Albert PLENT (39) 1919–2000

Dossier : ExpressionsMagazine N°563 Mars 2001Par : Albert HERRENG (36), Silvère SEURAT (37) et Gérard de LIGNY (43)

C’est entouré de l’af­fec­tion de sa femme, de ses enfants, de ses petits-enfants, qu’Al­bert Plent s’est éteint le 24 octo­bre dernier à Bon­son dans les Alpes-Mar­itimes. À ses obsèques se pres­sait une foule dense d’amis, de voisins, et d’élus des com­munes envi­ron­nantes. Le maire du vil­lage, Jean-Marie Audoli, com­mença son dis­cours par qua­tre mots qui résumaient l’essen­tiel : ” un homme d’ex­cep­tion nous a quittés “.

Qui était donc ce cama­rade ain­si regret­té de tous ?

Albert Plent est né en 1919 dans une famille d’a­gricul­teurs des Alpes- Maritimes.

Reçu à l’X en 1939, il fait ses études à Lyon en 1940–1942. Pour la plu­part de ses cama­rades il sem­ble effacé, alors qu’il est sim­ple­ment dis­cret. Ses intimes ont perçu, sous une cara­pace de ” bon sauvage “, une per­son­nal­ité ardente et généreuse, pétil­lante d’idées sur les thèmes les plus variés.

Quoique peu porté sur un rythme intense de tra­vail, il sort 14e de sa demi-pro­mo­tion (la pro­mo 39 a été frac­tion­née), et il est admis dans le GM dont l’é­cole est alors implan­tée à Toulon.

Après une pre­mière année trop théorique à son gré, il passe à Paris une deux­ième année plus active, où il man­i­feste, aux yeux des cama­rades avec qui il fait popote, une fer­veur mys­tique qui resur­gi­ra trente ans plus tard dans sa retraite montagnarde.

Sa prise de fonc­tion à Toulon libère sa capac­ité d’in­no­va­teur et de réal­isa­teur, avec une voca­tion dom­i­nante : le développe­ment des hommes. Sur sa demande, il est chargé, avant même d’être affec­té au Départe­ment des tor­pilles, de la direc­tion de l’É­cole d’apprentissage.

Portrait d’Albert Plent (39)
Por­trait d’Albert Plent, peint par Albert Herreng.

Il y intro­duit des méth­odes péd­a­gogiques nou­velles qui en fer­ont plus tard un mod­èle pour d’autres étab­lisse­ments. Notam­ment les méth­odes de TWI qui ont si bien réus­si aux États-Unis pen­dant la guerre.

Son con­tact avec les jeunes est tout de suite con­fi­ant et entraî­nant ; la dis­tance qu’il main­tient dans sa vie avec le petit monde des ” instal­lés “, sa curiosité pour les idées neuves, et sa sym­pa­thie pour les com­porte­ments inso­lites lui per­me­t­tent de tir­er de ses appren­tis une ardeur au tra­vail inaccoutumée.

Au bout de dix ans à Toulon il est tou­jours pas­sion­né par le développe­ment des hommes que la Marine lui a con­fiés mais il cherche un nou­veau ter­rain d’action.

Il le trou­ve à la DCAN de Dakar où deux défis lui sont offerts : l’un indus­triel, accroître des per­for­mances de qual­ité et de pro­duc­tiv­ité, l’autre poli­tique et humain, pré­par­er et met­tre en œuvre un plan de séné­gal­i­sa­tion du personnel.

Autour de ces objec­tifs, il bâtit un pro­gramme et obtient un bud­get qui lui per­met de faire venir de France, grâce à divers avan­tages, d’ex­cel­lents col­lab­o­ra­teurs accep­tant, comme lui, de jouer un dou­ble rôle de tech­ni­cien et de formateur.

Pour soulign­er l’im­por­tance de la ges­tion du per­son­nel, il en prend directe­ment la respon­s­abil­ité, en éten­dant son inter­ven­tion au per­son­nel des sous-traitants.

Ses négo­ci­a­tions avec la munic­i­pal­ité pour les loge­ments et les trans­ports du per­son­nel l’amè­nent à col­la­bor­er avec les mem­bres du par­ti d’op­po­si­tion et il se sent espi­onné à ce sujet. Cela ne l’empêche pas d’être décoré, par le prési­dent Sen­g­hor lui-même, de ” l’Or­dre du Lion “.

Sur le chantier, il apprend à con­naître per­son­nelle­ment tous ses hommes et fait établir pour cha­cun un plan de for­ma­tion spé­ci­fique ; il invente, avant que la mode ne s’en empare, les cer­cles de qual­ité et les équipes autonomes, afin de respon­s­abilis­er chaque individu.
Au bout de deux ans, l’arse­nal de Dakar est en nette pro­gres­sion et, en 1961, la Jeanne elle-même vient y faire sa révi­sion périodique.

Cette réus­site attire sur Albert Plent l’at­ten­tion des con­sul­tants d’EURE­QUIP, en mis­sion au Séné­gal, et Sil­vère Seu­rat, leur patron, l’in­vite à venir le voir.

Lais­sons la parole à Sil­vère Seurat :

” Le courant est passé tout de suite entre nous au cours d’un entre­tien qui est tou­jours présent à ma mémoire. À cette époque — 1962 — Albert est encore dans la Marine, mais il pense y avoir fait le tour de ce qui le pas­sionne le plus : la décou­verte et le développe­ment des hommes. D’abord à Toulon avec la for­ma­tion des jeunes appren­tis, ensuite à Dakar dans la con­duite simul­tanée du plan de séné­gal­i­sa­tion du per­son­nel et de la recon­quête de la qualité.

Il me fait bien com­pren­dre que cette pas­sion ne l’a pas con­duit à rejeter la tech­nique ni la cul­ture sci­en­tifique. Il s’est au con­traire ingénié, me pré­cise-t-il, à con­cili­er les travaux des psy­cho­logues suiss­es — Car­rard et surtout Piaget -, avec les leçons don­nées par les Améri­cains en guerre, s’ap­puyant sur le TWI.

Mais il ajoute avec son sourire : ” Com­ment pour­suiv­re dans cette voie ? Dans la Marine, à mon grade, il faut faire des choses réputées plus sérieuses ; dans une Uni­ver­sité on me deman­dera des diplômes que je n’ai pas, et dans les entre­pris­es, on me rira au nez. ”

En enten­dant un pro­pos aus­si lucide, je me sens con­quis par le per­son­nage, souri­ant, mod­este, pro­fond, aus­si bien que par son par­cours pro­fes­sion­nel rejoignant les ambi­tions d’EURE­QUIP que j’ai lancée trois ans plus tôt. Je lui décris quelques con­trats de pré­pa­ra­tion d’équipages pour des usines en con­struc­tion, déjà réal­isés par mon équipe pluridis­ci­plinaire en France, en Espagne, au Maroc, en Mau­ri­tanie. Il écoute, inter­roge, me fait par­ler de la com­po­si­tion de cette équipe, qui com­prend, out­re des ingénieurs, des HEC, des psy­cho­logues et même deux médecins, dont un neu­ropsy­chi­a­tre. Cette var­iété le décide à sauter le pas, et six mois plus tard, Albert démarre sa car­rière de consultant.

L’ensem­ble de ses qual­ités, en par­ti­c­uli­er la solid­ité de sa cul­ture et de ses expéri­ences, ain­si que sa capac­ité d’é­coute, le font rapi­de­ment adopter par tous ses col­lègues, et lorsque au bout de deux ans il est pro­mu DGA, je ne fais que con­firmer une sit­u­a­tion de fait.

Ses apports au cours d’une col­lab­o­ra­tion de dix ans à EUREQUIP furent très rich­es. Je n’en cit­erai que deux, tou­jours élaborés en groupe.

D’abord la for­ma­tion des cadres : elle sus­ci­tait alors un engoue­ment, mais l’habi­tude était de la pra­ti­quer autour d’é­tudes de cas théoriques, soigneuse­ment ordonnées.

” Au dia­ble cette dis­sec­tion de momies ! ” s’ex­clame Albert qui con­cevra une for­ma­tion autour du traite­ment de prob­lèmes réels de l’en­tre­prise celle-ci étant prise comme une ” Uni­ver­sité du Réel “.

Autre exem­ple : de son expéri­ence séné­galaise il a retenu la dif­fi­culté de tous types de change­ments et la néces­sité d’une stratégie adap­tée. Il étudiera ain­si, dans des sit­u­a­tions divers­es, les straté­gies de change­ment opti­males et il englobera ses con­clu­sions dans un néol­o­gisme forgé avec un grand éclat de rire : la Trans­for­ma­tique. Le mot ne sur­vivra pas, hélas ! mais le con­cept se révélera très por­teur auprès des entreprises.

En 1973, des prob­lèmes de san­té l’oblig­ent à renon­cer au cli­mat parisien. Son départ est unanime­ment regret­té par ses col­lègues qui lui pro­posent un cadeau d’adieu : con­tre toute attente il demande une béton­nière, c’est une façon de nous annon­cer ses projets. ”

En effet, après son départ d’EURE­QUIP, Albert se met au ser­vice du nou­veau pays qu’il s’est choisi : le Val d’Estéron. C’est une val­lée du Haut pays niçois, par­al­lèle à la côte, creusée dans un mas­sif montagneux.

Ce pays com­prend trois can­tons et 30 com­munes, mais au total cela ne fait, dans les années 80–90, guère plus de 6 000 habi­tants. Avec 9 habi­tants au km2, c’est vis­i­ble­ment un pays qui se meurt, alors qu’il a été, pen­dant des siè­cles, le joy­au du Comté de Nice, avec des cul­tures en ter­rasse, des châteaux haut per­chés, et une abon­dante pop­u­la­tion agricole.

Albert Plent prévoit-il dès le départ qu’il va con­tribuer puis­sam­ment à faire renaître ce pays ? cer­taine­ment pas. Il com­mence par restau­r­er son pro­pre ter­ri­toire : un ter­rain de 11 hectares au relief chahuté, plan­té d’o­liviers et de pins d’Alep, et doté d’une fer­mette tout juste habitable.

Loin des débats intel­lectuels, il tra­vaille douze heures par jour de ses mains, au coude à coude avec les ter­rassiers, les maçons et les char­p­en­tiers de la com­mune : il net­toie son maquis, con­solide sa mai­son, en con­stru­it une deux­ième, et fait ain­si revivre un petit morceau de l’an­cien paysage du Roques­teron, son canton.

Sa coopéra­tion avec les arti­sans locaux fait de lui un enfant du pays. D’au­tant plus qu’il a fait la con­nais­sance de presque tous les vil­lages avoisi­nants et il a repéré des amorces de renaissance.

Dans son seul can­ton il existe déjà 23 asso­ci­a­tions (chas­se, pêche, bib­lio­thèques…). Il en encour­age de nou­velles, plus tournées vers l’é­conomique et l’en­vi­ron­nement. Celles-ci com­men­cent par des ” comités de défense ” con­tre les pro­jets des ” tech­nocrates de Nice ” (bar­rages, lignes élec­triques, voies rapi­des…), mais se trans­formeront vite en ” forces de propo­si­tions ” avec l’aide d’Albert.

Pour ren­forcer l’i­den­tité locale Albert Plent encour­agé par ses amis de l’AIMVER* lance en 1994 une revue trimestrielle Au fil de l’Estéron, riche en illus­tra­tions col­orées et en témoignages var­iés. 32 com­munes et une ving­taine de rédac­teurs vont pro­gres­sive­ment y par­ticiper. Albert se réserve l’édi­to­r­i­al où il élève le débat au niveau de la voca­tion de l’être humain de la Planète Terre.

C’est alors qu’in­ter­vient un drame qui aurait pu décourager les meilleures volon­tés : un incendie rav­age en deux heures 400 hectares d’o­li­vaies et de pinèdes, soit les 2/3 de sa com­mune de Bon­son. Bien que touché per­son­nelle­ment, il ne laisse pas le deuil s’in­staller, et pro­pose tout de suite, en liai­son avec la munic­i­pal­ité, un plan col­lec­tif de déblaiement, de replan­ta­tion, et bien enten­du de recherche de sub­sides. Ain­si, il retourne les tristes effets de cette cat­a­stro­phe en une relance de son grand pro­jet sur le Haut pays niçois : la régénéra­tion des oli­vaies lais­sées à l’abandon.

Dans l’élan qui a été don­né, de nom­breuses ini­tia­tives sont pris­es par la pop­u­la­tion pour accueil­lir de nou­veaux habi­tants notam­ment des jeunes familles. Le recense­ment de 1999 fait appa­raître un redresse­ment sen­si­ble de la courbe démographique.

Albert Plent, qui est depuis 1995 au Con­seil Munic­i­pal de sa com­mune, la main dans la main avec son jeune maire, ne se con­tente pas d’ap­porter de la vigueur et de l’e­spérance à ses conci­toyens, il leur apporte aus­si de la sagesse :

  • d’abord, don­nez-vous la main d’un vil­lage à l’autre : respectez les impérat­ifs de la masse cri­tique, con­stru­isez des rela­tions intercommunales,
  • ensuite : ne fab­riquez pas du folk­lore, quel que soit l’énorme réser­voir de touristes que vous avez à votre porte. Restez comme vos anciens, des jar­diniers de la terre méditer­ranéenne. Et pour com­pléter votre revenu ne refusez pas la rede­vance que les citadins vous doivent pour la con­ser­va­tion d’un des plus beaux joy­aux du pat­ri­moine français.


Tel fut, en sub­stance, le tes­ta­ment d’Al­bert Plent, au terme de la troisième et dernière étape de sa vie. Quand, à 80 ans, la mal­adie incur­able l’at­teint, il la laisse, selon le mot pudique du maire de Bon­son, dérouler son ” cal­en­dri­er naturel ” et il meurt courageuse­ment, fidèle à son espérance.

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Ain­si, au cours des trois étapes de sa vie active, Albert Plent s’est d’abord con­stru­it une base de com­pé­tence tech­nique, puis a acquis la capac­ité de répon­dre aux ques­tions nou­velles posées à l’ingénieur par la société con­tem­po­raine : le développe­ment des hommes et le respect de l’environnement.

Il est per­mis de voir en Albert Plent la pré­fig­u­ra­tion de l’ingénieur du siè­cle nou­veau, homme total riche de tal­ents adap­tés aux attentes de la Société.

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* Asso­ci­a­tion d’Ingénieurs pour la Mise en Valeur de l’E­space Rur­al, fondé par Georges Comès (54) et Gérard de Ligny.

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