Mon premier saut en parachute

Dossier : ExpressionsMagazine N°656 Juin/Juillet 2010Par : Philippe Vincent (61)

Le qua­trième prix d’X-Auteurs est attri­bué à Phi­lippe Vincent (61)

Depuis ma plus tendre enfance, j’ai tou­jours éprou­vé l’en­vie de voler comme un oiseau. Aujourd’­hui encore, je garde le sou­ve­nir dif­fus d’un rêve récur­rent où, par le pou­voir de ma volon­té, je m’é­le­vais dans les airs, affran­chi des pesan­teurs du monde, et cette joie inté­rieure, qui a ber­cé mes nuits d’en­fant, m’a pour­sui­vi de ses effluves sub­tiles tout au long de ma vie.

A l’a­do­les­cence, j’au­rais pu apprendre à pilo­ter un avion, mais je ne me voyais pas m’en­fer­mer dans une de ces car­casses volantes qui ne sont qu’une pro­lon­ga­tion du monde d’en bas. Non, je vou­lais être libre de me mou­voir dans cet espace à trois dimen­sions qu’on appelle le ciel, sans entraves, comme le font les hiron­delles, ce petit peuple des vents, ou encore les alba­tros, ces princes des nuées.

Déjà à cette époque, il m’a­vait sem­blé que seul le para­chu­tisme pou­vait me rap­pro­cher du rêve de mon enfance, mais j’é­tais encore trop jeune pour cela. Pen­dant mes années de Pré­pa, j’ai un peu oublié, dans un coin recu­lé de ma mémoire, les saveurs nos­tal­giques de ma made­leine à moi. J’é­tais trop occu­pé à goû­ter les délices de ces espaces ima­gi­naires faits de x et de y, et à me his­ser au niveau quan­tique per­met­tant de fran­chir la barre des admissibles.

Quand je suis entré à Poly­tech­nique, tous les espoirs m’é­taient per­mis, et le sta­tut mili­taire de l’E­cole m’ap­pa­rut de bon augure pour réa­li­ser mon rêve : armée et para­chu­tisme ne sont-ils pas, depuis long­temps, d’in­times com­pa­gnons de route ? Et puis pata­tras ! Je n’ai pas été affec­té à la bonne divi­sion, celle des spor­tifs habi­li­tés à sau­ter ! Ensuite, la vie m’a pris, avec son long cor­tège de sol­li­ci­ta­tions, de devoir de prendre le monde » tel qu’il est « , avec ses inévi­tables com­pro­mis­sions, et ce réa­lisme obli­ga­toire qui nous conduit à ran­ger aux oubliettes nos uto­pies passées.

Et puis, à l’âge où s’ap­proche le spectre de la retraite, est remon­té à la sur­face le sou­ve­nir des dési­rs inas­sou­vis de ma jeu­nesse. Ne peut-on, avant que la vieillesse ne nous prenne, réa­li­ser, au moins une fois, le rêve de notre enfance ? L’an­nonce de mon inten­tion de sau­ter en para­chute pro­vo­qua scep­ti­cisme et sar­casmes : » Passe encore de bâtir, mais sau­ter à cet âge ! » Disaient les plus let­trés à mon pas­sage. » C’est-ti pas mal­heu­reux de retom­ber à ce point dans l’en­fance ! » susur­raient quelques autres en me croi­sant dans l’escalier !

Bien sûr, l’ad­mi­nis­tra­tion, prompte à nous défendre contre nous-mêmes, s’a­vi­sa qu’il était inter­dit de sau­ter au-delà de soixante ans ! Je dus rem­plir un paquet de » fiche­rasses » (ver­sion Inter­net de pape­rasses), deman­der un extrait d’acte de nais­sance (heu­reu­se­ment, je suis né en France !), et pour finir, écrire une lettre au Pré­sident de la Répu­blique sol­li­ci­tant de sa très haute bien­veillance une déro­ga­tion spé­ciale m’au­to­ri­sant à effec­tuer un saut en para­chute. Il me répon­dit per­son­nel­le­ment dans les qua­rante-huit heures, me don­nant son accord, tout en se déga­geant de toute res­pon­sa­bi­li­té en cas d’ac­ci­dent. Quoi de plus beau que cette France qui n’hé­site pas à aller de l’a­vant, à l’âge où d’autres ne rêvent que de retraite !

Sans attendre, je me mis en quête de l’é­qui­pe­ment néces­saire. J’au­rais bien aimé sau­ter en habit de poly­tech­ni­cien, mais voi­là, je ne ren­trais plus dans le » grand U » gar­dé au fond d’une armoire, et que seuls mes petits enfants avaient enfi­lé depuis mes années de l’X, les jours de déguisement !

Enfin, Le Jour arri­va ! Mon aven­ture ayant défrayé la chro­nique, une chaîne natio­nale avait affré­té un vieux Trans­al pour mieux média­ti­ser l’é­vè­ne­ment. J’a­vais l’im­pres­sion de par­ti­ci­per à un » Fort Boyard » des airs ! Sans savoir com­ment, je me retrou­vais dans l’embrasure de la porte, les mains accro­chées aux bords de la car­lingue. Der­rière moi, la meute des jour­na­listes m’en­cou­ra­geait : » allez, vas‑y, on est avec toi « , ou encore : » sou­ris, tu es fil­mé ! « . Moi, j’a­vais un peu d’ap­pré­hen­sion. Sur­tout, je savais par expé­rience de la vie, que bien des gens sont prompts à vous inci­ter à vous jeter à l’eau, mais quand vous vous écra­sez au fond de la pis­cine, il n’y a plus grand monde !

Et puis, cette pres­sion média­tique qui me rap­pe­lait le monde d’en bas, m’a­ga­ça pro­di­gieu­se­ment. Pous­sé par un intense désir de fuir, je me jetai dans le vide d’un mou­ve­ment déci­dé. Les cla­meurs de la foule saluant ma déter­mi­na­tion s’es­tom­pèrent rapi­de­ment. Le silence m’en­ve­lop­pa de ses caresses apai­santes. Je savais que ce calme envou­tant était dan­ge­reux, et tirai rapi­de­ment la poi­gnée libé­rant mon para­chute. Main­te­nant, je flot­tais dans les airs, en ape­san­teur, libre comme le vent. J’a­vais bas­cu­lé dans un autre monde, un monde où tout n’é­tait que luxe, calme et volup­té. Jamais je ne m’é­tais sen­ti aus­si bien dans tout mon être. Au loin, tout en bas, une brume ram­pante estom­pait pro­gres­si­ve­ment les traces de ce monde réel où les humains conti­nuaient à s’a­gi­ter, à se rendre d’un pas pres­sé à d’in­nom­brables réunions, où les voi­tures jouaient à cache-cache avec les radars et les pié­tons avec les voitures.

Peu à peu, ce petit monde dis­pa­rut der­rière un man­teau blanc imma­cu­lé me rap­pe­lant la pure­té des neiges de mon enfance. Un peu plus tard, je croi­sai un vol d’oi­seaux sau­vages. Avec leurs ailes qui s’a­gi­taient comme des mains, ils sem­blaient me faire des signes ami­caux. Ils pas­sèrent à côté de moi sans me prê­ter la moindre atten­tion. Pro­ba­ble­ment des oiseaux migra­teurs trop occu­pés à suivre leur plan de vol ! Cette indif­fé­rence, loin de me cha­gri­ner, accen­tua mon impres­sion de totale liber­té, m’af­fran­chis­sant de cette peur du regard des autres qui, quoi qu’on en dise, gou­verne sou­vent nos atti­tudes. Le temps sem­blait s’être arrê­té. Un léger vent du nord me pous­sait len­te­ment, et je m’i­ma­gi­nais déri­vant vers le midi, sur­vo­lant la médi­ter­ra­née, tra­ver­sant l’Al­gé­rie, et m’é­chouant en plein désert, à mille milles de toute terre habitée. 

Et là, comme si c’é­tait la chose la plus natu­relle du monde, je me retrou­vais en pré­sence du Petit Prince. » Des­sine-moi un oiseau » me deman­dait-il de sa voix enfan­tine. Quand le mys­tère est trop impres­sion­nant, on n’ose pas inter­ve­nir, et je res­tais para­ly­sé par cette appa­ri­tion. » Des­sine-moi un oiseau » insis­tait-il. Alors, je pre­nais une page de mon car­net et lui des­si­nais un vola­tile aux plumes ébou­rif­fées. » Ce n’est pas un oiseau ! » me répon­dait-il, furieux. » C’est un épou­van­tail ! Des­sine-moi un oiseau, un vrai ! « . Et là, je lui des­si­nais une cage vide, la porte grande ouverte. » Ça, c’est un oiseau » me répon­dait-il enfin satis­fait, » c’est ain­si que je les aime « .

Et je réa­li­sais que l’oi­seau était bien plus pré­sent par son absence, et par l’in­ter­ro­ga­tion que sus­ci­tait ce vide. Avec cet air sen­ten­cieux que prennent par­fois les repré­sen­tants de la jeu­nesse pour nous assé­ner leurs véri­tés, et qui, il faut bien le dire, nous agace un peu, le Petit Prince ajou­tait : » L’im­por­tant, c’est ce qui ne se laisse pas cap­tu­rer par le regard des autres. »

Le vent frai­chis­sait un peu, et je fus tiré de ma rêve­rie par un mur­mure indis­cer­nable qui mon­tait de la terre, comme ces brumes imper­cep­tibles qui s’é­lèvent des champs labou­rés, aux pre­mières cha­leurs du mois de mai. J’a­vais per­du beau­coup d’al­ti­tude. Le sol se rap­pro­chait de plus en plus vite. Je me remé­mo­rais les gestes appris pour amor­tir la chute. Une idée me vint à l’es­prit : et si mes os, usés par le temps, ne résis­taient pas au choc ? Pour­tant, cette pen­sée inquié­tante n’af­fec­tait pas ma bonne humeur. Une joie pai­sible conti­nuait à m’ha­bi­ter, indif­fé­rent au sort qui m’at­ten­dait. Une phrase me tra­ver­sa la tête, comme une conclu­sion à cette aven­ture, une phrase qui, pen­sai-je, pour­rait aus­si me ser­vir d’é­pi­taphe, plus tard, bien plus tard : » Il a bien vécu »

Reve­nir au pre­mier prix

Poster un commentaire