Gershwin et quelques autres

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°532 Février 1998Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Du piano

Sans son frère Ira – qui eût fait un piètre futur­o­logue mais qui était un excel­lent paroli­er –, Georges Gersh­win n’aurait jamais écrit de chan­sons, aurait été pau­vre et incon­nu, et ne se serait pas vu com­man­der par le New York Phil­har­mon­ic, un an après la créa­tion de la Rhap­sody in Blue, un con­cer­to pour piano.

1998 mar­que le cen­te­naire de la nais­sance de Gersh­win, et Hélène Gri­maud, qui a enreg­istré le Con­cer­to en fa avec un peu d’avance avec le Bal­ti­more Sym­pho­ny dirigé par David Zin­man1, l’a cou­plé non sans humour avec le Con­cer­to en sol de Rav­el : Rav­el, à qui, comme on le sait, Gersh­win demandait con­seil, lui ayant recom­mandé, après s’être infor­mé sur ses revenus, de con­tin­uer à écrire du Gersh­win, n’hésita pas, cinq ans après le Con­cer­to en fa, à s’inspirer de Gersh­win dans son pro­pre concerto.

Hélène Gri­maud se tire avec brio de ces deux œuvres que, cela étant, tout sépare : le Con­cer­to en fa est mal­adroite­ment con­stru­it et orchestré, mais généreux et ter­ri­ble­ment séduisant avec ses thèmes chan­tants, tan­dis que le Con­cer­to en sol est une mécanique de pré­ci­sion de “ l’horloger suisse ” (comme l’appelait Stravin­sky), maître de l’orchestration, et qui ne se livre que dans l’adagio, pièce inef­fa­ble pour laque­lle il sera beau­coup par­don­né à Rav­el (dont Satie dis­ait “Mon­sieur Rav­el refuse la Légion d’honneur, mais sa musique toute entière la mérite. ”).

L’Art de la Fugue par Glenn Gould : cela restera mal­heureuse­ment un rêve, mais on peut se faire une idée de ce que cela aurait été avec des extraits2, à l’orgue d’abord (à oubli­er) puis au piano, avec, en par­ti­c­uli­er, la ver­sion la plus humaine, la plus émou­vante du Con­tre­point XIV (la dernière fugue, inachevée) qu’il nous ait été don­né d’entendre (avec la ver­sion pour orchestre d’Hermann Scherchen). À emporter avec les Vari­a­tions Gold­berg dans toute retraite ou sur une île déserte.

Musique et religion

Toute évo­ca­tion de Dieu paraît bien pâlotte après cette fugue. Mais il est des musiques dites religieuses, et Auvidis a entre­pris de rassem­bler des antholo­gies, dont deux, intéres­santes, sont con­sacrées au judaïsme et au protes­tantisme. L’intérêt du disque con­sacré au judaïsme3 réside dans la mosaïque de cul­tures qu’il par­court, sépha­rade, ashké­naze, yéménite, ouzbekhe, éthiopi­enne, etc., des prosodies des temps bibliques aux chants du XXe siè­cle. Le disque du protes­tantisme, lui, cou­vre évidem­ment une péri­ode plus courte, de Luther au gospel4, en pas­sant par Schütz, Bach, Haen­del, Honeg­ger, avec une majorité de pièces tirées d’œuvres clas­siques. Étrange­ment, ou plutôt, naturelle­ment, devrait-on dire, il y a entre ces œuvres une extra­or­di­naire unité, celle d’un pat­ri­moine musi­cal spé­ci­fique­ment protestant…

… Pat­ri­moine dont on trou­ve un élé­ment majeur dans l’Ora­to­rio de Noël de Bach, enreg­istré il y a peu par l’Académie de Musique anci­enne de Berlin5 dirigée par René Jacobs. On sait que cet ora­to­rio est, pour l’essentiel, une “ com­pi­la­tion ”, comme on dirait aujourd’hui, d’arias tirées par Bach de cer­taines de ses can­tates pro­fanes. Et pour­tant, quelle unité dans une œuvre que nous sommes plusieurs à préfér­er, par exem­ple, à La Pas­sion selon saint Matthieu ! Une fois encore, on reste pan­tois devant le mys­tère de la créa­tion chez Bach, qui, en étant presque tou­jours motivé par des buts ali­men­taires (mais quel artiste de son époque ne l’était pas), puisant sans cesse dans son pro­pre fonds, n’a fait que des œuvres géniales au sens pro­pre du terme. Enreg­istrement superbe, avec, notam­ment, Andreas Scholl, et le RIAS Kammerchor.

Schnittke et Kurt Weill

Si vous ne con­nais­sez pas Alfred Schnit­tke, les Esquiss­es, bal­let en hom­mage à Gogol, est un moyen d’accès facile et séduisant. Une sorte de musique de cirque kaléi­do­scopique, à mi-chemin entre Stravin­sky et Nino Rota, destruc­trice et icon­o­claste, “ entre le boule­vard et le cimetière ” comme dit Schnit­tke lui-même, et que l’Orchestre du Bol­choï enlève avec un brio très… français dans son style6. Picas­so aurait aimé.

Ce n’est pas loin de cer­taines œuvres de Kurt Weill, de l’époque Brecht. Quand Weill fuit le nazisme et, après une escale de quelque temps et quelques œuvres en France, arrive à New York, il jette à la mer, avec ses angoiss­es de per­sé­cuté, son génie d’Européen hyper­créatif, et il s’adapte d’emblée à Broad­way, avec Johny John­son, le pre­mier de ses “ musi­cals ” (1936), qui hésite encore entre sa manière ger­mano-rugueuse et le style sucré de Broad­way. Le Otaré Pit Band dirigé par Joël Coen, et quelques bons chanteurs, le jouent dans un enreg­istrement qui est une pre­mière mon­di­ale7, oeu­vre intéres­sante par son métis­sage (on y retrou­ve même des réminis­cences de Mahler).

À des années-lumière, les très bour­geois et sages Quatuors pour chœur et piano et Zige­uner­lieder de Brahms, pièces exquis­es et sans sur­pris­es, enreg­istrées par le même RIAS-Kam­mer­chor que l’Ora­to­rio de Noël avec Alain Planès au piano, nous offrent une vision con­forme et ras­sur­ante d’un cer­tain roman­tisme alle­mand. Vive le XIXe siè­cle, môssieur !

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1. 1 CD ERATO 0630 19571 2.
2. 1 CD SONY SMK 52 595.
3. 1 CD AUVIDIS A 6236.
4. 1 CD AUVIDIS A 6238.
5. 2 CD HARMONIA MUNDI 901630.31.
6. 1 CD HARMONIA MUNDI RUS 268 155.
7. 1 CD Era­to 0630 170870 2.

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