Gérard MÉGIE (65), 1er juin 1946 — 5 juin 2004

Dossier : ExpressionsMagazine N°597 Septembre 2004Par : Jacques BLAMONT de l'Académie des sciences

Il y a presque trente-sept ans, en octo­bre 1967, que ce char­mant jeune homme, juste sor­ti de l’École poly­tech­nique, est venu me deman­der une place de chercheur au Ser­vice d’aéronomie du CNRS que je dirigeais, et qui était alors le plus impor­tant lab­o­ra­toire français de recherch­es spatiales.

L’idée avait ger­mé huit ans aupar­a­vant, lors de dis­cus­sions que j’avais eues avec Tom Don­ahue, d’utiliser un jour le laser nou­velle­ment inven­té pour explor­er l’atmosphère jusqu’à des alti­tudes de 100 km, comme une fusée-sonde, mais en per­ma­nence. L’apparition vers 1965 du laser à col­orant allait fournir enfin le moyen de réalis­er l’idée, et j’en con­fi­ai la respon­s­abil­ité au nou­v­el arrivant.

Par­ti d’un objet de lab­o­ra­toire qua­si inex­is­tant, en ges­ta­tion au lab­o­ra­toire de l’École poly­tech­nique, Gérard parvint à tra­vers le voy­age ini­ti­a­tique d’une thèse mag­nifique soutenue neuf ans plus tard, à la mise en place et à l’exploitation d’un sys­tème de mesure opéra­tionnel désor­mais appelé Lidar, qu’il devait éten­dre dans les années ultérieures à l’observation de nom­breux con­sti­tu­ants atmo­sphériques, les métaux, l’ozone, les molécules H2O et SO2, les aérosols et les nuages, par­venant ain­si à élu­cider de nom­breux mécan­ismes physic­ochim­iques incom­pris avant ses travaux.

Bien­tôt Gérard prend de l’ampleur et devient chef d’école dans le domaine de l’environnement glob­al. Il s’intéresse à toutes les régions atmo­sphériques, des alti­tudes les plus bass­es aux plus élevées. Dans les années où il a atteint la matu­rité sci­en­tifique, de nom­breux spé­cial­istes de l’atmosphère ter­restre, au pre­mier rang desquels on doit le plac­er, ont mis en évi­dence l’importance des cou­plages entre fac­teurs de nature diverse : les mou­ve­ments comme les vents, les marées ou les ondes, les réac­tions chim­iques entre molécules, atom­es, rad­i­caux ou agré­gats, enfin l’interaction du ray­on­nement lumineux, infrarouge ou ultra­vi­o­let avec les dif­férents con­sti­tu­ants. La pho­tochimie de l’atmosphère ter­restre est très com­pliquée. À tra­vers ces cou­plages inter­vi­en­nent un grand nom­bre de com­posés présents en quan­tité infime qu’il faut savoir détecter et suiv­re. L’étude en exige un grand nom­bre de chercheurs, un grand nom­bre de mesures divers­es, un grand nom­bre de plate­formes d’observation, sta­tions au sol, avions, bal­lons et satel­lites. Dans la plu­part des domaines, les méth­odes instru­men­tales dévelop­pées par Gérard, soutenues par un effort théorique con­stant, étaient bien adap­tées aux problèmes.

L’essentiel de ses travaux a été con­duit au sein d’une équipe qu’il a créée et con­tin­uelle­ment ani­mée. Cette maîtrise du car­ac­tère col­lec­tif de la recherche mod­erne s’est traduite chez lui par son accep­ta­tion de respon­s­abil­ités de direc­tion, d’abord celle du Ser­vice d’aéronomie, notre lab­o­ra­toire, dont il a été sous-directeur sous Pierre Bauer, puis directeur en col­lab­o­ra­tion avec notre ami le très regret­té Claude Sidi. Gérard ne s’en est pas tenu là, il a eu l’habileté de con­duire à bon port un ancien pro­jet, la fédéra­tion de sept lab­o­ra­toires fran­ciliens spé­cial­isés dans les sci­ences de l’environnement glob­al, atmo­sphériques et océaniques, dev­enue une réal­ité en 1992 sous sa direc­tion, avec le nom d’Institut Pierre Simon Laplace. Et il faut soulign­er que Gérard s’est cepen­dant tou­jours con­sid­éré comme un enseignant, dirigeant des dizaines de thès­es et pro­fesseur à l’Université Pierre et Marie Curie. C’est à ce dou­ble titre qu’il a accep­té en 2000 la charge de présider le CNRS.

Au prob­lème posé par la com­préhen­sion du fonc­tion­nement naturel de notre atmo­sphère s’en est adjoint un autre à par­tir des années 1970, celui des per­tur­ba­tions causées par l’homme à ce fonc­tion­nement naturel. Il a fal­lu une quin­zaine d’années pour que la com­mu­nauté sci­en­tifique, puis le pub­lic, pren­nent con­science du sérieux de cette ques­tion. La décou­verte en 1985 du trou d’ozone stratosphérique dans l’Antarctique par des sci­en­tifiques bri­tan­niques a représen­té une étape déci­sive de cette évo­lu­tion. Gérard s’est trou­vé au pre­mier rang des com­bat­tants, puisque, dès 1987, il a ini­tié avec plusieurs col­lègues européens le pro­gramme de recherch­es sur l’ozone stratosphérique, adop­té aus­sitôt par la Com­mis­sion européenne, grâce auquel ont été organ­isées des cam­pagnes coopéra­tives de mesures d’importance cruciale.

La con­tri­bu­tion per­son­nelle de Gérard a reposé entre autres sur la créa­tion d’une sta­tion Lidar à Dumont d’Urville, ain­si qu’un Lidar aéro­porté dans l’Arctique. Prési­dent de la Com­mis­sion inter­na­tionale de l’ozone de 1988 à 1996, puis, à par­tir de 1997, coprési­dent du comité sci­en­tifique mis en place pour sur­veiller l’exécution du Pro­to­cole de Mon­tréal (qui con­trôle l’emploi des pro­duits chim­iques destruc­teurs d’ozone), il est devenu un des lead­ers mon­di­aux dans l’effort entre­pris pour préserv­er l’intégrité de la couche d’ozone stratosphérique.

Alors que le pub­lic ressent une inquié­tude légitime devant une évo­lu­tion de l’environnement glob­al que les chercheurs com­pé­tents lui annon­cent avec les pré­cau­tions inhérentes à la démarche sci­en­tifique dans un domaine incer­tain, il est à crain­dre que la dés­in­for­ma­tion ou les peurs irra­tionnelles n’emportent l’opinion tan­tôt vers une extrême cré­dulité, tan­tôt vers un scep­ti­cisme généralisé.

L’action et la parole de sci­en­tifiques indis­cutés sont néces­saires tant pour ras­sur­er que pour pro­pos­er une ligne d’action raisonnable aux gou­verne­ments. Avec l’autorité que lui don­naient les travaux sci­en­tifiques de pre­mier ordre qu’il con­tin­u­ait à men­er, Gérard est sor­ti de la tour d’ivoire où s’enferment trop de spé­cial­istes pour rem­plir avec mod­éra­tion et courage la tâche de la vigie qui sig­nale l’approche du danger.

Par sa par­tic­i­pa­tion à la rédac­tion de rap­ports, la pub­li­ca­tion de ses livres, son ani­ma­tion d’organisations intéressées par les prob­lèmes de société, sa présence dans les comités inter­na­tionaux, son appar­te­nance aux struc­tures de déci­sion, il a quit­té le dis­posi­tif d’alerte pour s’engager dans l’action avec détermination.

Sa rigueur, son refus des con­ces­sions sur les principes et sur les faits expéri­men­taux étab­lis, sa lucid­ité et son réal­isme dans l’appréciation des sit­u­a­tions indé­cis­es lui ont sou­vent don­né un poids déter­mi­nant dans la déf­i­ni­tion des pri­or­ités à don­ner à la recherche. Il a ain­si illus­tré aux plus hauts niveaux, nation­al et inter­na­tion­al, le rôle irrem­plaçable de garant de l’honnêteté intel­lectuelle que le savant peut et doit jouer dans la cité.

Nous pleu­rons aujourd’hui la dis­pari­tion d’un grand bon­homme, d’un grand homme, d’un homme. Et moi, celle d’un fils.

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