Gérer les ressources pour éviter les conflits

Dossier : Les eaux continentalesMagazine N°698 Octobre 2014
Par Ghislain De MARSILY

L’inexorable pénurie

Les con­flits actuels ou poten­tiels les plus préoc­cu­pants sont liés à la pénurie, au prob­lème du partage d’une ressource dev­enue insuff­isante par rap­port aux besoins, soit que ceux-ci aient aug­men­té, soit que la ressource se soit réduite.

Un exem­ple frap­pant est celui des mas­sacres des pop­u­la­tions tut­si par les Hutus au Rwan­da en 1994 (800 000 morts), attribués générale­ment à un con­flit eth­nique. Selon Jared Dia­mond (Effon­drement, 2005), c’est la crois­sance démo­graphique démesurée de ce pays, d’environ 3 % l’an, et la réduc­tion con­tin­ue des moyens disponibles per capi­ta pour pro­duire la nour­ri­t­ure qui a con­duit au massacre.

REPÈRES

Le premier conflit répertorié lié à l’eau de l’histoire de l’humanité aurait eu lieu il y a 4 500 ans en Mésopotamie, entre les cités de Lagash et Umma pour la répartition de l’eau entre des palmeraies.
En France, l’un des conflits internationaux historiques liés à l’eau un peu plus récent a eu lieu au XIXe siècle, sur le Rhône en amont de Lyon, entre la rive droite française et la rive gauche savoyarde, pour une question de répartition des crues productrices de foin. Un autre conflit lié à l’eau a eu lieu entre la France et les Pays-Bas, dans les années 1970–1980. La France exploitait à l’époque les mines de potasse d’Alsace. La couche de sel exploitée contenait du chlorure de sodium, qui était rejeté dans le Rhin. Cette augmentation de la salinité de l’eau du Rhin n’était pas du goût des Hollandais, qui l’utilisent pour leur alimentation en eau potable. Après diverses tentatives de conciliation, le conflit a pris fin en 2002 avec la fermeture des mines.
La cause la plus fréquente des conflits liés à l’eau est due non pas aux crues ou à la dégradation de la qualité, mais à l’insuffisance des ressources par rapport aux besoins. La principale utilisation de l’eau va à l’agriculture, pour produire la nourriture quotidienne. En cas de pénurie d’eau, les conflits sont en réalité des conflits d’accès à la nourriture, des conflits de la faim, des famines.

Toutes les ter­res cul­tivables étaient exploitées ; la pop­u­la­tion n’était plus en mesure de se nour­rir avec les méth­odes agri­coles util­isées. En 1985, la pro­duc­tion ali­men­taire par habi­tant, qui avait crû de 1966 à 1981, était redescen­due au niveau de 1960.

C’est la pénurie qui aurait été la cause pre­mière des mas­sacres, ce qui serait en par­tie con­fir­mé par le mas­sacre de Hutus par des Hutus, dans les zones où les Tut­sis étaient minori­taires ou absents.

Il existe bien his­torique­ment des con­flits entre les deux com­mu­nautés, mais l’hypothèse de Dia­mond est que la cause pre­mière du con­flit est la raré­fac­tion de la ressource, et qu’ensuite seule­ment le con­flit s’habille (ou est déguisé) en con­flit ethnique.

“ Un long fleuve tranquille en passe de devenir le Styx ”

Au Rwan­da, la raré­fac­tion de la ressource était la disponi­bil­ité de ter­res agri­coles, mais la même chose pour­rait se pro­duire pour l’eau, qui peut servir d’étincelle pour ranimer des con­flits ances­traux liés à l’ethnie, au nomadisme, à la religion.

Selon Peter Gle­ick (Amer­i­can Mete­o­ro­log­i­cal Soci­ety, 2014), l’actuelle guerre civile en Syrie pour­rait avoir été ini­tiée par les sécher­ess­es qui ont très dure­ment frap­pé ce pays de 2006 à 2011. Le manque d’eau a entraîné des récoltes cat­a­strophiques et une émi­gra­tion rurale venue gon­fler le chô­mage dans les villes et inciter à l’insurrection ; la con­struc­tion de grandes infra­struc­tures en amont par la Turquie aurait aus­si con­tribué à aggraver la situation.

De même, la guerre civile qui a sévi en Côte‑d’Ivoire dans les années 2002–2011 est générale­ment attribuée à un con­flit eth­nique entre Ivoiriens et immi­grés venus du Burk­i­na Faso. Mais pourquoi tant de Burk­in­abés sont-ils venus immi­gr­er en Côte‑d’Ivoire ? La raré­fac­tion des ressources au Burk­i­na, pays sahélien pau­vre en eau, du fait de la crois­sance démo­graphique, joux­tant un pays de la zone humide riche en eau et plus prospère, a cer­taine­ment joué un rôle dans les migra­tions de population.

Une sous-alimentation chronique

L’Égypte dépend des apports du Nil en amont de son ter­ri­toire.  © FOTOLIA

Ce type de con­flits dra­ma­tiques liés à la pénurie est-il sus­cep­ti­ble de se repro­duire ou même de s’amplifier ? Trois raisons inci­tent à penser que les guer­res civiles de la faim, à l’intérieur des États ou à car­ac­tère région­al, sont aujourd’hui le risque majeur.

La pre­mière rai­son est la crois­sance démo­graphique. La planète a franchi la barre des 7 mil­liards d’habitants en 2013, et devrait par­venir à près de 10 mil­liards en 2050.

Il doit être pos­si­ble de nour­rir une telle pop­u­la­tion en bilan glob­al, si l’on mobilise, là où cela est fais­able, les ter­res cul­tivables et les ressources en eau (mais aux dépens des espaces naturels et de la bio­di­ver­sité), et surtout si l’on répar­tit mieux la nour­ri­t­ure pro­duite en réduisant le gaspillage et la con­som­ma­tion de pro­duits ani­maux, qui exi­gent beau­coup d’eau.

Mais ce qui est théorique­ment pos­si­ble glob­ale­ment est loin de la réal­ité locale. Aujourd’hui même, alors qu’il n’y a pas de « crise » ali­men­taire déclarée, env­i­ron un mil­liard d’habitants de la planète souf­frent de sous-ali­men­ta­tion chronique, avec des con­séquences désas­treuses pour la san­té et pour le développe­ment physique et intel­lectuel des enfants.

Des problèmes climatiques

Une deux­ième rai­son de red­outer les guer­res civiles de la faim est liée au change­ment cli­ma­tique. Ce change­ment, là où il con­duira à une réduc­tion des ressources en eau, pour­rait engen­dr­er leur insuff­i­sance par rap­port aux besoins, si les mesures d’adaptation ne sont pas capa­bles de rééquili­br­er à temps la situation.

FAMINE ET ÉPIDÉMIES

La croissance démographique et la pauvreté en milieu rural s’accompagnent d’une croissance démesurée des grandes mégalopoles. Il existe aujourd’hui plus de vingt villes de plus de dix millions d’habitants. On en comptera plus de cinquante en 2025.
Les conditions d’hygiène (approvisionnement en eau et assainissement) dans ces grandes villes sont parfois effrayantes, les autorités hésitant souvent à construire les aménagements nécessaires, de peur de voir la croissance s’accélérer encore, ou ne disposant pas des ressources pour le faire. Ces agglomérations pourraient favoriser l’éclosion et la transmission de nouvelles maladies.

Une troisième rai­son est aus­si cli­ma­tique. Il s’est pro­duit de tout temps sur la planète des vari­a­tions à courte échelle de temps des con­di­tions cli­ma­tiques dans une région don­née ; que l’on songe par exem­ple aux sept années de vach­es mai­gres ou de vach­es grass­es de la Bible.

Le XIXe siè­cle a con­nu par exem­ple deux épisodes de sécher­esse extrême ayant con­duit à des famines, en 1876–1878 et 1896–1900, et cela simul­tané­ment en Inde, en Chine, en Éthiopie et au Brésil (Davis, 2006).

Env­i­ron 60 mil­lions de per­son­nes seraient mortes de faim pen­dant ces deux crises, soit 4 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale de l’époque.

Dans les deux cas, ces sécher­ess­es extrêmes étaient liées à des événe­ments El-Niño d’intensité excep­tion­nelle, qui se pro­duisent en moyenne deux fois par siècle.

Au XXe siè­cle, de tels épisodes excep­tion­nels se sont pro­duits dans les années 1940, et sont passés inaperçus du fait de la guerre, puis en 1998, et n’ont frap­pé que la Chine et l’Indonésie, mais ces pays ont pu importer mas­sive­ment des céréales étrangères et éviter la famine.

“ Le XIXe siècle a connu deux épisodes de sécheresse extrême ”

Il est à crain­dre que des crises de la faim d’ampleur excep­tion­nelle liées à de telles fluc­tu­a­tions cli­ma­tiques ne se pro­duisent dans un avenir pas si loin­tain, avec des con­séquences meurtrières.

L’Éthiopie, L’Égypte et le Soudan

Un exem­ple des con­flits poten­tiels entre États est celui de l’Égypte avec l’Éthiopie. L’Égypte dépend, pour ses ressources en eau, des apports de l’amont du bassin ver­sant du Nil, extérieur à l’Égypte, dont 86 % vien­nent du Nil bleu prenant sa source dans les hauts plateaux éthiopiens.

APAISER LES CONFLITS

D’autres conflits potentiels entre États ont été réglés par la négociation. Un exemple est la gestion des fleuves descendants de l’Himalaya, entre l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Ces fleuves, l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre, traversent plusieurs pays et, pour l’Indus, l’Inde et le Pakistan. Il existe une commission conjointe de gestion des eaux de l’Indus, établie par un traité entre l’Inde et le Pakistan de 1960, qui a décidé chaque année, avec l’aide et un rôle de médiation de la Banque mondiale, des règles de métrologie (acquisition des données) et de fonctionnement des ouvrages.
Même au plus fort des crises entre les deux pays, cette commission s’est toujours réunie et a réussi chaque année à parvenir à un accord. L’eau est si importante pour toutes les parties prenantes que la négociation entre États a toujours été préférée à la guerre, au moins jusqu’ici, et on peut même dire que l’eau a pu être un élément favorable au rapprochement des États, par les négociations qu’impose sa gestion commune.

Grâce au bar­rage d’Assouan, cette eau est stock­ée dans le lac Nass­er achevé en 1964, dans la basse plaine du Nil. Depuis cet amé­nage­ment, la pop­u­la­tion égyp­ti­enne est passée, de 1960 à 2013, de 26 à 85 mil­lions d’habitants ; on en prévoit 126 mil­lions en 2050.

Dans le même temps, l’Éthiopie est passée de 19 à 90 mil­lions d’habitants ; on en prévoit 178 mil­lions en 2050 ; ces deux pays ont donc besoin de plus en plus d’eau pour se nourrir.

Depuis des décen­nies, l’Égypte a fait savoir à l’Éthiopie que toute con­struc­tion de retenues qui viendraient à réduire l’alimentation du lac Nass­er serait une déc­la­ra­tion de guerre, et que l’Égypte utilis­erait tous les moyens pour l’empêcher ; elle refuse en effet de revenir sur ce qu’elle con­sid­ère comme ses « droits acquis » résul­tant de deux traités de 1929 et 1959, étab­lis sous pro­tec­torat anglais, allouant à l’Égypte 55,5 km³/ an des eaux du Nil, 18,5 au Soudan, et aucune allo­ca­tion offi­cielle aux autres pays de la région, en par­ti­c­uli­er l’Éthiopie.

Ces traités don­nent aus­si à l’Égypte un droit de véto sur la con­struc­tion de tout bar­rage en amont. L’Égypte et le Soudan utilisent totale­ment l’eau de leur allo­ca­tion. La sit­u­a­tion est donc bloquée.

“ La négociation est toujours préférable à la guerre ”

Des négo­ci­a­tions, à l’initiative des Nations Unies, ont débuté en 1992 mais ont fini par échouer en 2007 ; en 2010, un accord-cadre de coopéra­tion n’a pu été signé qu’entre cinq des pays en amont du bassin, avec une vio­lente oppo­si­tion de l’Égypte et du Soudan.

En 2011, prof­i­tant des change­ments poli­tiques en Égypte, l’Éthiopie a décidé de con­stru­ire un bar­rage dit « Renais­sance » à 40 km de la fron­tière avec le Soudan, à but prin­ci­pale­ment hydro-élec­trique, qui doit être achevé en 2017. On peut espér­er qu’un accord inter­na­tion­al soit finale­ment trou­vé, avec des garanties d’approvisionnement en eau pour l’Égypte et le Soudan, et de partage de l’électricité produite.

L’alternative mil­i­taire, évo­quée par l’ex-président Mor­si, pour­rait être un bom­barde­ment du bar­rage par l’aviation égyp­ti­enne, avant qu’il ne soit mis en eau, car une fois plein sa vidan­ge rapi­de créerait de gros dégâts en aval.

Le rem­plis­sage du bar­rage réduira néces­saire­ment l’alimentation du lac Nass­er pen­dant quelques années. Ce scé­nario cat­a­stro­phe se pro­duira- t‑il ?

L’Indus entre l’Inde et le Pakistan.
L’Indus est géré par une com­mis­sion con­jointe entre l’Inde et le Pak­istan. © FOTOLIA

Multiplier les accords

Les risques de con­flits liés à l’eau ont donc trois caus­es principales.

Troupeau en Afrique
Il faut une grande quan­tité d’eau pour pro­duire un kilo de bœuf.
© ISTOCK

L’accès insuff­isant à l’eau
Des con­flits sont prob­a­bles si se pose la ques­tion d’accès à l’eau en quan­tité suff­isante ou de qual­ité suff­isante. L’allocation de l’eau entre dif­férents usages ou usagers (par exem­ple agri­cul­ture ou besoins urbains) peut être forte­ment con­testée. Une eau de qual­ité dégradée dan­gereuse pour la san­té peut engen­dr­er des con­flits violents.

La perte des moyens de subsistance
L’eau est un élé­ment prin­ci­pal pour la nour­ri­t­ure. Si la sub­sis­tance n’est plus pos­si­ble, les habi­tants sont for­cés de quit­ter leur terre et de chercher du tra­vail en ville. Les migra­tions, engen­drées par les sécher­ess­es, les crues, la con­struc­tion de bar­rages, les acci­dents de pol­lu­tion, la mon­tée du niveau de la mer, etc., peu­vent créer des ten­sions entre les rési­dents autochtones et les migrants. La pau­vreté est un dénom­i­na­teur com­mun de la grande majorité des guer­res civiles qui se sont pro­duites en Afrique, Asie du Sud et Amérique latine pen­dant la dernière décennie.

La ges­tion des conflits
Ce n’est pas tou­jours le manque d’eau qui con­duit au con­flit, mais par­fois la façon inadéquate avec laque­lle la ressource est gérée. Il faut plaider pour que se mul­ti­plient les accords et traités de coopéra­tion entre pays appar­tenant à un même bassin ou riverains d’un même fleuve. À l’initiative de l’Unesco, une con­ven­tion générale pour la ges­tion des bassins inter­na­tionaux a été établie en 1997, mais n’est pas encore rat­i­fiée par un nom­bre suff­isant de pays pour faire force de loi.

REMERCIEMENTS

L’auteur remer­cie Hen­ri Leri­don (Ined), François-Régis Vuillemin et Guil­laume De Smedt (La Jaune et la Rouge), Daniel Zim­mer (UE – KIC Cli­mat) pour leur relec­ture et leurs con­seils pour l’élaboration de ce texte, ain­si que le pro­fesseur Aaron Wolf (Ore­gon State Uni­ver­si­ty) pour l’accès à la base de don­nées inter­na­tionales sur les con­flits liés à l’eau qu’il a constituée.

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