Henri Marescaux (63) En service commandé auprès des prostituées

Dossier : TrajectoiresMagazine N°744 Avril 2019
Par Robert RANQUET (72)
On ne présente pas aux lecteurs de la JR le général Henri Marescaux (63), directeur général de l’École de 1993 à 1997. Mais on sera peut-être étonné de découvrir son parcours ultérieur, qui l’a mené de l’X à un engagement, comme diacre au diocèse de Versailles, au service des prostituées. Regard sur un parcours hors normes.

Reprenons au début, c’est-à-dire ton passage comme directeur de l’X

Quand j’ai pris la direc­tion de l’École en 1993, la grande mis­sion inscrite au sché­ma directeur, sous l’impulsion du prési­dent Pierre Fau­re, c’était d’internationaliser l’École en dix ans. À mon arrivée, j’avais été frap­pé de voir à quel point elle n’avait pas évolué : bien sûr le con­tenu de l’enseignement avait changé, mais le sys­tème glob­al restait celui que j’avais con­nu moi-même trente ans aupar­a­vant comme élève.

À vrai dire, le prési­dent Ésam­bert et le général Par­raud avaient déjà fait bouger les lignes, en intro­duisant le sys­tème des « majeures » : c’était la pre­mière dis­tor­sion apportée à un sys­tème où tout le monde fai­sait en fait la même chose. Mais c’est de Pierre Fau­re qu’est venue l’impulsion déter­mi­nante. Je l’ai un peu provo­qué en lui deman­dant : « Qu’est-ce que nous allons dire de l’École au moment du bicen­te­naire » (qui arrivait l’année suiv­ante) ? Il m’a dit : « Nous avons de nom­breux groupes de tra­vail qui fonc­tion­nent depuis pas mal de temps sur le sché­ma directeur : il faut main­tenant con­clure tout ce tra­vail, et c’est ce que nous annon­cerons au bicen­te­naire. » Et ça a très bien marché.

Au bout de qua­tre ans, j’avais le choix éventuelle­ment de pro­longer mon man­dat, auquel cas je ter­min­erais ma car­rière à l’École. Mais au même moment se fai­sait la réforme de la DGA, et Jean-Yves Helmer, le délégué général de l’époque, est venu me chercher pour créer le ser­vice d’architecture des sys­tèmes de forces, la grande nou­veauté de sa réforme. J’ai démar­ré, au 17e étage de la tour DGA, avec une page com­plète­ment blanche.

Ce qui m’énervait beau­coup, c’est que très peu d’ingénieurs accep­taient de venir me rejoin­dre. Je ne com­pre­nais pas très bien com­ment fonc­tion­nait la direc­tion du per­son­nel de la DGA, mais je con­statais que, au bout de trois ou qua­tre mois, je n’avais encore que le tiers de l’effectif prévu ! J’ai même dû me fâch­er : j’avais reçu l’ordre de muta­tion d’un ingénieur, qui m’avait fait par­venir une belle let­tre m’expliquant que, tout compte fait, il ne comp­tait pas vrai­ment venir, etc. J’ai fait savoir que s’il n’était pas à son poste le lun­di matin comme prévu par l’ordre de muta­tion, je le met­trais aux arrêts dès le lun­di soir. Stu­peur dans la direc­tion : ils n’étaient pas trop habitués. Le lun­di, l’intéressé était là. Nous avons démar­ré tout cela : le plan prospec­tif à trente ans, les sys­tèmes de forces, les équipes inté­grées de pro­gramme… et nous inven­tions la méthode de tra­vail en même temps.

“La transformation en profondeur
de l’armée est sans équivalent”

Après ce temps à la DGA, le poste de major général de l’armée de terre (n° 2) allait se libér­er, son tit­u­laire, le général Crène, devenant chef d’état-major (n° 1) de l’armée de terre. J’avais quit­té les armées depuis six ans : inutile de dire qu’on m’y avait com­plète­ment oublié. Mais je suis allé voir le général Crène, pour lui dire que j’aimerais être son sec­ond pour con­duire avec lui la grande trans­for­ma­tion qui s’ouvrait, qu’on a appelée la « refon­da­tion » de cette armée. Crène a dû voir que je ferais un numéro deux solide et loy­al, et que je ne risquais pas de lui faire de l’ombre (hé oui, ce genre de choses arrive…). Je l’ai donc rejoint comme major général.

En trois ans, on a achevé de tout démon­ter et de recon­stru­ire sur des bases nou­velles : arrêt du ser­vice nation­al, pro­fes­sion­nal­i­sa­tion, etc. On démon­tait et recon­stru­i­sait le sys­tème, tout en con­tin­u­ant à faire des opéra­tions. Et tout s’est passé sans heurts… On ne sait pas assez que, de tous les grands pro­jets de réforme de l’État, à vrai dire seule l’armée s’est vrai­ment trans­for­mée ! La trans­for­ma­tion en pro­fondeur de l’armée est sans équivalent.

Ensuite, j’ai rejoint l’inspection générale, poste très hon­ori­fique, mais sans grande respon­s­abil­ité. J’y ai quand même décou­vert, à l’occasion d’une mis­sion d’inspection en Nou­velle-Calé­donie, le ser­vice mil­i­taire adap­té : on y fai­sait du bon boulot ! Je dois dire que je suis scep­tique sur le nou­veau « ser­vice nation­al uni­versel » : et d’abord, qu’est-ce qu’on en attend ? Per­son­ne ne l’a jamais dit. Quant à l’ancien ser­vice mil­i­taire, aban­don­né en 1996, je sais ce qu’on a perdu…

À ma con­nais­sance, l’évêque aux armées a été le seul à mon­ter au créneau chez le min­istre pour lui expli­quer tout ce qu’on allait per­dre. Par exem­ple, sur les 300 000 appelés chaque année, 100 000 ressor­taient avec un méti­er cor­re­spon­dant à ce qu’ils avaient fait pen­dant leur ser­vice. Bien sûr, on peut dire que ce n’était pas la voca­tion des armées de faire ça, mais enfin, elles le fai­saient. Ils y appre­naient aus­si le vivre ensem­ble et l’entraide.

C’est dif­fi­cile à croire, mais j’ai con­staté que lorsqu’un con­tin­gent quit­tait mon rég­i­ment, lors de la petite céré­monie de descente des couleurs que j’organisais avec eux, la moitié des libérables avait la larme à l’œil. Une chose qu’on n’a pas sue : les appelés sont venus jusqu’au bout, alors qu’ils auraient facile­ment pu se défil­er. Même les derniers sont venus et ils ont fait leur tra­vail jusqu’au bout : voilà quelque chose de sig­ni­fi­catif sur la jeunesse française !

Et le passage après ta carrière militaire ?

Ça s’est fait comme dans Astérix : j’étais tombé dans la mar­mite depuis longtemps ! Par hasard, je me suis trou­vé embar­qué dans la catéchèse des col­légiens à Ver­sailles. Ça m’a pas­sion­né, et donc j’ai con­tin­ué comme ça, jusqu’à ce que mon curé me dise : « Avez pen­sé au dia­conat ? » Alors, à la fois… non ! et même temps : oui, c’est bien ça que je veux faire !

Devenir diacre, c’est d’abord une « ordi­na­tion », ce qui veut dire « don­ner à… ». Les diacres sont « don­nés » à ceux auprès de qui l’évêque les envoie. C’est comme ça que je me suis retrou­vé envoyé auprès des per­son­nes pros­ti­tuées, puis plus tard, et en plus, auprès des Africaines séropos­i­tives, puis encore à l’Ehpad qui accueille les prêtres et religieuses âgés.

C’est le con­cile Vat­i­can II qui remit en vigueur le dia­conat per­ma­nent, qui avait dis­paru autour de l’an mille. Les diacres sont insti­tués pour servir la Parole, la liturgie et la char­ité… On pou­vait dif­fi­cile­ment en don­ner une déf­i­ni­tion plus vague : c’est en fait la mis­sion de toute l’Église. Mais c’est un vrai change­ment d’état : comme il y a des civils et des mil­i­taires, il y a les laïcs et le clergé ; le diacre fait par­tie du clergé.

Un diacre, qu’est-ce que c’est ?

En fait, les gens ne savent pas trop ce qu’est un diacre. Ils pensent sou­vent que c’est une espèce de super­laïc. Je le vois bien dans ma paroisse, et jusque dans ma famille ! Ils voient quelqu’un en tenue liturgique dans le chœur, sans trop savoir qui il est.

Cer­tains m’appellent « Mon Père », ce qui rav­it mon épouse, comme vous pensez ! Il y a quand même un cer­tain par­al­lèle avec l’état mil­i­taire, où on est investi d’une mis­sion en vue de com­man­der et de servir. La notion de ser­vice est essen­tielle dans les deux sit­u­a­tions. Mais la grande dif­férence, c’est que dans le dia­conat, on ne reçoit pas autorité sur les laïcs, ce qui pour­rait con­duire à une ten­ta­tion de cléri­cal­isme. Et, en réal­ité, bien des laïcs le voudraient ain­si : ils aimeraient qu’on leur dise quoi faire, com­ment se com­porter… Mais non : dans l’Évangile, Jésus ne dit jamais quoi faire, il ren­voie tou­jours les gens à leur pro­pre déci­sion, à leur responsabilité.

Dans l’Église, on ne com­mande pas : il faut accepter que ça vienne aus­si de la base. Par exem­ple, j’accompagne une équipe d’entrepreneurs et dirigeants chré­tiens (EDC). Dernière­ment, ils réfléchis­saient sur la par­tic­i­pa­tion dans l’entreprise, la fois précé­dente, c’était sur la délé­ga­tion : mais tout vient vrai­ment d’eux, je ne suis là que pour les accompagner.

Et les prostituées ?

Ma pre­mière mis­sion de diacre a été d’être envoyé auprès des per­son­nes pros­ti­tuées : le soir même de mon adieu aux armes, je fai­sais ma pre­mière maraude ! Celles dont je m’occupe sont toutes des per­son­nes étrangères, dans des sit­u­a­tions cat­a­strophiques. C’est une pop­u­la­tion très mou­vante. Elles sont presque tou­jours hébergées (il leur en coûte env­i­ron 200 euros par mois) mais on les retrou­ve de la Seine-Saint-Denis à Vin­cennes, en pas­sant par Château-Rouge.

La mis­sion est donc bien plus large que le ter­ri­toire du seul diocèse de Ver­sailles, ce qui finit par pos­er des prob­lèmes : on retrou­ve des ques­tions et des luttes de prérog­a­tives ou de ter­ri­toire, là comme ailleurs. C’est d’ailleurs la rai­son pour laque­lle j’ai quit­té le Mou­ve­ment du Nid, avec lequel j’avais d’abord tra­vail­lé en remon­tant une délé­ga­tion opéra­tionnelle sur Paris, mais qui voulait me con­fin­er à m’occuper unique­ment des Yve­lines : ce n’était tout sim­ple­ment pas pos­si­ble pour suiv­re ces per­son­nes qui sont très mou­vantes en fonc­tion des hébergements.

Du coup, j’ai créé une nou­velle asso­ci­a­tion, mais qui a capoté au bout de seule­ment deux ans : on n’a pas que des suc­cès ! J’ai échoué parce que je n’avais pas suivi le con­seil que m’avait pour­tant bien don­né Patrick Giros, le fon­da­teur de Aux cap­tifs la libéra­tion. Il m’avait dit : « Dans vos réu­nions d’association, assurez-vous que cha­cun des bénév­oles qui tra­vaille avec vous est bien à sa place, et prenez avec vous un psy­cho­logue pour vous en assur­er. » Je ne l’ai pas fait, et mal m’en a pris : pen­dant que je m’activais à de mul­ti­ples tâch­es, trou­ver des locaux, des sub­ven­tions, etc., et bien sûr tout en m’occupant des filles en même temps…, cer­tains com­plotaient ! Ils com­plotaient pour le pou­voir, pour ce genre de choses, et j’ai fini par me faire éjecter. Ils étaient quand même allés jusqu’à tru­quer des élec­tions… C’est une expéri­ence ! Cette pre­mière asso­ci­a­tion a fini par capot­er six mois après mon départ, car les filles m’ont suivi.

Et donc maintenant, c’est Tamaris ?

J’ai créé Tamaris aus­sitôt après, avec des statuts bien clairs et solides. Presque la moitié des bénév­oles m’avaient suivi, les autres étaient venus pour d’autres raisons. Je me sou­viens de cette femme ingénieur, qui avait toute sa vie suivi son mari, lui aus­si ingénieur, sans jamais exercer pro­fes­sion­nelle­ment. Je lui avais demandé de met­tre en place des cours de français. Tout sem­blait aller pour le mieux jusqu’à ce que, un jour, une de ses réflex­ions me mette la puce à l’oreille. Elle m’a dit : « Tu vois, la fille qui manque trois fois de suite, je la mets dehors ! » Autrement dit, elle avait fini par com­plète­ment per­dre de vue la final­ité : elle n’était plus au ser­vice de ces filles, son objec­tif c’était devenu « que ça marche ». Mais pour les filles qui venaient, ce n’était pas cela du tout…

Un autre bénév­ole m’a dit un jour, en colère : « Mais tu te rends compte, ces filles n’écoutent rien, et dor­ment ! Et même pen­dant l’évangélisation ! » Je lui ai répon­du : « Sais-tu bien ce qu’elles vivent ? Ces filles sont de pau­vres filles. Elles n’ont pas d’éducation. Elles se sont fait pren­dre par les réseaux de pros­ti­tu­tion, elles ont été envoyées loin de chez elles, avec l’espoir d’un monde meilleur, et elles décou­vrent un monde de mis­ère et de vio­lence où on les met de force sur le trot­toir (elles ont beau s’en défendre, au bout de deux jours, elles y sont…). Si elles dor­ment, c’est prob­a­ble­ment qu’elles ont passé la nuit dehors et là, elles cherchent peut-être tout sim­ple­ment à pass­er un moment au chaud, à avoir un déjeuner…

“Je n’imaginais pas
ce que ces personnes avaient vécu”

Qui es-tu pour dire ça ? Sais-tu ce qu’elles ont vécu ? » Autrement dit, pour venir à Tamaris, il faut être touché au cœur par la sit­u­a­tion de ces per­son­nes. Et puis, il faut les aimer aus­si, parce qu’elles n’ont con­nu que la vio­lence et le men­songe. Elles sont dans une grande soli­tude : même quand elles ont des copines, ce ne sont pas des amies. C’est juste de l’entraide dans la survie, ça ne va pas plus loin.

On arrive à aider une trentaine de filles par an à s’en sor­tir. Nous en accom­pa­gnons env­i­ron 300, dont 100 ont fini par avoir des papiers. Ce nom­bre est mon­té à 500 en 2017, mais c’était vrai­ment trop, et actuelle­ment, je dois en refuser ! Le proces­sus est long : sor­tir de cette sit­u­a­tion demande plusieurs années. Nous pro­posons des cours de français, pour leur per­me­t­tre de se débrouiller, nous les aidons à obtenir l’aide médi­cale d’État (cou­ver­ture sociale min­i­male) et nous effec­tuons beau­coup de démarch­es. Pour cela, nous sommes une trentaine de bénév­oles : enseignants, ingénieurs, un ancien directeur de la rue d’Ulm… ou un ancien préfet de région (ça aide beau­coup dans les démarch­es admin­is­tra­tives). Mon adjointe est une excel­lente juriste. C’est essen­tiel pour les aider à s’aiguiller dans leurs démarches.

Qu’en as-tu tiré comme expérience ? 

Avant d’y être con­fron­té, je n’imaginais pas ce que ces per­son­nes avaient vécu. C’est tou­jours la même his­toire. Elles vien­nent du Nigéria ; là-bas, on leur a fait miroi­ter le rêve de tra­vailler dans un salon de coif­fure à Paris ; il faut dire que, là-bas, toutes les filles savent un peu coif­fer. Alors, elles par­tent, à pied ou en camion, elles tra­versent l’Afrique du Nigéria jusqu’en Libye.

On les par­que dans des ghet­tos par nation­al­ité, où elles sont traitées sou­vent avec une grande vio­lence. On les fait pass­er en Europe sur des bateaux pneu­ma­tiques et elles arrivent ici. Dès le lende­main, quoi qu’elles dis­ent ou fassent, elles sont sur le trot­toir. Il faut savoir qu’avant leur départ, on leur a fait une céré­monie vau­doue, pour les impres­sion­ner, et au pas­sage, on leur a fait promet­tre de rem­bours­er sous peine de mort une dette de 50 000 euros. Elles ont juré, ne sachant même pas ce qu’est un euro : elles croient qu’il s’agit de nairas nigéri­ans, mais l’euro c’est 400 fois plus ! Et il y aus­si des men­aces très explicites sur la famille, pour dis­suad­er les éventuelles récalcitrantes.

Out­re la vio­lence extrême qu’elles subis­sent, elles ont à affron­ter des défis tout sim­ples : par exem­ple, au Nigéria, elles ne savent pas que les rues ont un nom. Alors, com­ment peu­vent-elles s’orienter dans Paris ? Autre chose : là-bas, on ne demande jamais son nom à une per­son­ne plus âgée que soi. Alors, ici, com­ment savoir à qui elles ont eu affaire ?

Celles qui obti­en­nent leurs papiers trou­vent en général du tra­vail assez vite. Au départ, ce sont sou­vent des emplois dont les Français ne veu­lent pas. Du tra­vail pas très qual­i­fié, évidem­ment, mais ça leur per­met de redé­mar­rer une nou­velle vie.


Retrou­vez la recen­sion du livre-témoignage d’Henri Marescaux Les pros­ti­tuées nous précè­dent. De Poly­tech­nique aux trot­toirs de Paris en page 69 de votre revue.

Commentaire

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THERY Jacques Michelrépondre
3 avril 2019 à 19 h 42 min

Tout sim­ple­ment magnifique !

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