’époux de Dame Pau­vreté”, l’or­dre avait été sauvé de la scis­sion par un puis­sant théolo­gien et philosophe saint Bonaven­ture (1221–1274) son supérieur général, qui l’avait doté de con­sti­tu­tions définis­sant une voie moyenne touchant la pauvreté.

De bonne heure, les Frères fran­cis­cains, très hos­tiles à l’aris­totélisme, avaient pris leurs dis­tances avec son enseigne­ment jusqu’à le dénon­cer publique­ment comme Roger Bacon (1214–1294) le meilleur math­é­mati­cien astronome et nat­u­ral­iste de son temps, le “Frère admirable” qui, pro­tégé un temps par Clé­ment IV, finit par pay­er de la prison, sa hardiesse.

La spir­i­tu­al­ité fran­cis­caine entendait penser la com­mu­nion des hommes avec Dieu en ter­mes de médi­a­tion extérieure, de “quête de trans­parence du créé à l’in­créé”, d’ac­tion de grâce de l’homme de foi ten­du vers la réc­on­cil­i­a­tion avec toute la créa­tion qui lui était con­sub­stantielle : l’u­nivers entier n’é­tait-il pas une bible ouverte à celui qui savait enten­dre le lan­gage des choses et des créa­tures. Cette voie, celle du Can­tique des créa­tures, écho du loin­tain chant biblique du Livre de Daniel, renouait avec la haute tra­di­tion du monachisme oriental.

Un autre Fran­cis­cain anglais Duns Scot (1266–1308), le “Doc­teur sub­til” enseigne suc­ces­sive­ment à Oxford, Paris et Cologne, l’i­nac­ces­si­bil­ité à la rai­son, du sur­na­turel dont la seule approche pos­si­ble était la voie médi­ate par la Révélation.

Con­traire­ment aux apparences, les voies augus­tini­ennes et fran­cis­caines étaient moins opposées que com­plé­men­taires comme en témoigne la fidèle allégeance fran­cis­caine à l’au­gus­tin­isme : la con­ver­gence s’étab­lis­sait essen­tielle­ment sur le juste usage de la rai­son recon­nue de part et d’autre comme l’in­stru­ment indis­pens­able dévolu à l’homme pour bien con­duire sa pen­sée, mais inca­pable par ses pro­pres forces d’ac­céder aux vérités révélées d’un ordre théologique.

III. 3. Fin du Moyen Âge

Les XIVe et XVe siè­cles mar­quent la fin du Moyen Âge et l’é­vanouisse­ment de la frag­ile unité de la chré­tien­té latine, tant bien que mal sauve­g­ardée jusqu’alors.

Le pre­mier s’ou­vre en 1309 par l’ex­il de la papauté à Avi­gnon. Son deux­ième pape Jean XXII (1316–1334) tente de restau­r­er l’u­nité doc­tri­nale et l’au­torité de la papauté face aux antipa­pes. Il canon­ise en 1323 Thomas d’Aquin dont l’en­seigne­ment avait été con­damné à Oxford et Paris (par son évêque en 1277). Ce geste, des­tiné à rap­pel­er à l’or­dre les théolo­giens, sus­cite de vives réac­tions chez les Fran­cis­cains. Un théolo­gien d’Ox­ford, alors célèbre, Guil­laume d’Ock­ham (1280–1348), dénonce avec véhé­mence la sco­las­tique thomiste. Bien­tôt excom­mu­nié, il s’en­fuit à Pise, puis à Munich. Entre-temps un cat­a­clysme démo­graphique survient : la “peste noire” (inter­mit­tente de 1348 à 1375, avec un pic en 1348–1349) qui sème la déso­la­tion en Occi­dent réduisant sa pop­u­la­tion de plus de 40 %.

L’Église, pour sa part, va pay­er un effroy­able trib­ut, être atteinte dans ses forces vives. Sans doute plus exposés que d’autres au fléau, les Ordres men­di­ants, domini­cains et fran­cis­cains, qui avaient dom­iné l’his­toire religieuse du XIIIe siè­cle dans l’ac­tion pas­torale et l’en­seigne­ment uni­ver­si­taire, voient fon­dre dra­ma­tique­ment leurs effec­tifs (de plus de 80 %, comme les Domini­cains en France !).

Après cet effon­drement démo­graphique, cause de déséquili­bres de tous ordres, poli­tique, cul­turel, religieux, l’Oc­ci­dent va con­naître un état de crise per­ma­nent (le Grand Schisme de 1378 à 1415 etc.) jusqu’à l’é­clate­ment pro­gres­sif de la chré­tien­té au cours de la péri­ode de 1453 (prise de Con­stan­tino­ple) à 1563 (fin du con­cile de Trente).

Dans ce repli sur soi général du XVe siè­cle, cette mon­tée de l’in­di­vid­u­al­isme, la “renais­sance” s’ac­com­plit, comme on le sait, en Ital­ie, où la papauté a retrou­vé son pres­tige. De nou­velles ori­en­ta­tions philosophiques voient le jour : le courant le plus remar­quable est incar­né par le car­di­nal Nico­las de Cuse (1401–1464). Influ­encé par Guil­laume d’Ock­ham et par les mys­tiques rhé­nans (le Fla­mand Ruys­broeck… l’Al­sa­cien Tauler), Nico­las de Cuse promeut des thès­es très mod­ernistes, notam­ment dans un ouvrage célèbre De doc­ta igno­ran­tia : l’in­tel­li­gence, con­sciente de ses lim­ites, doit se recon­naître inca­pable de penser Dieu, l’in­fi­ni, la coin­ci­den­tia oppos­i­to­rum. Il com­pare l’e­sprit à un cos­mo­graphe dessi­nant une carte du monde à l’aide des don­nées reçues qu’il trans­forme en mesures à pro­por­tion humaine. C’est seule­ment à tra­vers cette représen­ta­tion “per­spec­tive” que l’e­sprit peut espér­er dévelop­per sa con­nais­sance. Au plan religieux, Nico­las de Cuse plaide pour la tolérance envers toutes les reli­gions monothéistes ain­si que le bouddhisme.

L’hu­man­isme chré­tien ital­ien du XVe siè­cle redé­cou­vre Pla­ton (une “académie pla­toni­ci­enne” est même fondée en 1469 à Flo­rence, à l’in­sti­ga­tion de Cosme de Médi­cis). Ses représen­tants les plus remar­quables en sont Ficin et Pic de la Miran­dole, le relais au début du XVIe siè­cle en Europe du Nord étant assuré par Érasme de Rotterdam.

Nous avons vu dans un précé­dent arti­cle que la grande crise religieuse du XVIe siè­cle remet tout en ques­tion, porte à son comble l’in­tolérance et la vio­lence, entraîne une régres­sion générale. La Papauté réag­it par tous les moyens. C’est ain­si que des ordres religieux nou­veaux se voient con­fi­er des tâch­es pré­cis­es de recon­quête des esprits (la Com­pag­nie de Jésus d’I­gnace de Loy­ola est fondée en 1540, l’O­ra­toire de Philippe de Néri en 1564).

Cepen­dant le con­cile de Trente, opéra­teur entre 1545 et 1563 de la grande réforme catholique, pressé par le dan­ger, va réa­gir de façon par­fois intem­pes­tive : cédant au réflexe d’op­pos­er partout la dis­ci­pline au lib­er­tarisme de ses adver­saires, il restau­re dans les écoles catholiques le crédit de la sco­las­tique péri­patéti­ci­enne, c’est ain­si qu’en 1567 saint Pie V proclame Thomas d’Aquin “Doc­teur de l’Église”, “Un môle sta­ble con­tre les tem­pêtes” et donne l’or­dre aux Uni­ver­sités d’en­seign­er le seul thomisme. Cette mesure qui remet en faveur la philoso­phie d’Aris­tote (dûment con­trôlée par les théolo­giens) va retarder de plus d’un siè­cle l’af­fran­chisse­ment de la philoso­phie. Mersenne, Descartes, Pas­cal, Male­branche…, pour ne citer qu’eux en France, vont ain­si devoir subir cet enseigne­ment, si con­traire aux normes d’in­tel­li­gence et de vérité entre­vues par Pla­ton, les exposant par sur­croît au drame de la con­cil­i­a­tion de deux fidél­ités (à la “Rai­son” et à l’Église).

Prochain arti­cle : Le “Cog­i­to”

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(*) Cf. numéros de juin, sep­tem­bre, novem­bre, décem­bre 1996.
1. Sig­nalons du moins au lecteur pressé un opus­cule de présen­ta­tion claire et agréable (Gal­li­mard, coll. “Décou­vertes”) Descartes, bien con­duire sa rai­son par Pierre Guernancia.
2. Lit­térale­ment la “nou­velle logique” (du grec Organon, la logique, celle d’Aris­tote en particulier).
3. Comme en témoignent Le traité de la réforme de l’en­ten­de­ment de Spin­oza, Le traité de la recherche de la vérité de Male­branche, L’en­ten­de­ment humain de Leib­niz (où il se refuse au pos­tu­lat de l’in­tel­li­gi­bil­ité uni­verselle). Enfin les deux Cri­tiques de Kant.
4. Jean-François Rev­el : Descartes inutile et incer­tain (1976, réédité en 1997 par Laffont).
5. Par­ménide, dont sub­sis­tent de rares écrits, nous est surtout con­nu à tra­vers Pla­ton. Il a été réha­bil­ité en France en 1955 par un ouvrage remar­qué, Par­ménide, de Jean Beaufret, dis­ci­ple de Hei­deg­ger. Son dis­ci­ple Zénon d’Élée (ne pas le con­fon­dre avec Zénon de Citium, fon­da­teur du stoï­cisme) tente de prou­ver l’im­pos­si­bil­ité du mou­ve­ment par des para­dox­es célèbres : la flèche qui ne parvient jamais à son but, Achille et la tortue…
6. Du grec maieu­tikê, art de l’ac­couche­ment (la mère de Socrate était sage-femme) c’est-à-dire art de faire décou­vrir à un inter­locu­teur, par une série de ques­tions, les vérités qu’il porte à son insu en lui.
7. Cette con­cep­tion s’op­pose totale­ment à celle d’Hér­a­clite pour qui, à l’in­verse, rien ne peut être pen­sé sans son con­traire. En réal­ité, par un éton­nant retour aux sources, c’est sur le mod­èle d’Hér­a­clite (576–480 ?), le philosophe ion­ien de “L’éter­nel retour où les con­traires s’op­posent et se réu­nis­sent tour à tour” que Hegel et ses dis­ci­ples enten­dent refonder la dialec­tique moderne.
8. Il n’en admet pas moins avec Pla­ton la pri­mauté sci­en­tifique de la démon­stra­tion déduc­tive par enchaîne­ment de propo­si­tions allant du général au particulier.
9. Divers­es “caté­gories” d’Aris­tote lui ont survécu, par exem­ple une cause peut être “formelle”, “finale”, “effi­ciente”, “matérielle” (cor­re­spon­dant respec­tive­ment dans une con­struc­tion à son plan, sa fonc­tion, le tra­vail, les matériaux).
10. Saint Irénée, dis­ci­ple de Poly­carpe, évêque de Smyrne, mar­tyrisé en 155, lui-même dis­ci­ple de l’apôtre Jean à Éphèse. “La chair mod­elée à elle seule n’est pas l’homme achevé, elle n’est que le corps de l’homme, donc une dimen­sion de l’homme. L’âme à elle seule n’est pas davan­tage l’homme…, l’e­sprit…” C’est l’u­nion dans la com­mu­nion de ces trois réal­ités qui con­stitue l’homme achevé. L’une d’elles sauve et forme… l’E­sprit, une autre est sauvée et for­mée à savoir la chair, une autre enfin se trou­ve entre celles-ci à savoir l’âme qui tan­tôt suit l’E­sprit et prend grâce à celui-ci son envol, tan­tôt se laisse per­suad­er par la chair et tombe dans les con­di­tions terrestres.”
11. Théolo­gien ortho­doxe : La révolte de l’E­sprit.

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