Les nuages de prix dans une société

Gérer les prix : l’opportunité oubliée ?

Dossier : Entreprise et ManagementMagazine N°588 Octobre 2003
Par George STALK
Par Sylvain DURANTON (88)

Sylvain Duranton : Pourquoi pensez-vous que la gestion des prix est un mécanisme aujourd’hui sous-employé par les entreprises ?

Sylvain Duranton : Pourquoi pensez-vous que la gestion des prix est un mécanisme aujourd’hui sous-employé par les entreprises ?

George Stalk : La ges­tion des prix est un out­il de créa­tion de valeur extrême­ment effi­cace. Une aug­men­ta­tion effec­tive des prix de 1 % peut avoir un impact qua­tre fois plus impor­tant sur les béné­fices qu’une réduc­tion de 1 % des coûts fix­es. Par ailleurs, en tant qu’outil de pilotage dynamique, la ges­tion des prix peut per­me­t­tre de con­stru­ire un avan­tage concurrentiel.

La maîtrise des prix de vente fait sou­vent fig­ure de par­ent pau­vre par rap­port à la réduc­tion des coûts. Nom­bre d’en­tre­pris­es gèrent les prix à court terme et en ordre dis­per­sé — elles sont donc loin d’ex­ploiter tout le poten­tiel de ce gise­ment de valeur.

Au quo­ti­di­en, de nom­breuses per­son­nes touchent aux prix, mais per­son­ne n’en assume la respon­s­abil­ité. Les déci­sions, l’ex­per­tise et l’in­for­ma­tion sont éparpil­lées entre les divers­es implan­ta­tions géo­graphiques, entités indus­trielles et fonc­tion­nelles. Rares sont les entre­pris­es où les prix sont pilotés à un niveau suff­isant de l’organisation.

La plu­part du temps, de nom­breuses fonc­tions — les direc­tions mar­ket­ing, com­mer­ciale, finan­cière, de l’ex­ploita­tion, de la logis­tique et du ser­vice clients, pour n’en citer que quelques-unes, pren­nent des déci­sions indépen­dantes (et sou­vent con­tra­dic­toires) dont le cumul peut aboutir à saper les objec­tifs d’ensem­ble de l’entreprise.

Trop sou­vent, il n’ex­iste dans l’en­tre­prise ni indi­ca­teurs pré­cis ni proces­sus per­me­t­tant d’i­den­ti­fi­er et de suiv­re les oppor­tu­nités, les men­aces et la per­for­mance en matière de prix. Il s’avère alors dif­fi­cile de quan­ti­fi­er l’im­pact réel des déci­sions pris­es dans ce domaine. Les dirigeants n’ont sou­vent d’autre choix que de se fonder sur une infor­ma­tion incom­plète ou inex­acte. Autre prob­lème fréquent, les sys­tèmes de rémunéra­tion de la force de vente cor­re­spon­dent à des objec­tifs sans rap­port avec la stratégie glob­ale des prix.

Une ges­tion active des prix est source de gains poten­tiels trop impor­tants pour que l’on puisse se per­me­t­tre de les nég­liger. Quand les entre­pris­es con­cen­trent leurs efforts sur une stratégie cohérente en ce domaine, quand elles parvi­en­nent à ce que leurs divers­es entités har­monisent leur approche, elles obti­en­nent en général une amélio­ra­tion rapi­de de leurs résul­tats, en quelques semaines ou quelques mois.

Comment se traduit cette “mauvaise” gestion des prix ?

George Stalk : Faute de s’or­gan­is­er pour gér­er leurs prix de façon cohérente, les entre­pris­es gaspillent inévitable­ment des oppor­tu­nités et anticipent mal les men­aces con­cur­ren­tielles. Cause com­mune de tous ces maux : une struc­ture des prix “en nuage”. Ce désor­dre appa­raît dans de nom­breuses entre­pris­es où les prob­lèmes organ­i­sa­tion­nels finis­sent par creuser un gouf­fre entre la mise en œuvre de la poli­tique de prix et la stratégie.

La fig­ure 1 illus­tre ce phénomène de prix “en nuage”. La banque du pre­mier dia­gramme avait élaboré un mod­èle sophis­tiqué per­me­t­tant de fix­er ses tar­ifs en ten­ant compte d’un cer­tain nom­bre de fac­teurs impor­tants, tels que la solv­abil­ité du client et les coûts de trans­ac­tion. Si le même tarif avait été appliqué à tous les clients (représen­tés par des bulles) ils se seraient tous retrou­vés sur la bis­sec­trice. En fait, les com­mer­ci­aux n’ap­pli­quaient pas stricte­ment ce tarif ; ils avaient pris la mau­vaise habi­tude d’of­frir au coup par coup des con­di­tions plus favor­ables, si bien que le prix effec­tif payé par de nom­breux clients se situ­ait en dessous de la ligne.

Mais le plus inquié­tant, c’est qu’une foule de petits clients, représen­tant un risque plus élevé, se voy­aient offrir des crédits à un taux inférieur à la norme. Et cette sous-tar­i­fi­ca­tion était chronique.

Le sec­ond dia­gramme de la fig­ure 1 illus­tre le cas d’un fab­ri­cant de four­ni­tures de bureau dont la stratégie de prix, établie de longue date, con­sis­tait à récom­penser ses grands comptes en leur offrant de meilleurs prix sous forme de ris­tournes plus élevées. Si cette poli­tique avait été appliquée, la répar­ti­tion des points (dont cha­cun représente un client) aurait été mar­quée par une aug­men­ta­tion régulière du taux des ris­tournes accordées à mesure que l’on pas­sait, de gauche à droite, des petits clients aux grands comptes.

Mais, comme le mon­tre l’ab­sence de toute ten­dance dis­cern­able, il y avait très peu de liens (voire aucun) entre les réduc­tions accordées et le vol­ume des achats réal­isés par le client. Nom­bre de petits clients béné­fi­ci­aient en réal­ité de ris­tournes beau­coup plus impor­tantes que les grands comptes. Dans cer­tains cas, il était peut-être jus­ti­fié de s’éloign­er autant de la stratégie, mais ce nuage aux con­tours flous mon­trait claire­ment que la ges­tion des prix ne fai­sait pas fig­ure de pri­or­ité dans la société et que nul ne se sou­ci­ait de mesur­er les écarts.

Comment en arrive-t-on à de telles situations ?

George Stalk : Dans la plu­part des cas, le frac­tion­nement du proces­sus de fix­a­tion des prix, éclaté entre les divers­es fonc­tions de l’en­tre­prise, en est la cause. En général, le mar­ket­ing établit les prix des pro­duits et ser­vices ain­si que la ligne générale des actions pro­mo­tion­nelles. Après quoi la direc­tion com­mer­ciale fixe les prix ; elle peut par exem­ple offrir des inci­ta­tions spé­ci­fiques à tel ou tel dis­trib­u­teur, cir­cuit de com­mer­cial­i­sa­tion ou client ; elle peut aus­si faire preuve de plus ou moins de rigid­ité ou de sou­p­lesse dans l’ap­pli­ca­tion des accords con­tractuels ; enfin, elle peut accorder de nou­veaux rabais afin de s’align­er sur les offres des concurrents.

Nom­bre d’autres déci­sions sont déter­minées par la direc­tion finan­cière ou d’ex­ploita­tion. Par exem­ple, la direc­tion finan­cière définit les con­di­tions de paiement ou pro­pose des mod­èles de finance­ment. La direc­tion de l’ex­ploita­tion décide du seuil min­i­mum des com­man­des et des frais de port imputés au client. Dernier mail­lon de la chaîne, le ser­vice clients a la dif­fi­cile respon­s­abil­ité d’ap­pli­quer — ou non — les poli­tiques de prix de l’en­tre­prise ; il lui appar­tient aus­si de résoudre les prob­lèmes de qual­ité et de répon­dre aux con­tes­ta­tions sur les prix ou les quan­tités fig­u­rant sur les factures.

Quand toutes les fonc­tions ont touché la ques­tion du prix, le prix réel s’éloigne du tarif orig­i­nal ou du prix net que l’en­tre­prise souhaitait obtenir du pro­duit ou ser­vice ven­du. La plu­part des entre­pris­es ne pos­sè­dent pas d’indi­ca­teur leur per­me­t­tant de mesur­er ces déra­pages, pas plus qu’elles ne pos­sè­dent les sys­tèmes et les proces­sus qui leur per­me­t­traient d’im­pos­er la dis­ci­pline indis­pens­able pour y porter un coup d’ar­rêt. Dans le cas du fab­ri­cant de four­ni­tures de bureau de la fig­ure 2, le déra­page des prix coû­tait à l’en­tre­prise plus de 40 mil­lions de dol­lars par an en manque à gag­n­er et en marge, ce qui représen­tait env­i­ron 4 % de son chiffre d’affaires.

Ce type de pra­tiques à court terme entraîne inévitable­ment une éro­sion des prix effec­tive­ment appliqués et de la rentabil­ité. En out­re, les entre­pris­es ne mesurent pas l’in­ci­dence de telle ou telle déci­sion de prix sur le vol­ume des ventes, la rentabil­ité des clients et leur posi­tion concurrentielle.

Faute d’avoir une vision claire de l’ar­bi­trage fon­da­men­tal prix-vol­ume-béné­fice, leurs dirigeants dévelop­pent des straté­gies inadéquates et fix­ent leurs prix à un niveau trop élevé ou trop bas. En con­clu­sion, ils man­quent des oppor­tu­nités d’ac­croître leurs parts de marché et leurs résul­tats. Mais il y a plus grave : ils risquent de provo­quer des cat­a­stro­phes sur le marché en émet­tant involon­taire­ment des sig­naux que capteront leurs concurrents.

Comment les entreprises doivent-elles s’organiser pour mieux utiliser le levier prix ?

George Stalk : Toute stratégie de prix devrait vis­er à con­cevoir des mécan­ismes et à établir des niveaux de prix sus­cep­ti­bles de max­imiser le chiffre d’af­faires et les parts de marché, d’op­ti­miser les résul­tats et de pro­cur­er à l’en­tre­prise un avan­tage con­cur­ren­tiel durable. Les entre­pris­es qui con­sid­èrent la ges­tion des prix comme une dis­ci­pline à part entière s’or­gan­isent pour définir, mesur­er, met­tre en œuvre leur stratégie en la matière. Cela sem­ble peut-être élé­men­taire, pour­tant, rares sont les entre­pris­es qui le font. Quand c’est le cas, leur démarche se porte en général sur qua­tre domaines clés.

1) Structures et responsabilités

À quelques très rares excep­tions près, c’est à la direc­tion qu’in­combent l’élab­o­ra­tion et la mise en œuvre de la stratégie en matière de prix. Les entre­pris­es les mieux gérées con­fient ces tâch­es à un comité des prix com­posé, en général, de mem­bres du Comité exécutif.

La responsabilité des ristournes est souvent émiettéeCe groupe est chargé d’établir la stratégie de prix au plus haut niveau ; de suiv­re atten­tive­ment les change­ments impor­tants sur­venant sur les marchés (par exem­ple le coût des com­posants de leurs pro­pres pro­duits ou les change­ments de stratégie des con­cur­rents en matière de prix) ; d’as­sign­er des rôles et des respon­s­abil­ités clairs à tous les man­agers con­cernés ; d’ar­bi­tr­er les prob­lèmes de prix opposant divers­es direc­tions, fonc­tions ou implan­ta­tions géo­graphiques et enfin de véri­fi­er au quo­ti­di­en quels prix sont effec­tive­ment pra­tiqués et quel en est l’im­pact sur l’ensem­ble de l’en­tre­prise. Cha­cun doit savoir pré­cisé­ment qui est respon­s­able de quoi, de l’étab­lisse­ment du tarif à celui du prix net.

En out­re, ce comité super­vise sou­vent le tra­vail d’un groupe d’ex­perts qui coor­don­nent au quo­ti­di­en les déci­sions de prix des divers ser­vices de l’en­tre­prise, tes­tent et éval­u­ent l’im­pact des nou­velles straté­gies avant leur mise en appli­ca­tion, influ­en­cent (et par­fois pren­nent eux-mêmes) les déci­sions de rabais au béné­fice des grands comptes ou lors des com­man­des impor­tantes et suiv­ent l’évo­lu­tion des prix réelle­ment pratiqués.

Dans le secteur ban­caire, c’est par­fois la direc­tion du risque qui joue ce rôle ; les com­pag­nies aéri­ennes et les groupes hôte­liers font planch­er leurs spé­cial­istes sur le “yield man­age­ment”, cer­tains con­struc­teurs auto­mo­biles en font autant, mais dans ce secteur on par­le plutôt de “rev­enue man­age­ment”. Ces équipes spé­cial­isées peu­vent créer énor­mé­ment de valeur : elles s’ap­puient sur une con­nais­sance des ten­dances du marché en matière de prix et des déci­sions pris­es au jour le jour par la con­cur­rence, et elles ont les com­pé­tences tech­niques qui leur per­me­t­tent d’op­ti­miser réelle­ment les prix pratiqués.

2) Politiques et processus

Les entre­pris­es les plus per­for­mantes en matière de ges­tion des prix dévelop­pent égale­ment des poli­tiques et des proces­sus solides, ce qui leur per­met de gér­er à la fois les événe­ments à long terme (par exem­ple la fix­a­tion du prix des nou­veaux pro­duits et les change­ments saison­niers inter­venant dans les tar­ifs) et les déci­sions au jour le jour con­cer­nant les réduc­tions (par exem­ple les con­trats négo­ciés et les rabais accordés ponctuelle­ment pour réa­gir aux offres de la con­cur­rence). Elles pré­cisent claire­ment qui est habil­ité à accorder des réduc­tions et à quel niveau ; elles déter­mi­nent égale­ment les infor­ma­tions qu’il faut avoir col­lec­tées en amont, les analy­ses à con­duire pour en éval­uer l’im­pact sur les clients, les con­cur­rents et le chiffre d’affaires.

Non seule­ment elles s’im­posent un proces­sus dis­ci­pliné de prise de déci­sion, mais elles gèrent égale­ment avec soin la façon dont ces déci­sions sont com­mu­niquées à la force de vente, aux clients et indi­recte­ment aux con­cur­rents sur le marché. Elles appliquent égale­ment des proces­sus d’au­dit rigoureux afin de mesur­er l’exé­cu­tion et les résul­tats de toutes les mod­i­fi­ca­tions de prix, pro­mo­tions, inci­ta­tions et pro­grammes. Cette capac­ité à isol­er et à quan­ti­fi­er l’im­pact des déci­sions de prix crée un retour itératif des infor­ma­tions qui per­met à ces entre­pris­es d’amélior­er régulière­ment leurs décisions.

3) Donner à la force de vente des objectifs cohérents avec la stratégie en matière de prix

Il est essen­tiel que les inci­ta­tions don­nées à la force de vente ail­lent dans le même sens que les objec­tifs de la poli­tique de prix. Il s’ag­it d’éviter le piège où tombent tant d’en­tre­pris­es dont les pra­tiques tra­di­tion­nelles — par exem­ple des objec­tifs posés sim­ple­ment en ter­mes de vol­ume ou de chiffre d’af­faires brut — poussent en réal­ité à l’éro­sion ou au déra­page des prix. La force de vente se trou­ve ain­si sou­vent poussée à baiss­er les prix pour faire du vol­ume et même si, indi­vidu­elle­ment, les com­mer­ci­aux ou les régions atteignent leur objec­tif et touchent leur prime, les marges fondent, la rentabil­ité décline, l’éro­sion des prix s’in­stalle et risque d’être con­tagieuse. Sans compter qu’il s’avère sou­vent très dif­fi­cile de faire marche arrière.

En revanche, les entre­pris­es qui excel­lent dans la maîtrise des prix gèrent les objec­tifs pro­posés à la force de vente, ain­si que leurs indi­ca­teurs clés, en met­tant l’ac­cent sur la con­tri­bu­tion apportée à la marge et sur le respect des prix. Elles suiv­ent la per­for­mance de chaque com­mer­cial, ce qui leur per­met d’i­den­ti­fi­er très rapi­de­ment les meilleures pra­tiques et de les dif­fuser à l’ensem­ble de l’en­tre­prise, d’élim­in­er les com­porte­ments de francs-tireurs et de faire en sorte que la poli­tique de prix soit réelle­ment appliquée.

4) Plates-formes informatisées et autres outils de gestion des prix

Il est impor­tant de reli­er tous ces élé­ments et d’in­té­gr­er les mécan­ismes de ges­tion des prix au sein des prin­ci­pales fonc­tions de l’en­tre­prise. De nom­breuses grandes sociétés se sont dotées d’outils inté­grés de ges­tion des prix plus ou moins com­plex­es. Ces out­ils per­me­t­tent de gér­er plus effi­cace­ment les tar­ifs, les rabais con­sen­tis, les objec­tifs des forces de vente, les retours et les réclamations.

Autre avan­tage tout aus­si impor­tant, ils per­me­t­tent d’in­sti­tu­tion­nalis­er un arse­nal stan­dard­isé et très vis­i­ble d’indi­ca­teurs de la per­for­mance en matière de prix.

Sou­vent, les out­ils con­tribuent aus­si à faire respecter la stratégie et les proces­sus. Ils peu­vent égale­ment aider à mesur­er l’élas­tic­ité des prix et per­me­t­tent d’op­ti­miser les négo­ci­a­tions com­mer­ciales. Enfin, si les out­ils de maîtrise des prix sont effi­caces, ils délivrent l’in­for­ma­tion indis­pens­able à ceux qui en ont besoin au moment pré­cis où ils en ont besoin, de sorte qu’ils pren­nent leurs déci­sions avec un max­i­mum de précision.

En conclusion, quelles questions les entreprises doivent-elles se poser aujourd’hui pour déterminer si elles ont ou non un problème de prix ?

George Stalk : Qui assume la respon­s­abil­ité des prix dans votre entre­prise ? Les per­son­nes con­cernées en maîtrisent-elles le proces­sus ? Mesurez-vous rigoureuse­ment les résul­tats de votre stratégie de prix ? L’op­ti­misez-vous ? Avez-vous le sen­ti­ment que des déra­pages se pro­duisent ? Où ? Com­bi­en vous font-ils per­dre ? Quelle est la sur­face de votre “nuage de prix” ? En con­nais­sez-vous les caus­es ? Ces quelques ques­tions per­me­t­tent de pos­er le diag­nos­tic et peu­vent aider les dirigeants à déter­min­er s’ils ont, oui ou non, un prob­lème de prix.

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