Histoire d’eau

Dossier : ExpressionsMagazine N°656 Juin/Juillet 2010Par : Guillaume LE BORGNE(07)

Cinq août. Dix-neuf heures, ou pas loin. Sur cette crique de la côte fin­istéri­enne où nous allons depuis tou­jours je crois. J’ai sept ans. Comme Rai­son, m’a-t-on dit au marché ce matin, en souriant.

La mer est haute et finit d’avaler la plage, pous­sant ses derniers occu­pants hors du lieu. Nous sommes restés, mes par­ents, mes frères et moi. Eux sor­tent tout juste de l’eau, et se réchauf­fent en arpen­tant la fine bande de sable sec, une servi­ette sur le dos, ou en escal­adant quelques rochers. Nous allons bien­tôt ren­tr­er nous aus­si. Je n’ai pas envie de par­tir. Aujour­d’hui encore, j’ai regardé les autres sauter du plon­geoir, qui me défie encore de sa froide igno­rance, à vingt ou trente mètres du bord. Je sais pour­tant nag­er. Oui, mais lorsque je perds pied, la panique à peine nais­sante me ramène en arrière.

Il faut y aller. Aujour­d’hui. Mon­tr­er à ce plon­geoir qui ne s’y attend pas que je peux con­quérir son échelle et son toit.

Je m’ap­proche de l’éc­ume, et me fais une idée du cap à tenir, des courants à braver. Il me sem­ble que le vent s’est levé. L’océan mas­sif et opaque a tout l’air d’un mangeur d’hommes, et le ciel d’un impos­si­ble gris me rap­pelle des siè­cles que je n’ai pas connus.

Un coup d’œil vers la famille. Pas encore habil­lés : il me reste du temps, mais je dois faire vite. Je marche sans m’en ren­dre compte et m’im­merge peu à peu, la tête tou­jours droite vers l’ob­jec­tif. Le liq­uide est glacial, s’ac­célère mon souf­fle. Je me lance en avant et débute une brasse dont chaque mou­ve­ment me plonge dans le présent. J’a­vance d’abord rapi­de­ment, sûr de mes mou­ve­ments. Bien­tôt le point cri­tique, après lequel il sera trop tard pour faire demi-tour. Surtout ne pas son­der le fond, encore moins se retourn­er. Le plon­geoir s’est un peu rap­proché, mais rien n’est encore gag­né. Je respire plus que je ne nage, et ressens des fris­sons jusqu’au­tour de mon crâne.

Les derniers mètres sont une injure à la brasse coulée, mais peu importe : je suis arrivé.

Je grimpe sans atten­dre l’échelle du muet fort de bois, qui sem­ble peu per­tur­bé par mon exploit. Tout compte fait, il devait savoir que je viendrais, qu’au­jour­d’hui, enfin, j’oserais. Arrivé au som­met de l’éd­i­fice, je m’ap­proche du vide, et, me ten­ant aux mon­tants, je lève enfin la tête : il n’y a plus que le gris, l’hori­zon sans épais­seur, et moi. Un goé­land passe, vire­volte dans le vent tournoy­ant, et me voici de nou­veau seul.

J’ai froid. Bien­tôt, je me retourn­erai. Sans doute me fera-t-on signe, de loin, qu’il est l’heure d’y aller. Ne pas se retourn­er. Pas encore.

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