GILLES FAUCONNIER

Gilles Fauconnier (63), des mathématiques aux espaces mentaux

Dossier : TrajectoiresMagazine N°766 Juin 2021

Décédé le 3 févri­er 2021, Gilles Fau­con­nier a con­tribué au développe­ment d’une branche de la lin­guis­tique en France puis aux États-Unis, avec la théorie des espaces mentaux.

Né le 19 août 1944, Gilles Fau­con­nier est bilingue, parce qu’il a passé son enfance en Ontario, où son père enseigne la lit­téra­ture française. Après l’X, il apprend le russe aux Langues O et fait un DEA de logique math­é­ma­tique et algèbre des caté­gories. Il marche sur les traces de Bertrand Rus­sel, dont la réflex­ion sur la logique embrasse une théorie de la con­nais­sance et une cri­tique du lan­gage ordi­naire et a l’occasion de ren­con­tr­er Roland Barthes, qui l’encourage à s’engager dans la lin­guis­tique. Depuis les années 50 règne la lin­guis­tique généra­tive de Noam Chom­sky, pos­tu­lant l’existence d’une fac­ulté de lan­gage innée ; la lin­guis­tique cog­ni­tive, née dans les années 60, insiste sur le fait que l’acquisition du lan­gage est basée sur l’usage et sur des mécan­ismes généraux d’abstraction.

L’intuition des espaces mentaux

En 1968, il part pour l’université de San Diego où se développe un départe­ment de lin­guis­tique très inno­vant, pour pré­par­er un PhD qu’il obtient en 1971, enchaîne en France avec doc­tor­at d’État en lin­guis­tique en 1976 puis, entre 1980 et 1987, est directeur d’étude à l’EHESS en logique et syn­taxe du lan­gage naturel ; il enseigne égale­ment à l’X en 1980–1981.

Assez rapi­de­ment, il prend ses dis­tances avec la lin­guis­tique généra­tive en créant la théorie des espaces men­taux, dans son livre Espaces men­taux : Aspects de la con­struc­tion du sens dans les langues naturelles (1984). La con­struc­tion du sens s’élabore avec des références appelées espaces men­taux. Un espace men­tal peut être une image comme un tableau, un lieu, un espace tem­porel, irréel (s’il fai­sait beau, je sor­ti­rais), un domaine abstrait, ou bien le con­tenu d’une propo­si­tion. Tous ces espaces peu­vent être analysés par rap­port à la per­son­ne qui par­le ou par rap­port à l’objet du dis­cours ; Gilles Fau­con­nier décrit ces espaces et leurs rela­tions dans des dia­grammes pour expli­quer l’émergence de la signification.

Cette théorie est un out­il pour les lin­guistes parce qu’elle per­met de voir com­ment les représen­ta­tions séman­tiques logiques s’articulent avec le lan­gage, d’où un essor des recherch­es en lin­guis­tique dans le monde entier.

La construction de l’intégration conceptuelle

En 1988, il repart pour San Diego comme pro­fesseur et mem­bre fon­da­teur du pre­mier départe­ment de sci­ences cog­ni­tives au monde. Il développe avec son homo­logue Mark Turn­er la notion d’intégration con­ceptuelle dans The Way We Think (2002) et dans de nom­breux autres livres et arti­cles, ce qui lui vaut une bourse Guggen­heim en 1998.

L’intégration con­ceptuelle est une opéra­tion cog­ni­tive qui joue un rôle fon­da­men­tal dans la con­struc­tion du sens dans la vie quo­ti­di­enne, mais aus­si dans les arts, les sci­ences, les tech­niques et la pen­sée religieuse ; elle met en jeu plusieurs espaces men­taux et fait appel à des fac­ultés men­tales non spé­ci­fiques du lan­gage, y com­pris l’expérience.

En 2013 à sa retraite, Gilles Fau­con­nier est nom­mé pro­fesseur émérite de la fac­ulté de San Diego ; il était par ailleurs mem­bre de la Société améri­caine de philoso­phie et mem­bre fon­da­teur de l’Association inter­na­tionale de lin­guis­tique cog­ni­tive (cognitivelinguistics.org).

Ses col­lègues et amis améri­cains le décrivent comme un homme extrême­ment chaleureux, très proche de ses étu­di­ants et à l’esprit tou­jours à l’affût.

C’était déjà le cas en 1964, nous nous rap­pelons sa remar­que lors de la con­férence sur le sys­tème moné­taire inter­na­tion­al don­née par Valéry Gis­card d’Estaing, alors min­istre des finances ; après l’exposé, Fau­con­nier avait posé une ques­tion d’une telle per­ti­nence que Gis­card d’Estaing lui répon­dit : « Vous avez trou­vé le point faible. » Bel hom­mage à l’esprit de notre camarade…

Poster un commentaire